La petite canadienne/10

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Éditions Édouard Garand (72p. 31-38).

X

CHEZ MISS JANE

Si notre lecteur le veut bien, nous retournerons à New York par le premier convoi en partance, et une fois retombés sur le pavé de la grande métropole, nous ramènerons notre souvenir un peu en arrière, c’est-à-dire à cette matinée où Tonnerre et Alpaca, postés devant l’Hôtel Welland dans le but de surveiller le capitaine Rutten, avaient été si étonnés et terrifiés à la fois par le rire formidable qui avait retenti hors des murs de l’hôtel.

On se rappelle que Fringer, de sa fenêtre, avait remarqué une jeune femme habillée de noir et scrupuleusement voilée, et cette jeune femme (du moins Fringer l’avait devinée jeune) avait, un instant, regardé les deux compères qui devisaient entre eux. Puis Fringer avait des yeux suivi cette jeune femme jusqu’au moment où elle s’était évanouie dans l’immense foule des métropolitains.

Fringer, alors, avait prononcé comme avec une superstitieuse terreur ce nom :

Miss Jane !

Oui, c’était bien Miss Jane ! Miss Jane… qui avait regardé Alpaca et Tonnerre ! Miss Jane… qui avait murmuré :

— C’est eux !

Et Miss Jane avait poursuivit son chemin jusqu’à l’angle de l’avenue suivante.

Là, elle s’arrêta et se mit à examiner les gens qui l’entouraient. Elle avisa un petit vendeur de journaux qui s’égosillait pour vendre une édition toute fraîche du New York Herald.

Miss Jane fit un signe au gamin. Celui-ci se précipita vers la jeune fille en criant à tue-tête… « New York Herald ».

— Veux-tu gagner un dollar ? demanda Miss Jane.

— Oui, madame, répondit avec empressement le gamin. Que faut-il faire ?

— Porter cette lettre à son adresse.

— Si l’adresse y est, c’est facile, répliqua le gamin qui s’étonnait de voir que l’enveloppe de la jeune fille ne portait nulle inscription.

Miss Jane sourit.

— Je sais bien qu’il n’y a sur l’enveloppe que voici ni nom si adresse, mais je te dirai les deux… tu me comprends ?

— Oui, madame.

Miss Jane donna au gamin le signalement exact de nos deux compères et termina par ces mots :

— Ces deux gentlemen sont précisément arrêtés en face de l’Hôtel Welland.

— Le Welland ? dit le gamin, c’est tout près d’ici.

— Oui, et c’est pourquoi ton dollar sera facilement et vite gagné. Voici la lettre, puis voilà le dollar. Ainsi donc, je peux compter sur toi ? demanda Miss Jane, tandis que le petit vendeur empochait joyeusement le beau dollar.

— Dans cinq minutes, madame, votre lettre sera à son adresse.

— C’est bon, va.

Le gamin s’élança aussitôt dans la direction du Welland. Il n’eut aucune difficulté à reconnaître les deux « gentlemen » que lui avait signalés Miss Jane.

Il s’approcha donc, toucha au bras d’Alpaca et dit :

— Une lettre pour vous, monsieur !

— Pour moi ? fit Alpaca surpris de ne découvrir sur l’enveloppe ni nom ni adresse.

— Oui, répondit, le gamin avec un petit air assuré, pour vous ou pour monsieur !

— Pour moi aussi ? s’écria Tonnerre ahuri.

— Pour vous deux, messeigneurs ! répliqua le gamin en s’esquivant, avec un sourire narquois aux lèvres, et en clamant de plus belle son « New York Herald ».

— Ah ! diable, remarqua Tonnerre, je ne savais pas que nous avions autant de connaissances en cette magnifique ville ! Eh bien ! cher Maître, ajouta-t-il en voyant qu’Alpaca examinait toujours l’enveloppe sans paraître se décider à prendre connaissance de son contenu, c’est pour vous ou pour moi… allez-y donc !

Alpaca n’hésita pas davantage. Il brisa l’enveloppe et en tira une feuille de papier parfaitement pliée sur laquelle il découvrit une écriture fine et soignée qui dirait :

Une personne désireuse d’entretenir Maîtres Alpaca et Tonnerre de choses très importantes relatives au modèle du Chasse-Torpille Lebon, prie ces messieurs de vouloir bien se présenter chez elle, Fifth Avenue, Metropolitan Apartments, à huit heures précises demain soir. Au préposé à l’ascenseur, ils demanderont… Miss Jane.
DISCRÉTION

Miss Jane !…

Ce nom faillit renverser Alpaca. Il chancela et, pour ne pas tomber, s’appuya lourdement sur l’épaule de Tonnerre.

Celui-ci ploya terriblement, et poussa un Ho ! si aigu, si perçant, que nombre de passants s’arrêtèrent un moment avec des mines ébahies ou terrifiées.

Mais déjà Alpaca retrouvait son équilibre et disait :

— Excusez-moi, Maître Tonnerre… une soudaine émotion !

— Avouez, cher maître, répliqua Tonnerre, qui se redressait essoufflé, que l’émotion vous alourdit étrangement. Serait-ce par hasard, des nouvelles de l’amoureuse Adeline que cette lettre qui vous bouleverse ?

— Non… mais d’une autre personne qui, à mon avis, semble vouloir partager entre nous deux ses sentiments amoureux… lisez !

Tonnerre lut la lettre à son tour.

— Miss Jane !… murmura-t-il avec stupeur, lorsqu’il eut terminé la lecture de l’étrange missive.

— Et dites-moi, Maître Tonnerre, s’il n’y a pas de quoi émouvoir de plus solides que moi ?

— J’en suis tout à fait étouffé !

— La femme dont nous a parlé monsieur William Benjamin ! murmura à part lui Alpaca, pensif.

— La femme mystérieuse !… haleta Tonnerre. Ouf !… je suis malade !

— N’allez pas vous évanouir sitôt, Maître Tonnerre !

— Ici, non ; mais aux bras de Miss Jane, volontiers ! répliqua Tonnerre en ricanant.

— Maintenant, raisonnons ! reprit froidement Alpaca. Nous sommes en présence d’une invitation à nous faite par une jolie personne du sexe que nous ne connaissons pas, il est vrai, mais que nous sommes chargés de connaître. Quel est votre avis, Maître Tonnerre ?

— Mon avis ?… Mais le vôtre… exactement, cher maître !

— Ainsi donc, nous acceptons cette estimable invitation ?

— Refuser serait de notre part un manque de galanterie frisant injure !

— Et perdre peut-être une chance précieuse de retrouver Monsieur Lebon ?

— D’ailleurs, nos instructions étaient et sont encore de chercher la femme !

— Et elle se livre elle-même, sourit dédaigneusement Alpaca.

— Nous lui devrons bien nos remerciements les plus cordiaux et toute notre gratitude.

— Remerciements et gratitude que nous irons lui présenter, c’est convenu ! acheva Alpaca.

— Attendez un peu, cher Maître. Il y a cependant à considérer ce dernier mot qu’elle a souligné. Voyez… discrétion !

— Eh bien ?

— C’est très clair que la dame se recommande à notre très galante discrétion.

— Je le vois bien.

— Alors, si vous le voyez si bien, vous devez mieux voir encore que nous ne pouvons communiquer à personne notre prochaine visite sur Fifth Avenue.

— Évidement.

— Pas même à M. William Benjamin ? interrogea Tonnerre en regardant son camarade avec un air dubitatif.

— Ah ! ceci, c’est différent, répliqua Maître Alpaca.

— Il me semble, à moi, repartit Tonnerre, qu’il ne peut y avoir de différence quand il s’agit d’une chose comme la discrétion. Songez-y, cher Maître : la discrétion, particulièrement vis-à-vis d’une créature, est règle sans exception !

— Toute règle, pourtant, comporte ou reste susceptible d’une exception, argumenta Alpaca, sinon, elle n’est pas règle !

— Exception faite à celle-ci, cher Maître, insista Tonnerre. Réfléchissez !

— C’est ce que je fais… je réfléchis.

— Pesez !

— Je pèse.

— Et que trouvez-vous ?

— Une règle… donc une exception !

— Vous y mordez tout à fait à l’exception… s’écria Tonnerre avec impatience. Tenez ! voici qui va vous convaincre.

— Voyons !

— Supposez qu’en place du nom de Miss Jane, vous ayez trouvé celui de votre Adeline… Alors qu’auriez-vous fait ?

Alpaca leva les yeux sur son ami, parut chercher à saisir sa pensée, puis il ébaucha un vague sourire, disant :

— Maître Tonnerre, vous avez raison, je me range à votre avis.

— Donc, nous tairons cette circonstance à M. William Benjamin ?

— Oui.

— À la bonne heure ! Donc, à demain soir, cher Maitre !

— À demain, Miss Jane ! murmura Alpaca, tandis qu’une sombre appréhension l’agitait intérieurement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures bien sonnantes, le lendemain soir, Alpaca et Tonnerre, tirés tous deux à quatre et huit épingles, se présentaient au préposé à l’ascenseur du Metropolitan Apartments, — celui-là même avec qui Fringer avait eu un bout de causette deux jours auparavant, — et prononçaient tous deux d’une même voix grave, mais avec une intonation différente :

— Miss Jane !…

L’homme avait sans doute des instructions, car il sourit, s’inclina, s’effaça, et indiqua à nos deux compères l’entrée de la cage.

La minute suivante, l’ascenseur les enlevait vers le premier étage où l’employé leur indiquait une porte avec ces mots laconiques :

— C’est là !

Les deux amis s’inclinèrent, remercièrent, et gagnèrent la porte indiquée.

Ce fut Alpaca qui pressa le bouton électrique.

Ils attendirent.

Cinq minutes s’écoulèrent sans que l’un ou l’autre articulât un mot ou fit un geste d’impatience.

Puis la porte tout à coup s’ouvrit comme d’elle-même, et une jeune fille, très jolie, très parfumée, très souriante, parut à nos deux compères émerveillés.

— Miss Jane ! prononça Alpaca d’une voix légèrement tremblante.

— Entrez, messieurs, dit la soubrette avec ce sourire engageant que Tonnerre dévorait de l’œil.

Les deux amis ne se firent pas répéter l’invitation, ils entrèrent.

La porte fut refermée, les chapeaux accrochés, les cravates arrangées d’un tour de main.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit la bonne en les précédant.

Alpaca et Tonnerre entrèrent bientôt dans le salon éblouissant de lumière.

Le salon était désert.

La soubrette indiqua des sièges, fit une révérence en accentuant son sourire, et disparut derrière les draperies de l’arcade.

Debout, étourdis, s’entre-regardant avec des yeux en lesquels se reproduisaient toutes les impressions de la surprise, de l’étonnement, de la stupeur, les deux amis gardaient une attitude comique.

Et les minutes s’écoulèrent.

À la fin, la curiosité chez Maître Tonnerre succéda aux autres sensations, et lui donna la hardiesse de promener sur le luxe qui l’environnait un regard admiratif.

Ce regard embrassa aussitôt, placée près des larges croisées aux lourds rideaux bien tirés, une petite table somptueusement surchargée de flacons aux couleurs les plus vermeilles, de verres au cristal limpide et scintillant, de fruits d’un velouté exquis, et de gâteaux que seuls des doigts de fée avaient pu tripoter.

Sur cette table Tonnerre arrêta et reposa ses yeux remplis d’une attendrissante émotion… une larme osa même humecter sa paupière. Il poussa du coude Alpaca, cligna de l’œil dans la direction de la jolie table et tapa sur la rotondité de son abdomen.

Alpaca, ayant suivi le regard enflammé de Tonnerre, aperçut à son tour la splendide table, poussa un soupir, toussota et murmura :

— C’est ici l’Olympe !

— Le monde meilleur ! répliqua Tonnerre.

— Il ne manque que Vénus ! souffla Alpaca.

— Près de laquelle vous pourriez être l’amoureux et puissant Jupiter !

— Et si cela était, que voudriez-vous être, Maître Tonnerre ?

— Oh ! quant à moi, je me contenterais, en digne et divin Bacchus, d’arroser vos amours de ces rayonnants nectars.

— Chut ! souffla Alpaca.

— Chut ! répéta Tonnerre en se campant à côté de son ami, l’œil en éveil et la mine déjà fleurie par la seule vision de la table vers laquelle, à chaque instant, il coulait un regard d’envie.

Or, à cette minute, les draperies de l’arcade s’agitaient doucement, comme si, derrière, des mains d’une finesse et d’une souplesse remarquables en eussent arrangé les plis artistiques.

Nos deux amis tressaillirent, se serrèrent des coudes, et leurs prunelles brillantes s’attachèrent avec une vive curiosité sur ces draperies.

Puis une main fort blanche et fort petite glissa entre les draperies, un bras demi nu, bien rond, bien policé, bien blanc, suivit la main, puis main et bras écartèrent lentement les riches et lourdes étoffes, puis une jeune femme apparut dans toute la splendeur que l’art si subtil du féminisme sait développer sur un visage très joli par nature, et sur un corps aux contours harmonieux et irréprochables.

C’était Miss Jane…

Devant cette apparition magique, devant cette beauté féerique qu’amplifiait en la rehaussant l’éclatante lumière du lustre électrique, les deux compères, saisis d’admiration, éblouis, fascinés, demeurèrent une minute dans une sorte de contemplation extatique. Puis, se souvenant qu’ils étaient tous deux gens d’éducation et de culture, ils exécutèrent une de ces révérences de cour qui n’eût pas manqué de faire les délices de l’ancienne société de Rambouillet.

Lorsque les deux amis furent revenus à leur attitude première, ils virent que Miss Jane avait gagné l’ottomane, qu’elle s’était assise et que, souriante, elle leur indiquait d’un geste gracieux un siège à chacun.

À ce geste les deux amis obéirent à reculons.

Alpaca se laissa choir dans un fauteuil placé tout près de l’ottomane.

Quant à Tonnerre, reculant et reculant toujours, — guidé nul doute par un souvenir très cher ou par des arômes dont il ne pouvait préciser la provenance, mais qu’il devinait, — Maître Tonnerre, disions-nous, sut reculer tant et si bien qu’il finit par s’échouer sur une espèce de tabouret emprunté au style Louis XV, et à trois pas au plus de la superbe table chargée de ses fruits et de ses flacons.

Puis nos deux compères, toujours sous l’éblouissement de la séductrice personne qui ne cessait de leur sourire, mais d’un sourire qui chatouillait fort leur épiderme impressionnable, demeuraient émus et muets.

Et Miss Jane souriait encore…

Ce soir-là, la belle créature s’était faite plus belle que jamais. Sa luxuriante coiffure rousse était entourée et soutenue par un petit bandeau d’ivoire incrusté de petits diamants qui éclataient de milliers de feux. Ce bandeau la ceignait comme d’une couronne de reine, et c’était le seul et unique ornement qu’on lui voyait ce soir-là.

Elle était, vêtue d’une robe de velours noir garnie, aux manches très courtes et au décolleté raisonnable, d’une petite et très fine dentelle blanche ; et cette robe, d’une coupe artistique et merveilleuse, modelait avec une netteté et une grâce parfaites les formes admirables de la jeune fille. Enfin, un petit soulier de satin blanc emprisonnait le plus mignon des pieds féminins… c’est du moins ce que pensa Alpaca qui, entre parenthèses, oubliait son Adeline.

Jamais avant ce soir, dans cette magnifique robe noire qui faisait mieux ressortir la blancheur laiteuse de sa peau, non, jamais Miss Jane n’avait été plus ravissante !

Durant une minute elle parut considérer tour à tour les deux amis, et pour chacun d’eux son sourire sembla avoir une signification différente.

Enfin, elle parla de cette voix métallique qu’elle savait rendre si suave et si harmonieuse :

— Messieurs, je vous remercie d’avoir bien voulu accepter mon humble invitation, et je vous assure de suite que vous n’aurez aucun regret de vous être dérangés.

— Madame… voulut répondre Alpaca.

— Mademoiselle… interrompit Miss Jane avec le plus délicieux des sourires.

— Pardon ! reprit Alpaca avec une légère révérence, Mademoiselle, ajouta-t-il aussitôt, pour l’honneur que vous avez bien voulu nous faire nous eussions, mon camarade et moi, subi avec joie les plus cruels dérangements. Et à présent que nous avons cet honneur de vous connaître, rien en ce monde ni dans l’autre ne saurait nous empêcher d’accourir au moindre de vos gestes, et de réaliser le moindre de vos désirs. Nous sommes, dès ce jour, vos plus fidèles serviteurs.

À nouveau Alpaca ploya son long et maigre buste. Tonnerre de plus loin en arrière, imita, quoique de façon moins prononcée, l’exemple de son ami.

— Merci de ces bonnes paroles, répondit Miss Jane. On m’avait assuré que vous étiez deux parfaits gentlemen et vous m’en fournissez vous-mêmes la preuve indiscutable. Mais ce n’est pas en serviteurs que je désire vous traiter, c’est en amis… en amis très intimes pour qui j’éprouve déjà la meilleure estime.

— L’honneur, mademoiselle, nous sera encore plus appréciable.

Nouvelles révérences des deux compères.

— Puisqu’il est convenu que nous sommes entre amis, reprit Miss Jane en se levant, et toujours très souriante, vous me permettrez bien de vous offrir de suite les marques de la plus amicale hospitalité.

Et la jeune fille, d’une démarche légère et gracieuse, se dirigea vers la table sur laquelle Maître Tonnerre posait de temps à autre un regard enluminé.

Miss Jane eut un sourire particulier pour Tonnerre dont la physionomie tourna à l’écarlate, et avec, une lenteur délicieuse elle se mit à emplir trois coupes d’une liqueur en larmes de rubis, dont le limpide bruissement amena au palais de Tonnerre une humidité telle, qu’il dut par trois fois et avec effort ravaler sa salive.

Les coupes emplies, Miss Jane dit :

— Si vous voulez approcher, messieurs ?

— Mademoiselle, répliqua Alpaca en se levant avec une certaine dignité, l’absorption de liqueurs quelconques est tout à fait hors de mes coutumes ; mais pour ne pas vous déplaire…

— Mademoiselle, dit Tonnerre à son tour, nos lèvres n’ont jamais trempé en cette liqueur qui semble divine ; mais pour ne pas vous outrager par un refus…

— Oh ! n’ayez nulle crainte, messieurs, cette liqueur est celle de l’amitié, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait inoffensive.

— Tant mieux, dit Alpaca. Cette assurance pourra m’enlever le moindre des scrupules, si, par cas, tel scrupule s’obstinait à demeurer.

— Pour moi, dit Tonnerre, tant mieux aussi. Car je ne me verrai pas contraint de briser ou d’interrompre seulement un vœu lointain que j’avais formé…

Ces explications données et les consciences calmées, chacun prit sa coupe, la bonne santé fut souhaitée, puis les coupes vidées.

— Vous aviez raison, dit Tonnerre en claquant de la langue, cette liqueur est réellement inoffensive et merveilleuse… mon vœu n’en est pas même entamé.

— Quant à moi, fit Alpaca, s’il m’est resté quelque part un scrupule, je suis sûr qu’il s’est évanoui sous les flots divins de ce pur nectar.

— Messieurs, dit Miss Jane, je suis enchantée de n’avoir pas troublé, même un tant soit peu, la tranquillité de vos consciences. Et à présent, si vous le voulez, nous causerons.

De son pas de fée Miss Jane regagna l’ottomane.

Tonnerre, lui, retomba sur son tabouret.

Alpaca revint à son fauteuil. Mais avant qu’il ne se fût assis, la jeune fille eut pour lui un sourire et un geste dont il parut saisir la juste signification ; car, faisant une révérence, il s’approcha de l’ottomane. Puis le même sourire et le même geste ayant été renouvelés par la charmante créature, Alpaca, séduit, prit place à côté d’elle.

Tonnerre, seul dans son coin, demeura gêné. Et pour se donner une contenance, il se prit à examiner, mais distraitement, les peintures du salon.

Cependant, Miss Jane disait à Alpaca qui demeurait raide, silencieux et grave :

— Mon cher Monsieur Alpaca, car c’est ainsi que vous vous nommez, n’est-ce pas ? j’ai un grand service à vous demander.

— À moi, mademoiselle ? fit Alpaca très surpris par ce début.

— À vous-même. Cela vous étonne qu’une étrangère comme moi vous demande si à l’improviste un service ?

— Ce n’est pas votre demande de service, mademoiselle, qui m’étonne, mais plutôt l’honneur que vous me faites.

— Merci, vous me rassurez, répliqua Miss Jane en se rapprochant un peu d’Alpaca qui, involontairement, sans doute, s’écarta légèrement.

Miss Jane éclata de rire.

— Auriez-vous peur de moi par hasard ? demanda-t-elle.

— Au contraire, mademoiselle ; j’ai pour vous la plus vive sympathie.

— Pourtant, vous avez l’air de me fuir !

— Non pas… je crains seulement de déranger ou souiller les plis somptueux de votre robe.

— Oh ! n’ayez de crainte à ce sujet, sourit l’enchanteresse.

Et, plus enchanteresse, elle se rapprocha davantage… elle se rapprocha tant, que Maître Alpaca put sentir sur sa joue la tiédeur parfumée du souffle caressant de la jeune fille.

Il frissonna malgré lui, sa figure pâle s’empourpra violemment, ses paupières battirent sous les effluves fascinateurs des yeux de Miss Jane.

Il voulut parler, simplement pour dire quelque chose, ne fût-ce qu’un petit mot de galanterie, mais sa voix manqua, ses lèvres remuantes ne produisirent aucun son.

Miss Jane esquissa un petit sourire énigmatique, et elle demanda, comme pour permettre à Maître Alpaca de retrouver une contenance, sinon la voix :

— Fumez-vous, cher ami ?

— Hélas !… non, mademoiselle ! parvint à bégayer Alpaca.

— Votre ami, peut-être ?

Et Miss Jane, avec ces paroles, pencha sa tête du côté de Tonnerre que lui dérobait la haute taille d’Alpaca.

— Mademoiselle, répondit Tonnerre, je n’ai pas cette mauvaise habitude… Mais si cela vous fait plaisir…

— Oui, oui, cela me fait plaisir. Choisissez un cigare sur cette table.

— Merci.

Et Tonnerre, par crainte de commettre une indélicatesse, quitta son tabouret pour s’approcher de la table.

Miss Jane aussitôt reprenait avec Alpaca la conversation interrompue.

— Savez-vous, dit-elle très câline, que j’éprouve soudain un remords ?

— Vraiment fit Alpaca curieux.

— J’ai commis une faute à votre égard.

— Ce n’est pas possible !

— Vous allez voir, répliqua Miss Jane en riant.

Je viens justement de vous appeler « cher ami »…

— Ah ! et vous regrettez déjà de m’avoir appelé ainsi ?

— Oui, parce que cette appellation a paru vous froisser !

— Pas du tout… Je serais tellement honoré d’être « votre cher ami », répliqua Alpaca qui reprenait un peu de hardiesse.

— Alors, je ne me rétracterai pas, cher ami ? sourit Miss Jane toujours plus séduisante.

— Je souhaite que non.

La jeune fille garda le silence. Puis, comme pour arranger un pli de sa robe, elle inclina légèrement le buste et la tête et son regard à la dérobée chercha Maître Tonnerre, et ce regard fut accompagné d’un sourire mystérieux.

Voici ce que vit Miss Jane.

Sur l’invitation de la jeune fille de choisir un cigare. Tonnerre, l’instant d’avant, s’était donc approché de la table. Un premier coup d’œil caressa l’un des flacons, celui-là-même avec le contenu duquel la jeune fille avait empli les trois coupes. Un deuxième coup d’œil découvrit la boîte aux cigares, et un troisième se dirigea sur le groupe formé par Miss Jane, Alpaca et l’ottomane.

Ce troisième coup d’œil, sinon l’oreille, lui fit constater que la conversation se poursuivait et qu’on ne l’observait pas. Donc, Tonnerre choisit un cigare, l’humecta d’un tour de langue, l’alluma.

De nouveau son retard attendri se posa affectueusement sur le rutilant flacon, le même toujours, puis un quatrième et très rapide coup d’œil lancé vers l’ottomane parut lui donner l’assurance et l’audace qu’il semblait souhaiter.

Tout à fait sûr de lui, il saisit prestement, le joli flacon, l’éleva à la hauteur de son front, renvoya la tête en arrière, porta le goulot à ses lèvres, et en trois ou quatre lampées rapides et successives il mit le flacon à moitié.

C’est à la minute même où Tonnerre, les yeux au plafond, tirait ces trois ou quatre lampées que Miss Jane, par hasard, avait en se penchant tourné le coin de ses yeux noirs vers notre ami.

Lui, pourlécha ses lèvres, sourit de béate satisfaction, prêta une seconde son oreille à la conversation qui se poursuivait sur l’ottomane, y glissa un furtif regard, vit qu’il était tout à fait oublié et replaça le flacon sur la table. Puis, le cigare fumant aux lèvres, la mine fort réjouie, Maître Tonnerre regagna son tabouret.

Avant de s’y rasseoir, toutefois, il eut soin, d’un mouvement subreptice du pied, de rapprocher ce tabouret très sensiblement de la table… au point qu’il ne s’en trouva plus séparé que par une demi-longueur de bras.

Nous avons dit que la conversation avait été reprise sur l’ottomane ? En effet.

Miss Jane avait, dit, comme on se le rappelle :

— Ainsi donc, je ne me rétracterai pas, cher ami ?

— Je souhaite que non, avait répondu Alpaca.

Et lorsque Miss Jane eut arrangé le pli de sa robe et surpris la manœuvre frauduleuse de Maître Tonnerre et qu’elle fut revenue à sa position première, Alpaca avait ainsi continué l’entretien :

— Et puisque, mademoiselle, vous daignez me traiter en ami, permettez-moi de vous demander quelle serait la nature du service qu’il m’est possible de vous rendre ?

— Au fait, ce service… je l’avais oublié, sourit l’étrange créature en penchant sa tête dont les cheveux roux et soyeux effleurèrent les longues moustaches d’Alpaca. Seulement, ajouta-t-elle avec une sorte de timidité enfantine, je ne suis pas encore toute prête à vous parler de ce service. Mais en attendant, puis-je vous poser une question ?

— J’écoute de toutes oreilles.

Miss Jane, une seconde, garda le silence, et son regard qu’elle rendit très caressant enveloppa la physionomie attentive et avide d’Alpaca. Puis elle demanda, un peu riante :

— Me trouvez-vous belle ?

— Belle !… s’écria Alpaca avec extase… Mais la plus belle qui soit ! La plus charmante ! La plus exquise ! La plus ravissante des créatures humaines !… Et en même temps que ces paroles ardentes Maître Alpaca se sentit emporté sur les ailes d’un sublime vertige.

— Vraiment ? fit en souriant, la belle fille. De sorte que je ne suis pas bien loin de vous plaire ?

— Pas bien loin, dites-vous ?… Mais vous me plaisez déjà… vous me plaisez énormément… vous me plaisez à me…

— Ah ! que je suis contente ! interrompit Miss Jane avec un vrai ravissement ! Car, voyez-vous, ajouta-t-elle sérieuse, pour que j’ose vous demander un service il me faut bien savoir si je suis un peu estimée… sinon aimée !

— Aimée !… cria Alpaca plus ardemment. Quelle musique céleste que ce mot ! Aimée… mademoiselle… Oh ! ce mot que vous avez prononcé, je ne sais au juste pourquoi, oui, ce mot-là, il faut que je vous le dise autrement, tel que je le sens, tel que je le vois écrit en toutes lettres au fond de mon cœur…

Il s’interrompit subitement, fixa sur la jeune fille des yeux plus brillants que des flammes et, baissant la voix, murmura d’un accent impossible à rendre :

— Je vous aime… je vous…

— Vous m’aimez… déjà ! s’écria vivement la jolie fille en essayant de perdre son sourire.

— Mieux que cela, balbutia Alpaca, je vous adore… Je vous vénère…

— Êtes-vous sérieux ?

— Sérieux et sincère, oui. Ne le sentez-vous pas ? ne le croyez-vous pas ?

Miss Jane garda le silence et demeura pensive, comme si elle eût voulu se persuader de la vérité et de la sincérité des paroles de l’amoureux Alpaca, qui, l’angoisse dans l’âme, attendait une réponse.

Enfin, elle tira de son corsage un petit mouchoir de dentelle, essuya ses lèvres rouges et humides, sourit coquettement et mystérieusement et dit :

— Je vous crois !

Et sa tête rousse se pencha encore… effleura les poils noirs de la barbe d’Alpaca. Lui, gagné à la fin par la hardiesse que déployait la jolie fille, prit l’une de ses mains et murmura :

— Savez-vous, mademoiselle, que vous avez une petite main tout à fait exquise ?

— Vous trouvez ?

— Jamais je n’en ai vue de plus exquise !

— Vous me flattez…

— Je vous aime ! Et pour la première fois Alpaca sourit.

— Ce qui veut dire ?…

— Que flatter, lorsqu’on aime, n’est pas péché !

— Serait-ce péché que d’aimer ?

— Non… mais flatter sans aimer est, selon mon avis, une faute sociale très grave.

— Ou mieux une mesquine galanterie ?

— Et mieux encore, une injure. Or, vous savez qu’on n’injurie pas ceux qu’on aime.

— C’est vrai.

— Mais on les louange !

— Mais pas trop… se mit à rire Miss Jane.

— Assez pour s’en faire aimer.

— Avez-vous pensé que je ne vous aime pas ?

— Vous ne me l’avez pas dit.

— Je vous l’ai bien fait voir, avouez !

— Moi, je vous l’ai dit verbalement et franchement.

— Où voulez-vous en venir ?

— À une chose : que, sans vouloir paraître exigeant, ce serait justice que vous me disiez…

— Que je vous dise… Je vous aime ? interrompit la jeune fille avec un bel éclat de rire.

— Eh bien ? fit Alpaca agacé par ce rire.

— Je pense à ceci : que vous avez dit m’aimer, mais sans me le prouver !

— Quelle preuve voulez-vous ?

— Il y en a tant… c’est au choix !

— Ne pouvez-vous spécifier ?

— Dame ! comment puis-je savoir au juste ? Néanmoins, je comprends que, lorsqu’on aime, on ne se contente pas de le dire, on le fait voir par des actes, des gestes, une démonstration quelconque, amicale… suggestive… Il y a beaucoup d’amoureux qui…

Ici Miss Jane parut hésiter. Elle baissa les yeux, tripota son fin mouchoir, sembla gênée…

— Finissez ! murmura Alpaca très ému.

— Il y a donc des amants qui prouvent leur amour par un baiser… acheva la jeune fille à mi-voix.

Alpaca éprouva un éblouissement.

— Vous voulez… bredouilla-t-il.

— Sans le vouloir, interrompit Miss Jane en relevant ses paupières et en ébauchant un sourire irrésistible, je peux bien douter de la sincérité d’une parole que tant de galfâtres ont toujours sur les lèvres.

Cette fois Miss Jane arrêta son regard brûlant sur Alpaca et son sourire devint si captivant qu’Alpaca, saisit par le vertige de l’amour, ne put contenir plus longtemps le désir violent qui le consumait. D’un geste rapide il prit à deux mains la tête de la jeune fille et l’attira à lui… Oui, Alpaca oubliait tout à fait son Adeline !… Et déjà il penchait ses lèvres blêmes vers les lèvres rouges, lorsqu’il s’arrêta net en frissonnant…

Car à cette minute même une voix avinée et aigrelette proférait à quelque pas de là ces mots latins :

ET NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM

Puis un bruit sourd suivit, la chute d’un corps lourd sur le plancher… Puis, un bruit de flacons et de cristaux secoués… puis encore, un grondement, comme un juron inachevé… et le tout s’acheva par un ronflement heureux.

Alpaca et Miss Jane s’étaient vivement écartés l’un de l’autre, et tous deux avaient tourné la tête du côté des croisées.

Miss Jane partit de rire. Mais Alpaca fronça les sourcils en voyant Maître Tonnerre allongé sur le tapis du salon près de la table aux liqueurs, dormant profondément, et tenant en sa main crispée un flacon qu’il avait asséché de la plus nette façon.

Alpaca fit une grimace de dégoût et gronda :

— Ivrogne infernal… il me déshonore !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ne pas trop nous étendre dans cette scène, disons que Miss Jane, après avoir bien grisé Maître Alpaca de ses coquetteries, elle le grisa de liqueurs. Et, une demi-heure après Tonnerre, Alpaca roulait à son tour ivre-mort au bas de l’ottomane.

Alors le sourire de Miss Jane se transforma en un rictus sauvage, ses yeux s’illuminèrent de lueurs sombres et terribles.

Elle se rua sur Alpaca. De mains fébriles elle se prit à fouiller l’une après l’autre toutes les poches de son vêtement, avec une sorte de rage elle palpa l’étoffe, elle tâta la doublure…

— Rien !… rien !… murmura-t-elle avec dépit après cinq minutes de cette besogne.

— L’autre, peut-être ?… ajouta-t-elle en reportant ses regards farouches sur Tonnerre toujours ronflant.

Elle courut à Tonnerre avec la même fureur et la même fébrilité, et recommença la même besogne de perquisition. Mais là aussi les résultats furent les mêmes : elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait.

Elle proféra un long rugissement. Puis, comme une bête furieuse en sa cage, elle se mit à marcher à pas saccadés dans le salon. Elle grommelait des paroles hachées, incompréhensibles, elle faisait des gestes brusques et courts. Son sein battait violemment. Souvent elle grinçait des dents et semblait mordre ensuite ses lèvres. D’autres fois, elle s’arrêtait court entre les corps étendus de Tonnerre et Alpaca, et vers chacun d’eux elle dirigeait un regard farouche et sanglant. Puis, plus furieuse, elle se remettait à marcher.

Une fois encore elle s’arrêta et prononça sur un ton concentré :

— Ces plans… je parie que c’est William Benjamin qui les a !…

Elle se tut, réfléchit, puis, frappant le tapis de son petit soulier blanc, elle s’écria :

— Ho ! malheur ! malheur à Benjamin ! De ce soir, c’est entre lui et moi… ne serait-ce que pour me venger !

Elle garda de nouveau le silence et s’abîma dans une violente méditation. Son front laiteux et pur s’assombrissait en se creusant de plis durs. Mais peu à peu ses lèvres serrées s’entr’ouvrirent, un sourire… mais un sourire féroce, cruel, parut se jouer sur ces lèvres qui un moment avaient blanchi, sa physionomie se dérida, et une sorte de joie sauvage éclaira tout son visage. Cependant, dans ses yeux noirs, plus brillants, des éclairs se succédaient lumineux et menaçants. Elle murmura lentement, comme si elle avait eu quelque peine à suivre le travail de sa pensée diffuse :

— Oh ! si cela était !… Si mes soupçons étaient justes !… Si ce William Benjamin n’était pas plus Benjamin que Miss Jane n’est Miss Jane !… Oui, si cela était ainsi que je le pense, quelle superbe vengeance ne tirerais-je pas en commençant par mettre en œuvre la suggestion de Rutten !… Oui, oui, plus j’y pense, plus je trouve que cela s’harmonise !…

Elle ricana et poursuivit :

— Oui, on se demande le motif de la disparition de Pierre Lebon ! Le motif ?… Je le connais, moi, ce motif… cette cause ! Je sais… ou je pourrais savoir pourquoi Lebon a disparu de son hôtel !… Oui, je n’ai qu’un mot à dire pour donner à la police l’explication de la soudaine et mystérieuse disparition de Lebon !… À L’Hôtel Américain, dans la garde-robe d’une chambre il y a un cadavre !… Ce cadavre est celui de Kuppmein !… Oh ! se mit à rire nerveusement la jeune fille, décidément ce capitaine Rutten est un véritable génie du mal !

Puis, tout à coup, elle s’immobilisa, ses yeux se fixèrent comme sur une vision lointaine, et ses lèvres grondèrent cette menace :

— Gare à toi, William Benjamin !

Un frisson convulsif la fit trembler des pieds à la tête, puis elle courut à l’arcade, en écarta rudement les draperies et cria :

— Votre besogne est prête, vous autres, à l’œuvre !

À ce commandement impérieux, deux hommes se dressèrent derrière les draperies… deux individus d’un aspect fort peu recommandable, de ces gens que notre société n’aime pas à tolérer dans son sein.

Miss Jane leur indiqua les deux compères.

— Vous êtes payés, dit-elle d’une voix dure… Faites donc et vite !

Les deux hommes firent entendre un grognement sauvage et s’élancèrent.

Ils s’emparèrent d’abord d’Alpaca, l’un prit les épaules, l’autre les pieds. Ils sortirent du salon, traversèrent l’anti-chambre et gagnèrent le corridor. Tout était désert et silencieux. Ils descendirent par l’escalier de service leur fardeau, et bientôt, sans avoir rencontré âme qui vive, ils se trouvèrent dehors.

La rue était déserte, car il était plus de deux heures de nuit.

Alpaca, toujours profondément endormi, fut jeté par les deux hommes sur le bord de la chaussée.

Les deux hommes remontèrent à l’appartement de Miss Jane. Cinq minutes après, Maître Tonnerre, qui n’eût pas cédé son bienheureux ronflement pour un paradis, reposait auprès de son cher camarade.

Là-haut, les croisées illuminées de Miss Jane venaient de s’obscurcir. L’Avenue demeurait déserte. Les deux individus, qui reprenaient haleine, parurent se consulter du regard et tous deux clignèrent de l’œil vers les deux compères.

L’un d’eux rompit le silence et dit, goguenard :

— Est-on si bêtes que ça ?… On est payés, oui… mais on pourrait se payer davantage !

— Et ces deux-là, répliqua l’autre, ont l’air assez « copés ».

— Moi, je me dis qu’on ne visite pas les grandes maisons avec des clous dans ses poches !

— Il est certain que ces deux cuistres ont mieux que des clous !

— À moins que les jolis doigts de là-haut n’aient précédé les nôtres ! ricana le premier des deux chenapans.

— Il faut nous en assurer. Et puis, il pourrait bien passer des voleurs !

— Tu as raison, fouillons-les !

Les deux individus promenèrent un regard circulaire sur les lieux, puis, ne voyant personne dans les alentours immédiats, se jetèrent sur les deux dormeurs.

Mais au même instant un pas lourd et sonore résonna. Les deux inconnus se dressèrent à demi pour inspecter la rue. Pas bien loin de là se profilait la silhouette d’un policeman, et ce policeman venait vers le Metropolitan Apartments.

— Canaille !… gronda l’un des inconnus avec un geste de colère à l’adresse du policeman,

— Oui, c’est le voleur qui s’en vient ! ricana l’autre.

Circulons…

Et jugeant qu’ils n’auraient pas le temps d’accomplir leur « charitable besogne », les deux sacripants décampèrent, se glissèrent le long des maisons et se perdirent bientôt dans la nuit.