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La petite canadienne/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 6-9).

II

OÙ LES VIEUX AMIS SE RETROUVENT


Notre lecteur a sans doute reconnu, dans les deux individus qui avaient précédé Fringer et Parsons dans l’hôtel, nos amis Alpaca et Tonnerre, que nous trouvons quelque temps après dans une chambre du premier étage.

Sous l’œil grave et pensif d’Alpaca, debout et bras croisés, Tonnerre a disposé, sur une table placée au centre de la pièce, deux bouteilles de cognac, un syphon, et un cabaret sur lequel scintillent de jolis verres de pur cristal. À côté du cabaret il a placé une boite qui contient des cigares de choix.

Et maintenant, après s’être reculé de quelques pas. Tonnerre considère le tout avec une satisfaction que prouve son large sourire.

— Vous ne pouvez nier, cher Maître de mon cœur, dit-il, que voilà une harmonie que vous contemplâtes rarement au cours de votre existence. Deux cognacs exquis par la ritulence, la marque et l’arôme : un vieux Frapin, et ce Hennessey que vous avez toujours trouvé super-délectable. Puis ce gentil et limpide syphon, dont le contenu, bien convenablement mélangé à l’une de ces liqueurs ou aux deux à la fois, vous donne toute la saveur d’un nectar. Enfin, ces cigares, qui feraient les délices d’un fin connaisseur… Vraiment, le président de la république ne saurait être plus royalement défrayé.

— Oui, Maître Tonnerre, tout cela est parfait, approuva Alpaca de sa voix profonde et grave.

— Vous voulez dire que l’arrangement, l’ordre et le choix sont parfaits ?… Mais vous allez me dire, à présent, si ces liqueurs sont parfaites aussi.

Et ce disant, Tonnerre se mit à remplir deux verres moitié de Frapin et moitié de syphon. Puis il enleva délicatement l’un des verres, l’éleva vers la lampe électrique suspendue au plafond, et le fit un instant miroiter.

Alpaca se rapprocha de la table pour suivre l’exemple de son compère.

Puis deux glouglous se confondirent et deux langues claquèrent.

Tonnerre, en reposant son verre vide sur le cabaret, prononça d’une voix attendrie :

— Jamais, Maître Alpaca, je me suis senti une telle envie de vivre !

— Et c’est justement un élixir de longue vie que votre vieux Frapin, Maître Tonnerre !

— Je la pense. Maintenant, de l’élixir de longue vie passons à l’élixir d’amour ! Ou plutôt, celui-ci, cher Maître, c’est la « jouvenescence » ! Vous allez voir…

Et Tonnerre, cette fois, prépara un mélange de Hennessey et de syphon.

Et de nouveau les deux amis rendirent un hommage au dieu de la vigne.

— Décidément, fit Tonnerre après un nouveau claquement de langue, et la figure de plus en plus rubiconde, la lèvre plus humide, l’œil plus brillant, celui-ci l’emporte sur l’autre par la délicatesse même de la saveur et la finesse de l’arôme. N’est-ce pas votre avis, cher Maître ?

— Mon avis, Maître Tonnerre, répondit Alpaca toujours sérieux, est que ces deux fines boissons sont également dignes l’une de l’autre. Mais en voilà assez sur ce sujet. Nous nous sommes déjà trop attardés et paraissons oublier les instructions de Monsieur William Benjamin.

— Au fait, dit Tonnerre, comment allons-nous procéder ?

— Le plus simple vous concerne : vous tiendrez compagnie à cette magnifique table, mais sans toutefois toucher davantage à ces liqueurs.

— Compris, cher Maître, je me contenterai de les regarder.

— Pour le reste, reprit Alpaca, je m’en charge. D’ailleurs, notre ami vient de descendre au bar, et il n’en remontera probablement qu’une fois sa soif apaisée.

— S’il avait idée que nous avons fait ces dépenses en son honneur ?…

— Il est certain qu’il regretterait de s’être rendu au bar, compléta Alpaca.

— Dites donc, cher Maître, pourquoi n’allez-vous pas l’inviter ?

— J’y songeais… et je songeais aussi comment il me faudrait m’y prendre. Mais j’ai déjà mon idée. Attendez-moi donc ici, Maître Tonnerre !

— C’est dit, et en attendant je fumerai ce cigare à votre santé.

Et Tonnerre alluma le cigare qu’il venait de choisir, et se laissa choir sur un fauteuil, tandis qu’Alpaca se rendait au bar de l’hôtel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le comptoir du bar était garni de consommateurs qui devisaient sur les événements du jour, et dont les commandes de liqueurs étaient vivement exécutées par trois garçons empressés et empesés.

Alpaca remarqua vers le centre du comptoir un espace libre entre deux consommateurs étrangers l’un de l’autre, silencieux et dégustant leur chope de bière.

Dans l’immense glace du mur sur laquelle se reflétaient l’intérieur du bar et ses buveurs, Alpaca vit à sa gauche un petit vieux, grêle et maigrelet, au teint parcheminé, qui promenait sur le miroir un regard sournois et soupçonneux.

De temps à autre il levait sa chope et, sans quitter de l’œil le miroir, il avalait une gorgée de bière. Or, à l’un de ces moments il arriva que les regards sournois du petit vieux et ceux d’Alpaca se rencontrèrent sur la glace.

Les regards du premier parurent étudier avec une vive curiosité la barbe noire d’Alpaca et ses moustaches effilées à la Napoléon. Quant aux regards d’Alpaca, ils semblèrent s’éclairer subitement d’un rayon de joie, et en même temps les lèvres de notre compère dessinèrent un large sourire. Ce sourire parut impressionner tellement le petit vieux que ses yeux du coup quittèrent la glace et, après un demi-tour de la tête, se posèrent avec surprise sur la personne même d’Alpaca.

Celui-ci, à son tour, se tourna du côté du petit vieux et, pendant que s’amplifiait son sourire, il lui tendit silencieusement la main. Mais le petit vieux, avec son visage glabre sur lequel se peignait le plus grand étonnement, n’osa prendre la main d’Alpaca, qui alors s’écria :

— Eh bien ! mon cher capitaine, on ne reconnaît donc plus les vieux amis ?

Rutten, puisque c’était lui, ouvrit des yeux démesurés, ses lèvres minces s’agitèrent sans proférer aucun son, et il continua d’examiner avec une stupeur croissante la physionomie souriante et placide d’Alpaca.

— Bon, bon, reprit ce dernier, je vois que vous m’avez complètement oublié.

— Vous me connaissez ? parvint à bredouiller Rutten avec son accent nasillard.

— Comment donc, si je vous connais !… de même que vous me connaissez avec cette simple différences, cependant, que vous ne me reconnaissez pas, voilà tout. Comment ça va-t-il ?

Et, narquois, Alpaca offrait encore sa main.

Le capitaine, bien contre son gré, mit sa main dans celle d’Alpaca qui la serra fortement et reprit :

— Au fait, j’ai quelque peu changé depuis ces derniers dix ans.

— Dix ans, dites-vous ? fit Rutten ébahi.

— Oui, au temps où vous étiez attaché d’ambassade à Washington.

— Ah ! c’est à Washington que vous m’avez connu ? dit Rutten plus stupéfait encore.

— Parfaitement, mon cher capitaine. Quoi ! est-ce vrai que vous ne me remettez pas du tout ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— C’est impossible. Allons ! regardez-moi bien en face.

— Je vous regarde bien, mais rien dans mon souvenir ne me rappelle votre physionomie.

— C’est extraordinaire.

— Dites-moi, reprit Rutten qui commençait à se familiariser avec cet inconnu, si dans le temps vous aviez cette barbe-là ?

— Cette barbe-là !… s’écria Alpaca en jetant un coup d’œil vaniteux sur le miroir. Mais oui, c’est toujours la même !

— Et ces moustaches aussi ?

— Quoi ! les trouveriez-vous écourtées par hasard ?

— Au contraire, elles me paraissent fort longues.

— Juste Ciel ! seraient-elles plus longues que celles du dernier empereur des Français ?

— Pas que je sache… Mais si vous me disiez votre nom ? Voyez-vous, il n’y a rien comme le nom pour vous remettre en mémoire.

— C’est juste. Suis-je bête un peu ! Mais que voulez-vous ? Un simple oubli causé par l’énorme plaisir de vous retrouver à l’improviste, comme ça… moi qui vous pensais là-bas… commandant un corps d’armée… que sais-je ! Mais voulez-vous bien me dire par quel hasard ?…

— Vous omettez encore de me dire votre nom… nasilla Rutten avec un sourire contraint.

— Mon nom ?… C’est vrai, je n’y pensais déjà plus. Mais comment, diable, l’avez-vous déjà oublié aussi ?

— Comme j’ai oublié votre barbe et vos moustaches, se mit à rire Rutten qui, à la fin, s’assurait que cet individu le prenait pour un autre ; la méprise l’amusait, et il avait une forte envie de se moquer d’Alpaca.

Ce dernier éclata de rire à son tour.

Puis, baissant la voix et prenant un ton sérieux :

— Tenez, capitaine, fit-il, je vais vous confier une chose, puisque nous en sommes aux surprises, vous et moi.

— Quelle est cette chose ?

— Je désire simplement et bonnement vous ménager une autre surprise, et avec cette surprise-là je suis certain que mon nom et ma physionomie vous reviendront tout à fait.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Rutten très intéressé cette fois.

— Je veux dire que nous avons au premier étage de cet hôtel un ami commun que vous reconnaîtrez à coup sûr ; car, ainsi que vous-même, cet ami est demeuré jeune, alerte et vigoureux. Non, vraiment, vous ne pouvez pas ne pas le reconnaître. C’est tout son portrait de vingt ans ! Venez… il sera aussi heureux que surpris de vous revoir !… Venez donc…

Rutten ne bougea pas. Il hésitait, ne sachant si ce fâcheux ami, qu’il ne connaissait ni de la Création ni du Déluge, ne lui ménageait pas, au lieu de surprise, quelque tour de farceur dont on rirait à ses dépens.

Alpaca crut comprendre l’hésitation ou la défiance du capitaine. Aussi ébaucha-t-il un sourire tranquille pour répondre :

— Oh ! il n’y a pas de gêne, vous savez, c’est entre amis. Venez !

— Vous dites que c’est au premier ? demanda Rutten qui cherchait à gagner du temps, et par là trouver le moyen d’échapper à cet importun.

— Oui, pas plus haut. Je vous conduis, venez.

Et maître Alpaca, cette fois, saisit Rutten aux revers de son veston et dit dans un demi-rire :

— Va-t-il falloir que je vous traîne là-haut de vive force ?

— Non, non… protesta vivement Rutten qui, dans la crainte de voir son veston endommagé par la poigne d’Alpaca, se décida enfin à suivre ce dernier.

— Passez devant, ajouta-t-il, je vous suis volontiers !

— À la bonne heure, dit Alpaca en lâchant le veston du capitaine.

Et, suivi de près par ce dernier, il quitta le bar.

L’instant d’après, Alpaca pénétrait dans la chambre où il avait laissé Tonnerre, et, s’effaçant cérémonieusement devant le capitaine qui croyait vivre un rêve fantastique, s’écriait :

— Cher Maître, je vous amène une ancienne connaissance.

Et ce disant, il poussa rudement Rutten dans la chambre.

Tonnerre, alors, fit un bond énorme, se dressa hors de son fauteuil et, feignant la surprise la plus extraordinaire, s’écria de sa voix aigre !

— Hein !… Pas possible !… Non… ce ne peut être ce brave capitaine Rutten !

Et Tonnerre, les deux mains tendues en avant, se précipita, bondit, renversa deux ou trois sièges sur son passage, exécuta un dernier bond et se trouva planté devant le capitaine qui, décontenancé commençait à se sentir au ventre une terrible épouvante.

Et de même qu’en un rêve affreux on se sent incapable de fuir devant un danger ou une scène d’horreur, Rutten demeurait comme pétrifié, incapable d’articuler un son, de faire un pas de retraite, ni même de penser. L’unique chose qui parut lui prouver qu’il n’était pas tout à fait pétrifié, c’est le frisson violent qui le secoua en entier lorsque Tonnerre le saisit dans ses bras, le serra fortement contre lui, et se mit à l’embrasser avec toutes les démonstrations possibles.

Et Tonnerre, serrant de plus en plus Rutten, disait d’une voix pleureuse et réjouie à la fois :

— Ce cher capitaine de mon cœur !… que je retrouve bien portant, bien heureux, toujours content de vivre !… Moi, qui avais pleuré toutes mes larmes sur son cher sort, lorsqu’on m’apprit, un jour qu’un de ces maudits obus français lui avait emporté et la tête et l’esprit ! Oui, ce que j’ai pleuré… ce que je pleure encore ! Mais si je pleure à cette minute, mon cher capitaine, c’est de l’immense bonheur de vous retrouver encore de ce monde. Ah ! laissez-moi vous embrasser encore… encore… encore…

Et dans cette étreinte trop amicale de Tonnerre, de livide qu’il était, Rutten tourna au violet ; puis il ferma les yeux se résignant à mourir par l’étouffement qui l’empoignait depuis un instant.

Mais Tonnerre, ayant épuisé ses épanchements et ses embrassades, desserra son étreinte et lâcha tout à fait le capitaine qui, sous cette brusque détente et avec l’abondance de l’air qui revenait à ses poumons, rouvrit les yeux, chancela et faillit tomber. Mais Alpaca le retint sur ses jambes flageolantes, disant d’un accent moqueur :

— Enfin, mon cher capitaine, vous ne direz plus que vous ne reconnaissez pas les amis ? Oui, vous imaginez-vous, cher ami, ajouta-t-il en regardant son compère, que ce brave capitaine ne nous reconnaissait pas ?

— Est-ce possible ? s’écria Tonnerre, avec le plus grand étonnement, tandis que Rutten, estomaqué, cherchait à reprendre vent et l’assurance qui lui manquait comme le souvenir. Oui, est-ce possible, répéta Tonnerre, que ce cher capitaine ne nous remette pas ?

— C’est sa prétention obstinée, Maître Tonnerre. Pourtant, nous… nous le reconnaissons bien !

— C’est-à-dire, répliqua Tonnerre, que c’est tout comme d’hier seulement.

— Car il ne se peut pas que nous ayons changé à ce point, fit observer Alpaca.

— Pas d’hier sûrement, fit Tonnerre.

— Et figurez-vous, maître Tonnerre, reprit Alpaca toujours très sérieux… oui, figurez-vous qu’il n’a pas voulu reconnaître ma barbe.

— Quel outrage !

— Ni mes moustache qu’il a trouvées trop longues !

— Calomnie ! gronda Tonnerre en jetant un œil terrible sur Rutten qui avait l’air de devenir fou.

— C’est bien ce que je lui ai fait entendre, mais rien n’y a fait.

— Ainsi donc, mon cher capitaine, dit Tonnerre en fixant sur Rutten ses yeux pétillants de malice, comme ça, là, vrai, vous ne reconnaissez pas vos deux meilleurs amis ?

Rutten, qui finissait par rattraper un peu ses idées, répondit sournoisement :

— J’en suis vraiment peiné… Non, j’ai beau interroger ma mémoire…

— Mais qu’a donc de travers cette maudite mémoire ? interrompit rudement Tonnerre. Pourtant, c’est bien moi, Maître Tonnerre, notaire, et voilà bien Maître Alpaca, avocat !

— Ah !… vous êtes notaire et avocat, dit Rutten qui, de plus en plus étonné, esquissait une gauche révérence.

— Oui… faut-il vous le répéter ? gronda la voix profonde d’Alpaca dont les sourcils se froncèrent terriblement. Regardez donc encore, ajouta-t-il, ce sont bien nous en peinture !

— Bien, bien, je vous crois, répliqua vivement le capitaine auquel les grondements de voix et les froncements de sourcils des deux compères n’annonçaient rien de bon. Et laissez-moi vous l’avouer, ajouta-t-il sur un ton conciliant et hypocrite, je suis très touché de vos sentiments amicaux à mon égard.

— Ah ! ah ! fit Tonnerre avec un sourire narquois, je devine que vous allez finir par nous remettre tout à fait.

Et Rutten, comprenant qu’il était pris et que, pour l’instant, il ne voyait aucun moyen de se défaire de ces deux fâcheux, et comptant sur la ruse pour se tirer de là, résolut donc d’accepter l’aventure de bon gré. D’autant mieux que son regard sournois venait précisément de rencontrer les flacons aux couleurs de rubis. Et comme il était bon buveur, et comme il avait presque toujours soif, l’aventure lui apparut tout à fait agréable, et ce fut avec un sourire candide qu’il dit cette fois :

— Dame ! puisque nous sommes de vieux amis, réjouissons-nous donc de cette bonne rencontre !

— Rencontre fatidique et merveilleuse ! prononça Alpaca de sa voix de prophète. Et cette rencontre. Maître Tonnerre, nous allons la saluer le verre en main.

— Bravo, cher Maître ! s’écria gaiement Tonnerre. Approchez, capitaine.

Tonnerre releva l’un des sièges qu’il avait renversés l’instant d’avant, l’approcha de la table et l’indiqua à Rutten.

Ce dernier s’étant assis près d’Alpaca, Tonnerre se mit à emplir les verres.

— D’abord, annonça-t-il lorsque chacun eut pris son verre en main, nous allons boire à la santé de ce cher capitaine.

Les verres furent vidés d’un coup net.

— Ensuite, reprit Tonnerre qui remplissait déjà, nous boirons à la mienne.

De nouveau les trois verres furent convenablement asséchés.

— Et en troisième lieu, poursuivit Tonnerre, nous boirons à la santé et prospérité de Maître Alpaca ici présent, avocat et légiste.

Et pour la troisième fois les trois hommes fifirent honneur au Frapin, au Hennessey et au syphon.

Puis Alpaca offrit les cigares.

Et lorsque la chambre, son mobilier et ses hôtes eurent été bien soigneusement enveloppés d’un épais nuage de fumée, lorsque chacun des trois « amis » fut demeuré quelques minutes attentif en lui-même comme pour mesurer l’effet réconfortant des boissons, la conversation fut reprise.

Nous ne dirons rien de cette conversation, vu qu’elle n’offrirait aucun intérêt à notre lecteur. Mais nous dirons que, dans le cours de cette conversation, Tonnerre, homme de bonne maison et de politesse raffinée, ne ménagea pas les rasades, au point qu’au bout d’une demi-heure Alpaca fut requis d’aller chercher un autre Frapin et un autre Hennessey. Et comme le capitaine était bon buveur, et que Tonnerre et Alpaca étaient meilleurs buveurs encore, il s’en suivit qu’un troisième Frapin et un troisième Hennessey furent commandés. Tant et si bien qu’à la fin le capitaine, étant, nous l’avons dit, moins bon buveur que nos compères, dégringola tout à coup de son siège et alla s’écraser comme une masse sur le plancher pour y demeurer plongé dans un sommeil… mais un sommeil d’où les 305 du Kaiser ne l’eussent pu tirer.

— C’est fait ! dit alors Alpaca.

— C’est fait ! répéta Tonnerre d’une voix pâteuse.

Ils se levèrent tous deux en chancelant, se raffermirent sur leurs jambes, se regardèrent l’un l’autre avec des yeux humides et attendris, puis Tonnerre remarqua :

— Encore un peu cet animal-là nous soûlait !

Alpaca fit entendre un sourd ricanement et dit :

— Qu’importe les horions, si nous avons la victoire !

— Oui, victoire ! cria Tonnerre, l’Allemand est battu !

— Reste maintenant à le soulager de certain lourd fardeau ! reprit narquoisement Alpaca.

— C’est juste, répliqua Tonnerre en se frappant le front. Pour que ce bélître soit tombé comme ça, il faut, en effet, qu’il porte sur lui quelque chose de bien lourd.

— Fouillez-le donc, puisque ce sont les instructions de Monsieur William Benjamin.

Tonnerre se baissa, s’agenouilla auprès de Rutten ronflant, et, d’une main inhabile et tremblante, se mit à tripoter les vêtements du capitaine.

— Eh bien ! Maître Tonnerre, s’enquit Alpaca au bout d’un moment, trouvez-vous quelque chose ?

— Oui, Maître Alpaca, je découvre justement l’article trop lourd.

Et Tonnerre, à cette minute, avait sa main droite enfoncée sous la veste du capitaine et fouillait activement.

— Comme c’est singulier, murmura-t-il enfin : j’ai la main dans sa poche, et cette poche est vide. Et, néanmoins, je sens et je palpe comme un papier, là quelque part, près de ladite poche.

— Et moi j’en perçois le bruit que fait votre main en le froissant.

— Diable ! gronda Tonnerre, suis-je aussi soûl que ce cuistre ?

— Il faut le croire, dit Alpaca. Laissez-moi donc vous aider.

Alpaca se mit à fouiller à son tour le capitaine.

— Bon, dit-il au bout d’un moment, je vois ce que c’est.

— Que voyez-vous, cher Maître ?

— Que ledit papier est inséré entre la doublure et l’étoffe de la veste.

— Que déduisez-vous alors de cette magnifique constatation ?

— Rien, sinon qu’il va falloir couper ladite doublure. Avez-vous un canif ?

— Voici ledit canif ! annonça Tonnerre en tirant de la poche du pantalon de Rutten l’article mentionné par Alpaca.

La minute d’après, Alpaca fendait d’un coup de canif la veste du capitaine et d’entre l’étoffe et la doublure tirait cette enveloppe jaune que nous connaissons et qui contenait les plans du Chasse-Torpille du jeune inventeur canadien, Pierre Lebon.

Les deux compères se redressèrent aussitôt, tremblants et fort émus. Puis Alpaca lut sur l’enveloppe :

« Plans. C.-T. »

— C’est bien cela. Maître Tonnerre, n’est-ce pas ?

— C’est exactement cela ! répondit Tonnerre à demi dégrisé par le succès final et complet de leur entreprise.

— En ce cas, je vous charge de mettre cette enveloppe en sûreté, reprit Alpaca en tendant l’enveloppe jaune à Tonnerre.

Celui-ci ébaucha un sourire mystérieux, prit l’enveloppe, s’assit, délaça et retira l’une de ses bottines, glissa sur la longueur de la semelle intérieure l’enveloppe, et remit la bottine à son pied, disant :

— Pour me la ravir, cher Maître de mon cœur, il serait nécessaire aux maraudeurs, malandrins, voleurs, cambrioleurs, escamotiers, coupe-jarrets, va-nu-pieds, de me déchausser, et vu, lorsque je suis déchaussé, que mes pieds ne sentent…

— C’est bien, c’est bien, interrompit rudement Alpaca, nous n’avons plus rien à faire ici, et nous avons été enjoints, dès notre besogne terminée, de rejoindre immédiatement Monsieur Benjamin.

— Allons donc ! acquiesça Tonnerre.

Et, titubant, délirant de joie intérieure difficilement contenue, les deux compères sortirent de la chambre où Rutten continuait à dormir comme un bienheureux, fermèrent soigneusement la porte et s’en allèrent.