La petite canadienne/07

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Éditions Édouard Garand (72p. 24-26).

VII

COMMENT GROSSMANN RÉUSSIT À REPRENDRE LE MODÈLE DU CHASSE-TORPILLE


Ici nous sommes forcés d’abandonner pour un moment nos personnages actuels, de quitter New York pour nous rendre à Montréal, et là, de revenir à quelques jours antérieurs aux scènes qui précèdent.

Et le personnage dont nous nous occuperons en premier lieu, c’est Grossmann.

On se rappelle la décision de se rendre à New York prise par Parsons, Fringer et Grossmann, qui, tous trois, venaient de se coaliser contre le capitaine Rutten, Kuppmein et Benjamin.

Il avait été décidé, en outre, entre ces trois honorables sociétaires, que Parsons partirait par l’un des trains du matin, tandis que les deux autres prendraient un convoi du soir, sûrs qu’ils étaient, par cette disposition, de pouvoir suivre William Benjamin pas à pas.

Dans l’après-midi du lendemain Grossmann, mû par une sorte d’instinct mystérieux, et tout en cherchant à tuer le temps avant son départ pour New York, gagna la rue Sainte-Catherine et descendit tranquillement jusqu’à la rue Saint-Denis. Là, il s’arrêta, bourra sa pipe, l’alluma et se mit à descendre la rue d’un pas nonchalant.

Cinq minutes après il passait devant la maison No 143 B où habitait la digne Mme Fafard. La maison, comme la rue, était paisible.

Grossmann continua à marcher jusqu’à la rue Dorchester. Il s’arrêta de nouveau, ralluma sa pipe qui venait de s’éteindre et, comme un bon rentier flâneur, il traversa la chaussée et se mit à remonter la rue toujours de son pas lent et en tançant vers le ciel des nuages de fumée.

Mais Grossmann n’avait pas fait dix pas que son attention fut tout à coup attirée par une auto qui, venant de la rue Sainte-Catherine, s’arrêtait, devant le logis de Mme Fafard.

Et alors, ce que vit Grossmann faillit le renverser sur le trottoir : il pâlit, chancela comme sous le coup d’un étourdissement, puis il retira sa pipe, frotta rudement ses paupières et grommela quelque chose comme un juron, et ce fut peut-être un grognement de joie.

Voici ce que Grossmann avait vu.

L’auto s’était arrêtée devant le No. 143 B. De la voiture était descendu un jeune homme très bien mis, et ce jeune homme avait ensuite tiré hors de la voiture une énorme valise.

Or, cette valise, Grossmann avait cru la reconnaître pour celle même qu’il avait soustraite à Miss Jane à la gare Windsor, et c’était la valise que lui avaient enlevée Tonnerre et Alpaca quelques jours auparavant. Oui, Grossmann la reconnaissait bien cette valise, objet de sa dévorante convoitise. Mais en même temps aussi il avait reconnu le jeune homme, bien qu’il ne l’eût vu qu’une fois, c’est-à-dire ce soir du bal militaire… le soir où il avait été, lui Grossmann, soulagé de cette même valise.

Et ce jeune homme, c’était William Benjamin.

Grossmann, donc, tout en remontant la rue Saint-Denis, vit Benjamin prendre la valise, dire un mot au chauffeur, puis gagner la maison dans laquelle il ne tarda pas à pénétrer.

L’Allemand s’arrêta un peu plus loin, et, pour n’avoir pas l’air d’espionner, se mit à bourrer sa pipe lentement. Ce faisant, il pensait :

— Bon, monsieur Benjamin n’est pas encore parti pour New York. Et voilà qu’il ramène le modèle à son ancien domicile. Va-t-il l’y laisser ?… Va-t-il le rapporter avec lui ?… C’est ce qu’il est très important de savoir. Une chose certaine, c’est que ce gentil Benjamin ne va pas s’éterniser dans cette maison, vu que sa voiture ne bouge pas et semble l’attendre. En bien, j’attends aussi !

Dix minutes s’écoulèrent au bout desquelles Benjamin reparut… mais sans la valise.

De nouveau Grossmann fit entendre un sourd grognement de joie.

Puis il vit Benjamin remonter dans l’auto, et la machine partir et descendre du côté du Carré Viger.

— Bon, bon, se dit Grossman, voilà pour une fois un bienheureux hasard qui met le joli modèle sous ma main. Que faire ? ajouta-t-il réfléchissant, Entrer, peut-être ?… étouffer la dame du logis, prendre le modèle et m’en aller ?… Une telle besogne en plein jour et en un tel quartier est sensément hasardée ! Sans compter qu’il pourrait y avoir là dedans quelques mâles peu commodes aux mains de qui j’aurais le désavantage !… Le parti le plus sage serait d’employer quelque bonne ruse. Mais pour trouver la ruse, il faut réfléchir, et pour réfléchir il faut du temps. Or, il serait à propos que je consulte Fringer et lui recommande de partir sans moi pour New York. Oui, tout cela a du bon sens que j’aille prévenir Fringer ; mais si je m’absente comme ça, il se pourrait que Benjamin vienne reprendre sa valise, et alors, j’aurai de nouveau perdu le modèle que je tiens !

Dans cet état d’extrême perplexité, Grossmann se mit à fumer furieusement, tout en tirant très fort les poils de sa barbe rousse.

Comme il en était à sa méditation, il avisa un type qui, vêtu d’un habit en loques, coiffé d’un mauvais chapeau de paille, avec une physionomie de pochard abruti, venait vers lui d’un pas lourd et traînant. Cet homme, en passant près de Grossmann, jeta sur sa bonne mise comme un regard d’envie.

L’Allemand eut une idée soudaine.

— Bonjour, mon ami, dit-il d’une voix bonhomme en se tournant vers l’inconnu.

Celui-ci s’arrêta avec surprise, dévisagea Grossmann avec méfiance, et d’un accent rogne demanda :

— Que me voulez-vous ?

— Je veux te faire gagner dix dollars, répondit Grossmann.

— Dix dollars !… fit l’homme en écarquillant les yeux avec étonnement. Que faut-il faire ?

— Une chose toute simple : te poster ici et regarder une porte !

— C’est facile. Est-ce tout ?

— Non. Chaque fois que cette porte s’ouvrira pour laisser sortir quelqu’un, tu auras soin de t’assurer si ce quelqu’un porte à la main une valise d’assez grande dimension et de cuir jaune.

— Bon.

— Et si tel cas se présente, tu suivras la personne.

— Et la valise ?

— La valise, surtout.

— Je comprends, fit l’homme en clignant de l’œil avec un air entendu.

— Et lorsque, poursuivit Grossman, tu te seras assuré que l’homme ou la valise ou tous les deux ensemble se sont réfugiés en tel ou tel endroit, tu viendras ici m’en prévenir.

— Bon, bon. Mais supposez qu’il ne sorte par la porte en question ni valise ni personne ?

— Attends ici mon retour simplement.

— Pour longtemps ?

— Je n’en sais rien.

— Au moins, Je n’attendrai pas jusqu’à la fin du monde ?

— Sois tranquille. Je serai ici dans la soirée et de bonne heure encore.

— Ça va. Mais j’aurai quand même les dix dollars.

— Quand même. Du reste, voici un acompte. Et si tu désires prendre un coup avant ta faction, je t’accorde dix minutes.

— Ça tombe bien… j’ai le soleil dans le gosier !

— En ce cas, cours refroidir ton soleil et reviens aussitôt. Et Grossmann mit un billet de banque dans la main de l’individu.

L’homme partit vivement du côté de la rue Sainte-Catherine où, sans aucun doute, il devait être de connaissance avec quelque buvette.

Il revint au bout de quinze minutes, l’œil brillant, le nez plus enluminé, et avec toute l’apparente satisfaction d’avoir noyé « son soleil » quelque part.

— Je suis prêt, dit-il seulement.

— Eh bien ! voilà la porte là-bas… numéro 143B !

— Je vois ça.

— Donc, je vais compter sur toi, dit Grossmann.

— Je ne manquerai pas l’œil, répliqua l’homme.

Et Grossmann, très satisfait d’avoir pu mettre la main sur cet individu, s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il passait neuf heures du soir, lorsque Grossmann retrouva son homme au poste.

— Eh bien ? interrogea-t-il simplement.

— Je n’ai pas vu la moindre valise sortir de là.

— Très bien, s’écria joyeusement Grossmann. Tu as gagné tes dix dollars, les voici.

Et sans tenir compte de l’avance payée dans l’après-midi, il tendit un billet de dix dollars à l’individu qui l’empocha rapidement… grogna quelque chose qui ressemblait à un merci, et s’éloigna pour aller une seconde fois noyer « son soleil » qui, en toute probabilité, après une telle faction avait dû retrouver toute son ardeur.

Grossmann demeura seul.

— Maintenant, se dit-il, raisonnons. Benjamin, comme je m’en suis convaincu, est à cette heure en route pour New York avec Fringer sur ses talons. Ensuite, le modèle est toujours en ce domicile No 143B. Et si Benjamin l’a mis là, c’est pour l’y retrouver à son retour de New York. Alors, je ne gagnerai rien à m’éreinter ici en surveillant cette porte. Donc, je peux m’en aller manger un morceau, car je sens la faim me retourner les entrailles. Ensuite, je pourrai aller dormir, et demain je chercherai un plan d’action.

Et après un long regard de convoitise — vers la porte No 143B, Grossmann s’en alla.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours s’écoulèrent sans que Grossmann pût trouver un moyen sûr de s’emparer du modèle. Chaque jour, comme dans l’espoir d’y puiser une inspiration, il venait rue Saint-Denis, passait et repassait devant le logis de Mme Fafard, puis s’en retournait sacrant et jurant, maudissant son imagination infertile.

Le soir du troisième jour, au moment où il quittait, plus sombre, plus découragé, la rue Saint-Denis, il s’arrêta tout à coup, esquissa un sourire de joie sauvage et murmura :

— Que n’ai-je donc pensé à cela plus tôt !… Oui, le plan est merveilleux, pas un risque, un véritable escamotage de magicien. Allons ! conclut-il en ricanant, ou je me trompe fort, ou le modèle est à moi !

Et la face hideuse de l’Allemand s’éclaira d’un nouveau sourire plus hideux encore.

Quelle était donc l’idée qui venait si subitement de germer au cerveau de Grossmann ? On va le voir.

Vers le milieu de la matinée du lendemain, un messager du télégraphe remettait à Mme Fafard une dépêche ainsi adressée :

William Benjamin, 143B, rue Saint-Denis.

La brave femme s’étonna fort. Elle tourna et retourna le message et le tourna encore sans pouvoir se décider à briser l’enveloppe et prendre connaissance de son contenu.

Enfin, comme pour obéir à certaines instructions, elle alla au téléphone et demanda à parler à l’avocat Montjoie. Elle fit part à ce dernier du message apporté chez elle.

— Si vous voulez attendre dix minutes, dit l’avocat, je vais me rendre chez vous.

Peu après, en effet, Montjoie arrivait chez la veuve et se faisait remettre la dépêche adressée à Benjamin.

— Voyons ! dit-il en brisant l’enveloppe d’une main nerveuse.

Voici ce qu’il lut, non sans une extrême surprise :

« Apportez immédiatement ou envoyez par expresse modèle. Très pressant. »…

Et cela venait de New York et de Pierre Lebon.

— Ce qu’il y a de plus curieux, commenta Montjoie, après avoir communiqué la dépêche à Mme Fafard, c’est que Pierre adresse ce télégramme à Benjamin, et que tous deux doivent être réunis en ce moment là-bas. Je n’y comprends rien.

— C’est assez étrange, admit Mme Fafard.

— N’est-ce pas ? Cependant la dépêche est claire, et je ne vois qu’une chose à faire : envoyer le modèle. Car il faut croire que Benjamin n’est pas encore rendu à New York, et qu’il a dû s’arrêter en chemin quelque part. Pour quelle raison ? Je me le demande. Mais Pierre le croit encore à Montréal, et il lui demande le modèle. Quelle est votre idée, Madame Fafard ?

— Dame ! je ne sais pas. Je pense pas mal comme vous, qu’il faut envoyer le modèle.

— Oui, dit l’avocat, nous ne pouvons faire autre chose. Vous avez ce modèle sous la main ?

— Il est dans le garde-robe de ma chambre à coucher.

— Bien. Allez le chercher, tandis que je vais appeler par téléphone une voiture des messageries.

Mme Fafard gagna aussitôt sa chambre à coucher. L’avocat alla à l’appareil du téléphone, Mais à l’instant même la sonnerie de la porte vibra.

Montjoie courut ouvrir.

Il se trouva devant un individu à forte barbe rousse, au visage laid, hideux, repoussant. Mais cet homme était coiffé d’une casquette bleue dont la visière était décorée de ces deux mots anglais : Express Man.

En même temps l’homme présentait un petit paquet bien enveloppé, bien scellé de cire rouge et bien ficelé à l’adresse de Mme Fafard.

— Vous arrivez bien, dit Montjoie, j’ai précisément un paquet à expédier.

— Très bien ! répondit seulement l’homme.

À cette minute Mme Fafard apportait la valise contenant le modèle. À la vue de cette valise, l’homme ne put réprimer un léger tressaillement.

Mais aussitôt il tendit le paquet à la veuve, lui fit signer le livre de livraison, puis il inscrivit dans ce même livre la valise consignée à Pierre Lebon à New York, donna à l’avocat un récépissé, prit la valise et s’en alla.

Dehors, il monta dans une de ces légères voitures de livraison au service des messageries, et lança son cheval au galop vers la rue Dorchester dans laquelle il s’engouffra. Il arrêta cheval et voiture à l’encoignure d’une ruelle déserte à ce moment, il sauta à bas de la voiture, et avec sa précieuse valise s’élança dans la ruelle à toute course. Un peu plus loin, il s’arrêta près d’un hangar, jeta sa casquette loin de lui, tira d’une poche de son vêtement un feutre gris, s’en coiffa et reprit son chemin tout en grommelant dans un demi-rire moqueur :

— Que le conducteur de cet attelage se débrouille, et qu’il le retrouve ou non, pour moi, je m’en fiche !

Et l’homme prit bientôt la rue Vitré et disparut.

Et cet homme, comme on l’a deviné, était Grossmann.

Quant au paquet livré à Mme Fafard. — et Grossmann, cette fois, mérite quelque crédit. — oui, ce paquet était une superbe boite de chocolats !…