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La petite canadienne/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 3-6).



CHAPITRE I

OÙ FRINGER RETROUVE SES AMIS


Huit heures du soir.

New York flamboie.

Resplendissante de lumières Fifth Avenue est remplie de luxueux équipages qui se croisent en tous sens. Les promeneurs sont foule. La gaieté et la joie de vivre semblent régner de toutes parts. Du reste, la soirée est délicieuse, tiède et parfumée. C’est la fin mai de cette année 1917.

Une auto s’arrêta devant le Metropolitain Apartments, un homme en descendit, paya le chauffeur et pénétra dans l’édifice.

Cet homme, c’était le capitaine Rutten.

Au moment où la machine portant Rutten s’arrêtait, une autre auto, qui avait paru suivre celle du capitaine, vint se ranger le long du trottoir à cinquante pas environ de la première.

Un individu sauta hors de la voiture, dit quelques mots au chauffeur qui esquissa un signe de tête affirmatif, et se dirigea d’un pas nonchalant vers le Metropolitan.

Cet homme était vêtu d’un veston noir. Il portait un pantalon blanc tombant sur des bottines en cuir verni, et il était coiffé d’un de ces chapeaux de paille appelés par les Anglais « Boater », et que nous appelons canotier. Ses mains étaient gantées de gris. Il semblait se donner les allures d’un sportsman. Malheureusement il n’avait aucunement la taille d’un athlète. Il était plutôt petit, grêle et d’une physionomie maladive. Sa lèvre supérieure était agrémentée d’une énorme moustache noire dont les pointes étaient tortillées en queue de cochonnet. Et dans ce personnage notre lecteur aura, nul doute, reconnu « Monsieur Fringer ».

Oui, c’était bien Fringer.

Et Fringer, ayant marché jusqu’au Metropolitan, s’arrêta à la devanture vivement éclairée du café luxueux qui occupait l’un des angles de l’édifice, et y plongea un regard ardent. Après huit heures les convives sont plutôt rares, car les lieux d’amusements attirent tous les désœuvrés, de sorte que Fringer n’y découvrit, du moins dans la salle commune, que sept ou huit consommateurs, et parmi ces derniers il ne parut pas découvrir ce qu’il cherchait. Alors, il s’avança jusqu’à la grande porte d’entrée qui demeurait grande ouverte.

À la clarté d’un lustre électrique qui illuminait le spacieux vestibule, Fringer ne vit d’autre personnage que le préposé à l’ascenseur qui, le dos appuyé à la cage de sa machine, parcourait un journal du soir.

Fringer entra, s’approcha de l’employé, lui glissa dans la main deux pièces de monnaie, et demanda :

— N’avez-vous pas ici comme locataire un certain capitaine Rutten ?

L’employé mit d’abord les deux pièces de monnaie dans sa poche, ébaucha un sourire qui valait un remerciement, examina Fringer d’un regard rapide, parut satisfait et répondit, avec cet air de chercher dans ses souvenirs :

— Rutten !… avez-vous dit ?… Non… je ne connais pas ça.

— Ah ! Ah ! dit Fringer quelque peu désappointé, vous ne connaissez pas le capitaine ? Pourtant, c’est bien ici qu’il loge, puisque j’ai là son adresse.

Et Fringer, ce disant, posait sa main droite sur le côté gauche de son veston.

— Oui, vous avez, l’adresse ? fit l’employé, laissez-voir. Peut-être qu’en lisant le nom, ajouta-t-il, je pourrai me rappeler.

Fringer mit la main dans la poche intérieure de son veston et en tira un calepin qu’il se prit à feuilleter activement.

— Diable ! murmura-t-il au bout d’un instant, j’avais justement sa carte dans ce calepin… L’aurais-je perdue ?…

Il fouilla sa poche…

— Eh bien ! reprit-il, c’est cela… j’ai perdu sa carte !

— Pouvez-vous me dire quelle sorte de type est ce Rutten ? demanda l’employé.

— Parfaitement… un type très curieux. Il faut l’avoir vu une fois seulement pour le reconnaître.

Et Fringer fit un portrait exact du capitaine. Mais il n’avait pas achevé que l’employé se frappait le front et disait :

— Attendez donc… je sais ce que vous voulez dire maintenant !

— Ah ! Ah !

— Je viens justement de monter l’homme au premier étage… cinq minutes à peine. Mais il ne loge pas ici.

— Ah bah !

— Non. Mais il y vient souvent, tous les jours presque. Oui, je le connais bien de vue.

— Savez-vous ce qu’il vient faire ici ?

L’employé cligna de l’œil, sourit, regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas observé, se pencha vers Fringer et dit à voix basse :

— Il a une amie là-haut… Vous comprenez ?

— Tiens ! tiens ! ricana Fringer, toujours galant ce vieux capitaine !

— Il y a de quoi aussi ! reprit l’employé en clignant deux fois de l’œil et en passant sa langue sur ses lèvres.

Fringer crut comprendre.

— Ah ! elle est gentille ? demanda-t-il.

— Et belle… belle à vous désespérer !

— Vous ne me dites pas… Et jeune aussi, j’imagine ?

— De dix-huit à vingt.

— Du tendre, quoi !

— Vous l’avez dit.

— Aussi, doit-elle posséder un joli nom ?… À moins qu’elle ne porte le nom d’un vilain mari ?

— Non, pas de mari du tout !

— Une vierge donc ?… se mit à rire Fringer.

— Oh ! je ne dis pas ça, sourit l’employé, et je ne le jure pas non plus. C’est une demoiselle qu’on appelle d’ordinaire par son prénom… un petit nom joli comme elle.

— Ma foi, j’aime les jolis noms, dit Fringer.

— Mieux les jolies filles ?… rétorqua l’employé avec un gros rire.

— Quand les deux y sont, je les adore ! Alors, je parie qu’elle s’appelle Florence… c’est mon nom de prédilection.

— Vous n’y êtes pas. Florence, pour dire vrai, n’est ni laid ni vilain ; mais j’aime mieux l’autre.

— Voyons voir !

— Elle s’appelle Miss Jane.

Fringer chancela.

— Vous la connaissez, donc ? questionna curieusement l’employé, et tout surpris par l’expression étrange qu’il voyait sur la physionomie de son interlocuteur.

— C’est-à-dire, répondit Fringer en retrouvant son calme, que j’ai connu jadis une Miss Jane… une fille splendide… Mais si vous pouviez me dire son nom de famille ?…

— Son nom, tout au long, est Miss Jenny Wilson.

— Non… ce n’est pas la mienne, répliqua Fringer avec indifférence.

Puis, sachant ce qu’il avait désiré, il ajouta aussitôt :

— En ce cas, je suis de trop ici. Donc, je me sauve… Bonsoir !

Et Fringer, étouffant de joie, sortit rapidement de l’édifice et regagna son auto. Chemin faisant, il se disait :

— Ai-je de la chance un peu ?… Je cherche d’abord Rutten. Au McAlpin, je me laisse dire qu’il est parti en voyage. Je suis désappointé et embêté à la fois. Que faire ? Or, voici que cet idiot de Rutten vient tomber à l’improviste dans mes pattes. Alors, comme je m’attache à lui pour savoir ses allées et venues, voilà qu’il me conduit tout droit chez Miss Jane. Oui… oui… mais ce n’est pas tout, mon cher capitaine, il va bien falloir maintenant que vous ayez la gentillesse de me donner votre adresse. Car, vous le savez, lorsqu’il se présente des affaires urgentes à traiter, il est toujours commode de savoir où trouver sûrement son homme !…

Et Fringer, jubilant de joie ironique, sautant, sifflant, arriva à son auto, y grimpa et dit au chauffeur :

— Attendez ici, et je vous dirai tout à l’heure ce que vous aurez à faire.

Et le chauffeur, la machine et Fringer attendirent.

Ils attendirent une heure.

Puis un homme sortit de l’édifice, et dans l’éclatante lumière qui rayonnait aux abords, Fringer reconnut facilement le capitaine Rutten.

Ce dernier regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelqu’un ou quelque chose.

Fringer devina ce que cherchait le capitaine. Il sauta sur le trottoir et dit au chauffeur :

— Je parie que ce monsieur désire une voiture. Comme j’ai du temps devant moi, vous pouvez gagner un extra en conduisant cet homme chez lui. Vous pourrez revenir me prendre ici.

— Très bien, dit le chauffeur qui, très satisfait de cet arrangement, mit sa machine en mouvement et alla stopper à deux pas du capitaine.

À la vue de l’auto, ce dernier demanda :

— Êtes-vous engagé ?

— Non, répondit le chauffeur.

— Bon. Voulez-vous me conduire au Welland Hôtel ?

— Montez, dit le chauffeur.

Et, l’instant d’après, la machine s’éloignait, avec le capitaine.

— Bien, grommela Fringer, s’il ne va pas chez lui, j’aurai au moins l’avantage de connaître ses amis !

Il se mit à arpenter le trottoir tout en se tenant le petit monologue suivant :

— Donc, tous les hasards se sont donné la main pour nous faciliter notre besogne. D’abord, Grossmann — qui aurait pu s’attendre à cela de la part d’une telle brute ? — oui, Grossmann découvre où se trouve le modèle du Chasse-Torpille de Lebon, et il reste à Montréal pour le garder à vue. Ensuite, Parsons et moi arrivons ici en chasse des plans de ce même Chasse-Torpille. Pendant que Parsons cherche Kuppmein, moi je cherche Rutten. Mais Kuppmein reste introuvable pour Parsons, tandis que moi — vraiment il faut que le hasard m’aime bien — oui, moi je tombe à l’improviste sur ce brave capitaine ainsi que sur cette délicieuse Miss Jane avec qui je me rappelle que j’ai un compte à régler. Et maintenant je veux que l’enfer me grille, si les jolis plans du Chasse-Torpille ne viennent pas habiter l’une de mes poches avant trois jours ! Puis, une fois ma petite besogne terminée, je trouverai bien le moyen d’envoyer ce Parsons à tous les diables, et alors, ce ne sera plus qu’entre Grossmann et moi ! Et alors aussi, je m’éveillerai un de ces beaux matins un digne et respectable capitaliste, avec une jolie maison comme j’en vois ici, avec des serviteurs en livrée, avec des autos, des équipages… et avec aussi, va sans dire, une jolie et ravissante petite épouse ! Oui, j’aurai tout cela ou je ne m’appellerai plus Fringer !

Un sourd ricanement résonna sur les lèvres minces de Fringer, qui se prit à siffler un air de valse tout en continuant à faire les cent pas.

Et ce ne fut qu’après une heure d’attente que l’auto de Fringer reparut.

— Eh bien ? demanda-t-il au chauffeur avec un air indifférent, je suppose que vous avez laissé ce digne gentleman à la porte de son petit château ? Dites-moi donc si c’est d’apparence honnête là où il demeure ?

— Heu ! fit le chauffeur avec un sourire moqueur, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour un tel gentleman… Je l’ai conduit au Welland.

— Ah ! ah ! c’est donc là qu’il loge ?

— Il paraît, oui.

— Singulier… C’est justement au Welland que je loge aussi. Et dire que j’aurais pu faire le voyage avec lui ou lui avec moi… C’est égal, ça fera autant pour vous.

Et ce disant, Fringer monta dans l’auto.

— Alors, dit le chauffeur surpris, c’est au Welland que vous allez ?

— Oui, et tâchez de ne pas refroidir trop votre machine !

— Soyez tranquille, répliqua le chauffeur avec assurance. L’autre aura à peine retiré ses gants que vous serez dans la place.

Et sans prêter attention au ricanement que lui lança Fringer, le chauffeur partit, à une allure peu recommandée par les règlements de circulation de la grande ville américaine.

Vingt minutes plus tard, Fringer sautait, sur le trottoir devant le Welland, payait son chauffeur et gagnait rapidement l’entrée de l’hôtel.

Mais il modéra son allure en voyant deux individus qui, d’un pas rapide aussi, le précédaient à l’intérieur de l’établissement.

Fringer s’arrêta tout à fait avec une physionomie empreinte de surprise, et ses yeux se fixèrent avidement sur les deux individus qui s’étaient arrêtés aux bureaux de l’administration.

L’un d’eux était un grand diable à barbe noire taillée en pointe au menton, avec d’énorme moustaches effilées à la Napoléon, vêtu d’une redingote noire et coiffé d’un melon.

L’autre était un petit vieux à face rasée rubiconde, à l’œil vif, au ventre convenablement arrondi, vêtu d’un complet de ville brun et coiffé d’un feutre en bataille.

Fringer les examina un instant à travers le vitrage de la porte d’entrée : puis, voyant ; qu’ils gagnaient l’ascenseur pour les étapes supérieurs, il murmura :

— Bon ! plus ça va, plus nous sommes en pays de connaissances. C’est égal, ces deux types ne sont pas de mes amis, et il faudra s’en défier !

Il s’apprêtait à pénétrer dans l’hôtel à son tour, lorsqu’il sentit qu’on le tirait par un bras en arrière.

Il se retourna avec surprise et effroi en même temps. Mais aussitôt il se mit à rire et dit :

— Ah !… Je pensais justement à vous, Monsieur Parsons.

— Avez-vous du nouveau ? demanda Peter Parsons, portant toujours son vêtement noir, et le visage entièrement couvert par sa barde noire et inculte.

— Oui, beaucoup. Et vous-même ?

— Un peu.

— Alors, vous avez retrouvé Kuppmein ?

— Non, pas encore. Mais, par contre, j’ai rencontré William Benjamin.

— Ah ! ah ! Je m’en doutais.

— Comment cela ?

— Je viens justement de voir entrer là ses deux gardes du corps.

— Le grand noir et le petit vieux ?

— Exactement.

— C’est bon à savoir.

— J’ai mieux que ça encore, reprit Fringer.

— Qu’est-ce donc ?

— Rutten est dans cet hôtel.

— Vraiment ? s’écria Parsons avec un éclair de joie dans ses yeux jaunes.

— Je viens seulement de découvrir sa retraite.

— Eh bien ! savez-vous ce que je pense tout à coup ?

— Que pensez-vous ?

— Que nous arrivons trop tard !

— Oh ! oh !

— Et que les deux gardes de corps de Benjamin, comme vous les appelez, vont nous jouer quelque tour !

— C’est à nous de les surveiller…

— C’est ce que j’ai pensé aussi.

— En ce cas, entrons dans l’hôtel et tâchons de voir ce qui s’y passe…