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La petite canadienne/08

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 26-29).

VIII

OÙ LE CAPITAINE RUTTEN ARRIVA TROP TARD


On se rappelle comment le capitaine Rutten. au sortir de son ivresse à l’Hôtel Welland, s’était aperçu de la disparition des plans du Chasse-Torpille en constatant que sa veste avait été coupée, et comment, fou de rage, il était accouru chez Miss Jane pour l’informer du malheur. Et là, on se rappelle encore, qu’il avait été décidé que Rutten se mettrait immédiatement en route pour Montréal, dans le dessein de s’emparer du modèle Chasse-Torpille de Pierre Lebon.

Rutten était donc parti, comme l’avaient constaté Alpaca et Tonnerre, et à son arrivée à Montréal il avait pris logement dans une petite hôtellerie avoisinant la gare Bonaventure.

Il n’avait encore arrêté aucun plan d’action. Avant de tenter l’entreprise hasardeuse qu’il méditait, il voulait reconnaître les lieux et s’en familiariser, après quoi il aviserait.

Une chose qui ne sortait pas de son esprit, c’est qu’il fallait agir rapidement : car la moindre hésitation, le plus petit retard pouvaient entraîner la perte des chances qu’il pourrait avoir.

Aussi, dès le milieu de la matinée, Rutten prit-il le chemin de la rue Saint-Denis.

À midi, il était de retour à son hôtel.

À deux heures, il repartait pour la rue Saint-Denis : maintenant son plan d’action était tout tracé.

Il s’arrêta devant le logis de Mme Fafard et se mit à lire l’affiche suivante :


Pension privée
Chambres garnies à louer


Et Rutten, comme s’il eût en effet cherché une pension, mais aussi, comme s’il eût hésité dans le choix, continua son chemin pour s’arrêter à deux portes plus loin devant une autre affiche et du genre de la première.

Un instant il parut réfléchir profondément, tout en promenant sur les maisons avoisinantes des regards scrutateurs. Enfin, comme s’il eût pris une décision, il revint sur ses pas, s’arrêta de nouveau devant le No 143B, relut l’affiche ou feignit de la relire, puis alla frapper à la porte.

Mme Fafard vint ouvrir.

Rutten, comme beaucoup d’Allemands qui ont un peu habité tous les pays du monde, parvenait à baragouiner plusieurs langues ; mais la langue française, entre autres, lui était familière.

Ce fut donc en bon français qu’il parla.

— Je vois, madame, dit-il avec un sourire aimable, que de toutes les maisons de pension environnantes la vôtre offre la meilleure apparence. Me serait-il possible d’y louer pour un mois une bonne et confortable chambre ?

— Je n’ai plus qu’une chambre de disponible… Si vous voulez la visiter ?

— Est-ce en bas ou en haut ?

— Au premier étage.

— Ce n’est déjà pas trop mal. Est-ce sur le devant ou…

— Sur le devant, monsieur, à droite, interrompit Mme Fafard.

— De mieux en mieux, s’écria Rutten en se frottant les mains de satisfaction. Et le prix de location, madame ?

— Quinze dollars par mois, monsieur. C’est la plus grande et la plus belle de mes chambres.

— Quinze dollars seulement ! fit Rutten avec surprise ; mais c’est pour rien. Tenez, je vous offre vingt dollars tout de suite.

— Vous êtes trop généreux… répliqua Mme Fafard tout émerveillée de cette bonne aubaine, et très flattée aussi par la mise correcte, élégante, de ce futur locataire et par ses belles manières.

Mais Rutten, plus souriant, plus amène, demandait déjà :

— Alors, chère madame, si vous me permettez de visiter ?

— Oh ! avec plaisir… venez.

Dix minutes plus tard, le capitaine tout à fait enchanté laissait tomber dans la main de la veuve un billet de banque de vingt dollars et, prétextant d’urgentes affaires, il se retirait.

Il ne rentra à son nouveau domicile qu’à dix heures de la soirée.

Seule, ce soir-là, Mme Fafard lisait dans son petit salon. Les portières entr’ouvertes lui permettaient de voir dans le vestibule ceux qui entraient ou sortaient.

À la vue de son nouveau locataire elle eut un sourire accueillant, sourire auquel le capitaine répondit galamment par ces paroles :

— Voulez-vous me permettre, madame, de vous exprimer encore tout le plaisir que j’ai d’avoir pu trouver si bon gîte ?

Madame Fafard sourit de nouveau. Puis, sur son invitation, Rutten pénétra dans le salon et prit un siège.

Nous épargnerons à notre lecteur les banalités de la conversation qui suivit entre l’entreprenant capitaine et l’aimable Mme Fafard qui, comme toutes les veuves jouissant encore d’une certaine fraîcheur, ne dédaignait pas d’essayer à l’occasion ce pouvoir séducteur qui est l’unique force de la femme et qui fait en même temps sa faiblesse.

Néanmoins, nous dirons que le capitaine profita de la circonstance pour se faire renseigner sur les dispositions intérieures de la maison, en sorte qu’il put apprendre où se trouvait la chambre à coucher de la veuve.

Il était onze heures lorsque le capitaine monta à son appartement.

À minuit tous les locataires étaient rentrés et tous dormaient profondément. Depuis le départ de Pierre Lebon. Mme Fafard n’avait que cinq locataires, hormis Rutten, qui occupaient le deuxième étage. Le capitaine se trouvait donc seul au premier, attendu que Mme Fafard couchait au rez-de-chaussée dans une vaste et belle chambre à l’avant de la maison et sous la chambre même que le capitaine avait louée.

Lorsqu’il fut entré dans sa chambre, le capitaine ne prit pas la peine de presser le bouton électrique pour faire la lumière : il se jeta dans un fauteuil et demeura attentif aux bruits de la maison. Sa chambre était légèrement éclairée par une lampe électrique de la rue dont les rayons pénétraient par la fenêtre. Rutten entendit les locataires rentrer un à un puis se coucher. Et bientôt le plus grand silence régna dans toute la maison.

De temps à autre Rutten consultait sa montre. Enfin, lorsqu’elle marqua une heure, il se leva doucement, enleva ses bottines et marcha vers la porte de sa chambre qu’il ouvrit doucement.

Il entra dans le corridor. Là, à sa gauche, était la porte des appartements de Pierre Lebon. Plus loin l’escalier qui conduisait en bas. Un peu plus loin celui qui conduisait à l’étage supérieur. L’obscurité régnait partout, mais Rutten savait déjà par cœur toutes les dispositions de la maison. Il marcha donc vers l’escalier et descendit au rez-de-chaussée.

Là, dans le vestibule, face à la porte de sortie, Rutten regarda la porte à gauche. Elle était close. Mais cette porte, il savait que c’était celle de la chambre de Mme Fafard. À droite, il vit la porte toujours ouverte du salon, et avec sa draperie de velours écartée. Rutten venait de regarder, sans savoir pourquoi, cette porte. Et son œil perçant avait été attiré dans le salon faiblement éclairé par la lampe électrique de la rue. Et, chose curieuse, il avait cru voir comme une ombre glisser rapidement dans cette demi-obscurité ! Mais c’était peut-être une hallucination… car tout était silence ! Tout de même, il scruta attentivement le salon, mais il ne vit rien… Oui, il avait eu la berlue !

Rassuré, il reporta son regard sur la porte de Mme Fafard. Pour atteindre cette porte il n’avait plus que deux pas à faire. Il avança donc de ces deux pas et posa sa main sur le bouton. Tout doucement il tourna le bouton, lentement, sans le moindre bruit il poussa la porte… Mais il ne la poussa qu’à demi, suffisamment pour lui permettre d’entrer. La chambre était très obscure à cause de ses épais rideaux bien tirés. Là, avant de s’aventurer plus loin, Rutten écouta. Oui, il entendait distinctement et tout près de lui la respiration calme de Mme Fafard. La maîtresse de maison dormait paisiblement.

Rassuré encore une fois, le capitaine entra tout à fait dans la chambre. Là, il pencha vers la gauche, il se glissa aussi doucement qu’une ombre de long du mur. Il savait que la garde-robe de Mme Fafard était là placé sous l’escalier du vestibule. Il toucha bientôt le bouton de la porte, et sans plus de bruit qu’il avait fait pour la porte de la chambre, il ouvrit celle-là, sans difficulté non plus. Puis, il se glissa dans l’intérieur du garde-robe dont il referma la porte.

Il était dans la place.

Il respira avec effort, ayant tenu sa respiration en suspens depuis trois ou quatre minutes, et il sourit avec triomphe. Décidément, l’entreprise n’allait être qu’un jeu d’enfant.

Oui, mais il ne faisait pas clair dans cette garde-robe… Le capitaine tira une allumette de sa poche et s’apprêta à la frotter. Mais il s’arrêta en tressaillant, et vers l’escalier sous lequel se trouvait la garde-robe, il prêta avidement l’oreille. Quoi ! n’avait-il pas saisi un bruit de pas étouffés dans cet escalier ?… Quoi ! n’avait-il pas entendu comme un léger accès de toux ?… Il écouta… écouta… suant, tremblant… Mais non, il n’entendait rien, rien, rien… Un silence de plomb pesait sur la maison. Il reprit confiance. Il frotta son allumette. Il ne vit d’abord que du linge de femme accroché à des patères. Il regarda, fouilla la garde-robe… mais il ne vit pas de valise !… ou… il ne vit nulle part cette valise à grande dimension et en cuir jaune dont lui avait parlé Miss Jane !… Non, non, il n’y avait pas de valise là-dedans, il en était certain !

Il jeta son allumette toute consumée et murmura avec désappointement et rage :

— Rien… rien… Miss Jane, ajouta-t-il, se serait-elle moquée de moi ? Oh !… si cela était !…

Une sourde imprécation trembla sur ses lèvres sèches.

Mais de nouveau il prêta l’oreille et frissonna…

Quoi ! n’avait-il pas encore perçu un bruit de pas au-dessus de sa tête ?… Non… il eut beau écouter, le même silence lourd demeurait. Mais, par précaution, il tira son revolver, l’assujettit, dans sa main droite, et de la main gauche ouvrit la porte du garde-robe.

Mme Fafard dormait toujours paisiblement, et la même obscurité régnait dans la chambre.

Rutten glissa hors de la chambre, referma la porte et s’engagea dans l’escalier pour regagner son appartement, mais distrait, se demandant ce que pouvait être devenu le modèle.

Arrivé sur le palier supérieur il s’arrêta subitement, les prunelles dilatées par la surprise ou l’effroi… il regardait la porte de sa chambre. Et si dans cette noirceur il la voyait, c’est pour la bonne raison que sous cette porte glissait un rayon de lumière, or, Rutten se rappelait fort bien qu’il avait laissé sa porte toute grande ouverte. Et à présent, il la devinait fermée ! Qui l’avait fermée ?… Et puis, il se rappelait non moins bien qu’il n’avait laissé nulle lumière dans sa chambre, et voilà qu’une vive lumière éclatait sous la porte et par le trou de la serrure ! À moins que ce fut la lumière de la rue ? Non… cela ne se pouvait pas, la lumière de la rue était trop faible pour produire un tel reflet. Mais alors…

Le capitaine, tremblant, frotta ses paupières… Il voyait peut-être mal ! Mais le même rayon demeurait là… Il écouta… Le plus grand silence pesait de toutes parts.

— Allons ! se dit-il, il est impossible que quelqu’un soit entré dans ma chambre. J’ai dû fermer ma porte, et je ne me le rappelle pas. Et cette lumière qui jaillit là, ne peut être que celle de la rue. Oui, oui,… mon imagination fiévreuse grossit probablement dans cette obscurité ce qui frappe ma vue !

Mais pas trop certain de lui-même, et le revolver braqué devant lui, il marcha vers sa porte et l’ouvrit.

Un flot de lumière l’éblouit. Il s’arrêta, étouffa un cri de surprise, chancela d’effroi et recula de deux pas pour demeurer quelques secondes comme pétrifié.

Debout devant lui, bras croisés et souriant, le capitaine voyait un homme, un homme tout jeune, très joli, vêtu avec une élégance irréprochable. Et ce jeune homme disait d’une voix limpide et harmonieuse :

— Bonsoir, capitaine !

À cette même minute, un rapide travail se fit dans l’esprit de Rutten : il voyait devant lui la silhouette d’un jeune et joli garçon dont lui avait parlé Miss Jane. Et Miss Jane lui avait fait un portrait minutieux de ce jeune homme, si exact qu’il reconnaissait le jeune homme comme s’il l’avait connu de longue date. Et il murmura ce nom avec une stupéfaction extrême :

— William Benjamin !…

— Donnez-vous donc la peine d’entrer, mon cher capitaine, dit Benjamin avec ce sourire moqueur qui plissait joliment ses lèvres rouges.

Alors Rutten fit entendre un hurlement de rage, et, rapide comme l’éclair, il éleva son revolver et fit feu.

Puis il bondit en arrière, se rua dans l’escalier, atteignit la porte du vestibule, l’ouvrit, la referma avec un claquement formidable, et se trouva dehors, sans bottines, tête nue, inondé de sueurs, son cerveau tournoyant comme en un rêve de folie, et courant dans la direction de son hôtel.

La détonation de l’arme à feu avait été suivie d’un cri strident poussé par Mme Fafard. Et la brave femme, après le premier effroi et le premier étourdissement, s’était habillée à la hâte et était montée au premier étage. Elle avait, dans son esprit troublé, la vision d’un crime, meurtre ou suicide ! De fait, le souvenir de son nouveau locataire l’avait frappée…, et déjà elle s’imaginait que cet homme si aimable, si courtois, si généreux, était venu dans sa maison pour s’y donner la mort ! Elle accourut, folle d’épouvante, dans la chambre qu’elle avait louée ce jour-là au capitaine Rutten. Mais là, elle s’arrêta, tremblante, suffoquée, étourdie, devant la physionomie tranquille et souriante de William Benjamin…