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La pagode aux cobras/03

La bibliothèque libre.
(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 9-14).

III

CHASSE ET CAPTURE

En haut lieu, ces rapports firent sensation.

— Un fumiste, votre Rigo, dit au chef de la Sûreté le secrétaire général du gouvernement.

— Un fumiste, non ! Un garçon de valeur, très sérieux au contraire. Peut-être un peu osé, imprudent parfois, mais il ne faut pas rejeter ses conclusions sans l’entendre.

Rigo fut appelé à Hanoï.

Si persuasif qu’il se montrât, les chefs demeuraient sceptiques, et l’inspecteur allait se retirer sans avoir obtenu l’autorisation et les moyens de faire une enquête, quand les événements parlèrent pour lui.

Un coup de téléphone de Quang-Yen annonçait la mort du commissaire de police et de l’inspecteur de la milice, en fait, les deux agents de police judiciaire de la province, ayant sous leurs ordres la force armée.

Sur tous deux avaient été relevées les mêmes marques de piqûre que l’on avait trouvées sur le corps du résident.

Le commissaire était tombé pendant une tournée de nuit qu’il faisait pour contrôler le service de surveillance. Il avait été piqué à la nuque. Quant à l’inspecteur de la milice, c’est chez lui — tout comme le résident — qu’il avait été tué, alors qu’installé à son bureau il rédigeait un rapport. Il avait été atteint à la main droite, et c’est à peine s’il avait pu faire un mouvement avant de tomber mort dans son fauteuil.

Dans ces deux nouveaux cas, les investigations n’avaient rien donné ; pas une trace, pas un indice !

Aussitôt, le chef de la Sûreté dit à Rigo :

— Allez voir et venez me rendre compte. Ensuite, nous aviserons.

Rigo tenait de sa mère annamite une taille exiguë et les traits de son visage au type asiatique, à peine modifiés par le mélange du sang français ; de son père, il avait hérité un corps solide, râblé et surtout un caractère ferme, décidé et courageux.

Il faisait merveille dans la Sûreté indochinoise, ayant, en plus de ses qualités physiques et morales, cet avantage énorme de pouvoir très facilement, par un simple changement de costume, se faire passer pour un Tonkinois pur sang.

Son plan fut vite arrêté. Il ne désirait pas que l’adversaire connût son retour à Quang-Yen.

Officiellement, il envoya un de ses auxiliaires faire l’enquête.

Quant à lui, déguisé, il prit le chemin de fer dans la direction de Lang-Sou.

Il voyageait dans un wagon de quatrième, ainsi qu’un coolie, mêlé aux indigènes de basse classe ; comme eux, il transportait avec lui des paquets encombrants contenant une pacotille de colporteur.

À Dap-Can, pendant l’arrêt du train, il descendit et se glissa hors de la gare.

Une halte dans une canha-thé pour s’assurer qu’il n’était pas suivi et, rapidement, il gagna à Bac-Ninh l’embarcadère sur le fleuve pour monter à bord d’un sampan qui devait le transporter à Quang-Yen. Ainsi, son arrivée passerait-elle inaperçue.

Son adjoint avait déjà organisé une battue. Tous les indigènes étrangers à la ville étaient arrêtés et fouillés.

Rigo, lui, opéra à sa façon.

Circulant dans le quartier annamite, offrant sa marchandise de porte en porte, s’attardant, bavardant intarissablement, il s’appliquait à faire parler les gens. Il y était habile, connaissant à fond le caractère indigène et leur langue, dont il usait facilement.

Cependant, deux jours de promenades et de conversations ne lui apprirent rien. Il commençait à désespérer, quand, la troisième nuit, alors qu’il se promenait dans les ruelles avoisinant le fleuve, il aperçut deux Annamites, vêtus de sombre, qui se livraient à une besogne suspecte.

L’inspecteur se dissimula dans l’ombre et observa.

Les deux indigènes, l’un surveillant la rue, l’autre opérant, s’employaient à coller des affiches manuscrites qu’ils apposaient, de distance en distance, sur les façades des maisons. Ils avançaient ainsi dans la direction de Rigo sans l’apercevoir, croyant faire leur travail en toute sécurité. Bientôt, le colleur d’affiches fut à moins d’un mètre du recoin où l’inspecteur était dissimulé.

D’un bond, celui-ci fut sur lui et, pour éviter toute résistance, il l’assomma avec une courte massue en caoutchouc. L’indigène tomba.

Rigo tenta alors de rejoindre le deuxième, qui avait pris la fuite, mais il renonça bien vite à cette poursuite dans la crainte de donner à sa victime le temps de revenir à elle et de disparaître à son tour.

Il lança un coup de sifflet qui fit accourir deux agents.

Avec leur aide, Rigo transporta sa capture jusqu’au bureau du commissaire.

En attendant que l’homme fût ranimé, il examina les affiches saisies et les traduisit rapidement :

Le texte était le suivant :

« La mort sur les Français. Ils ont asservi le pays d’Annam, chassé les rois légitimes.

« À tous, nous faisons savoir ceci :

« Ils sont condamnés !

« L’Esprit a frappé et frappera ! »

À ce moment, le prisonnier revint à lui.

C’était un Annamite qui présentait tout à fait l’aspect de ceux appartenant à quelque confrérie de bonzes bouddhiques. Rigo ne pouvait s’y tromper.

Vainement, il l’interrogea. Il se heurtait à un mutisme absolu, mutisme de fanatique contre lequel il n’y a rien à faire. Il fallait cependant tout essayer.

— Mettez-le au riz salé, dit l’inspecteur en se retirant ; demain soir, je reviendrai voir s’il est plus loquace.

Système sans excessive cruauté, mais qui manque rarement son effet. Il est servi au patient des rations de riz saturé de saumure, de quoi satisfaire amplement son appétit, mais pas une goutte de boisson ne lui est accordée. Bientôt, en proie aux affres d’une soif dévorante, il sollicite de l’eau. La réponse est simple et nette :

— Parle, avoue, et tu en auras !

Quand, vingt-quatre heures plus tard, Rigo vint reprendre son interrogatoire, l’indigène était à point.

Cependant, faisant preuve d’une énergie farouche, il n’avait pas bougé, rien demandé, pas même formulé une plainte. Rigo fit apporter une Ké-bat de thé, le supplice de Tantale !

— Veux-tu répondre maintenant ?

L’indigène eut un sursaut, il fixa sur Rigo un regard dur, féroce, puis, après une violente contraction de ses mâchoires — si rapidement que toute intervention fut impossible — il lui cracha à la face un morceau de chair sanguinolente, sa langue, qu’il venait de couper avec ses dents.

Ainsi, quoi qu’on lui puisse faire, sa réponse était donnée. Il ne parlerait pas… Il ne parlerait plus jamais !

L’inspecteur Rigo, très pâle, expédia son prisonnier à l’hôpital.

L’homme n’avait rien dit, certes, mais, cependant, il avait les preuves nécessaires pour convaincre ses chefs que la situation était grave et qu’il fallait agir. Il récapitula les faits.

L’indigène arrêté était étranger à la ville mais paraissait pourtant la connaître bien ; il avait l’aspect d’un religieux bouddhique. Tout cela concordait et était concluant.

Le centre du complot devait se trouver dans les environs de Quang-Yen, très probablement dans la zone de forêt vierge séparant cette province de celle de Moncay, ou encore de la baie d’Allong toute voisine.

C’est dans cette région qu’il fallait rechercher une bonzerie mystérieuse, dissimulée dans quelque recoin de brousse, mais sur laquelle il pourrait trouver des renseignements auprès des habitants du pays.

Il ne tarda pas en effet à obtenir un indice précieux.

Le médecin-chef de l’hôpital lui envoya un infirmier qui avait paru reconnaître le bonze prisonnier.

En le voyant arriver, il n’avait pu retenir une exclamation, puis s’était tu et refusait d’expliquer un mouvement de surprise qu’il niait maintenant.

Mais, quand Rigo l’eut entrepris de la bonne manière, entremêlant menaces et promesses, il se décida à parler.

Oui, il connaissait le captif, de vue tout au moins. C’était là toutes les précisions qu’il pouvait donner. Oui, il l’avait vu circuler à plusieurs reprises dans son village natal, à quelques kilomètres de Quang-Yen, pour y quêter. Oui, c’était bien un bonze, mais il ne pouvait préciser à quelle pagode il était attaché.

La seule indication qu’il pût donner — et elle était vague — c’est que le moine venait de l’intérieur de la forêt ; il arrivait soit à pied, de Yen-Hap, une localité au bord du Song-Hip, à l’issue même du chemin de pénétration dans les bois, soit en pirogue par le Song-Hip.

Les deux indications concordaient, puisque la piste forestière longeait le cours de la rivière et que, d’autre part, pour utiliser une pirogue de préférence à un sampan, il fallait avoir eu à descendre les rapides du haut Song-Hip.

Ainsi documenté, l’inspecteur Rigo reprit aussitôt la route d’Hanoï pour aller exposer sa thèse et la faire triompher.