La petite canadienne/11
XI
LA REVANCHE DE MISS JANE
— Dites-moi donc, cher maître de mon cœur, comment vous trouvez, ce matin, notre nouveau logis ?
— Je le trouve un peu froid… je grelotte. Maître Tonnerre. Il est aussi quelque peu étroit…
— Et sombre… ne trouvez-vous pas ?
— Ça se comprend : pas la moindre fenêtre pour nous montrer le jour !
— C’est vrai, aucune fenêtre à notre singulier logis. Mais, par contre, cette jolie porte faite de bonnes et solide tiges de fer nous garantit de tout attentat contre notre gousset.
— Je crois, en effet, que nous sommes ici en sûreté.
— Et avec tout le confort d’un appartement dégarni.
— Heureusement que les bonnes gens qui ont effectué le déménagement du mobilier ont eu la noble et charitable inspiration d’oublier ce matelas.
— Oui, heureusement, car, sans ce matelas, nous aurions à coup sûr les côtes en marmelade.
— Ah ! ça, dites donc, Maître Tonnerre : jadis il me semble avoir vu quelque part et habité un appartement ayant quelque curieuse analogie avec ce logement.
— Il vous semble très justement et très véridiquement. Une fois, à Dawson City, que nous bûmes sans défiance d’une certaine liqueur très malfaisante — liqueur qui nous fit perdre nos deux équilibres, — deux braves policemen nous tendirent les bras et nous offrirent l’hospitalité. Vous en souvenez-vous ?
— Oui. Nous nous gardâmes bien, étant gens de bonne éducation, de refuser cette honnête hospitalité. Alors, selon votre souvenir, ce logis ?…
— Selon mon souvenir et le vôtre, cher Maître, il faudrait croire que le présent logis a, pour une seconde fois en notre vie, été mis à notre disposition par cette bienveillante et hospitalière hôtesse qu’est la police.
— Si tel est le cas. Maître Tonnerre, nous tâcherons de nous souvenir que nous sommes aussi gens de haute gratitude, et nous reconnaîtrons que notre digne hôtesse a droit à tous nos remerciements et à notre dévouement.
— Pour ma part, je promets en son nom un beau cierge à saint Tonnerre, mon patron.
— Et moi, une chandelle toute neuve à saint Alpaca. Prenez ça en bonne note, Maître Tonnerre.
Un cliquetis de clefs, une porte ouverte et refermée avec grand bruit de ferraille et un pas dur interrompirent brusquement cet entretien.
Un individu, dans l’uniforme des porte-clefs, apparut dans la pièce adjacente. À travers les tiges de fer de la grille les deux amis virent cet homme. Il portait sous un bras une petite boite de fer-blanc qu’il posa précieusement sur une table. De la boîte il tira deux tranches de pain de couleur douteuse, puis il s’approcha de la grille.
Il s’arrêta, pencha la tête en avant et dans la clarté incertaine qui régnait dans la cellule il jeta un regard moqueur. Car, là il vit deux ombres humaines assises côte à côte sur un méchant matelas gisant sur les dalles. Un moment, il considéra les deux ombres silencieuses. Puis il dit sur un ton railleur :
— Je suppose, mes bons amis, que vous ne dédaignerez pas un petit déjeuner ?
— Que non, répliqua Tonnerre avec un accent non moins railleur. Nous étions bien sûrs que votre très aimable hospitalité ne se bornerait pas uniquement à la couchée.
— Nous savions aussi, cher monsieur, dit Alpaca à son tour d’une voix très narquoise, que vous ne pouviez avoir l’impolitesse de venir nous souhaiter le bonjour sans nous offrir quelque chose à votre table. Nous vous remercions à l’avance.
Le porte-clefs ricana.
— Merci, répondit-il, de la bonne opinion que vous avez des gens de la maison. Voici donc votre déjeuner à tous deux… vous m’en direz des nouvelles !
Et ce disant, il passa son bras entre les barreaux de la porte de fer, lança un morceau de pain à Tonnerre, puis un autre à Alpaca.
— Merci bien, cher ami, dit Tonnerre, de cet excellent petit déjeuner.
— Vous allez nous gâter, fit Alpaca.
— Il nous prend pour des princes ! gouailla Tonnerre.
— Tous les honneurs ! sourit Alpaca.
— Un véritable festin ! exclama Tonnerre. Et il partit d’un rire aigre.
— Surtout, fit observer le porte-clefs, n’allez pas manger trop et crever d’indigestion !
— Soyez tranquille, cher Monsieur, rétorqua Tonnerre, nous ne sommes pas sujets aux indigestions à pareille table. Mais si, par hasard, il arrivait que nous crevassions de ce mal contre lequel vous voulez bien nous mettre en garde, nous et notre gourmandise, je souhaite pour vous la crevaison par la faim !
Un rire moqueur répondit à ces paroles de Tonnerre, puis le même bruit de porte sonnant la ferraille se fit entendre, et tout demeura dans le silence.
Pour expliquer la situation peu confortable dans laquelle Alpaca et Tonnerre se trouvaient ce matin-là, il faut revenir à ce moment où les malandrins aux gages de Miss Jane s’apprêtaient à visiter les goussets de nos deux amis. Et si les deux maraudeurs ne mirent pas leur projet en œuvre, c’est pour la bonne raison qu’ils en furent dissuadés par l’approche d’un gardien de la paix.
Celui-ci de loin aperçut les corps immobiles des deux compères. Il s’arrêta très ému. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il n’osa pas approcher davantage, mais il considéra les deux hommes avec un œil soupçonneux et craintif. Puis sa physionomie revêtit une expression d’épouvante. Il recula de quelques pas en portant ses mains à ses yeux. Comme s’il eût voulue échapper à une vision affreuse. Puis il grommela une invocation à quelque saint probablement ennemi des spectres et des fantômes, tourna sur ses talons et partit dans une course rapide.
Un peu plus loin, il tourna sur une rue transversale, et arriva bientôt devant la devanture illuminée d’une boutique de drogues.
Il s’arrêta une demi-minute pour reprendre vent, puis il se rua sur la porte qu’il ouvrit violemment et se jeta comme un fou dans l’intérieur de la boutique. Du fond de son laboratoire le droguiste accourut, terrifié, croyant que des bandits venaient lui donner l’assaut. Mais déjà le policeman vociférait ces paroles :
— Deux hommes assassinés sur Fifth Avenue… téléphonez à l’Hôpital !
Sans en demander, davantage, le droguiste se précipita à l’arrière de son établissement pour donner l’alarme.
Le policeman, d’un autre bond, regagna la rue et, toujours à toute course, et soufflant et mugissant comme une locomotive grimpant une pente, il reprit la direction de Fifth Avenue.
Mais arrivé à l’angle de l’avenue, il s’arrêta haletant et suant. Puis tourné dans la direction où il avait vu « les deux hommes assassinés », c’est-à-dire près du Metropolitan Apartments, il sembla guetter quelque chose.
Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis au loin les phares éclatants d’une auto tracèrent sur l’avenue un long jet de lumière, et cette auto approchait si rapidement que le policeman constata qu’elle dépassait de beaucoup la vitesse réglementaire.
Mais de suite il comprit que cette auto n’était autre que la voiture d’ambulance expédiée par l’hôpital. Il s’élança aussitôt à sa rencontre tout en criant d’une voix de stentor :
— Au meurtre ! À l’assassin ! Au meurtre !
Et en même temps il agitait terriblement les bras et les mains, dont l’une tenait « l’assommoir ». Et il criait toujours et à tue-tête, au point que les fenêtres des maisons s’ouvraient pour encadrer des têtes épouvantées :
— Au meurtre ! Au meurtre !
Enfin, le policeman essoufflé et l’auto frémissante s’arrêtèrent à dix pas l’un de l’autre.
De la voiture un individu tout de blanc vêtu sauta sur le pavé de la rue et, suivi du policeman tremblant, s’approcha de Tonnerre et d’Alpaca.
Mais un simple coup d’œil suffit à l’homme en blanc pour lui faire comprendre de quoi il s’agissait. Alors, il jeta au policeman vacillant un regard chargé de colère et demanda d’une voix indignée :
— Ce sont là vos deux hommes assassinés ?
— Eh bien !… fit seulement le policeman ébaubi.
— Eh bien ! pensez-vous que l’hôpital, à présent, va se mettre à faire la patrouille pour ramasser les ivrognes sur la rue ?… Allez donc au diable, espèce de mufle !
Et, aussi brusquement que ces paroles avaient été prononcées, l’homme en blanc fit demi-tour et regagna d’un pas rude la voiture d’ambulance. Celle-ci, la minute d’après, virait de bord et s’éloignait à toute allure.
Le policeman était demeuré stupide devant « les deux hommes assassinés ». Puis, comprenant sa méprise, il maugréa quelques sourdes imprécations à l’adresse de l’individu qui l’avait traité de mufle, et, cette fois, alla donner l’alarme aux quartiers de police de l’arrondissement.
Et quinze minutes plus tard, c’était la voiture policière qui venait faire les honneurs à Maîtres Alpaca et Tonnerre qui, en toute probabilité, se réjouissaient fort à ce moment en compagnie de quelque déesse bien galante ou d’un Bacchus bien amusant qui les roulait en des flots de nectar.
Pour abréger cette aventure de nos deux compères, nous ajouterons que, après avoir longuement réfléchi sur leur situation, et s’être livrés aux conjectures peu plaisantes des gens qui se voient à tout coup privés par la solitude et la mélancolie d’un cachot, — nos deux amis furent conduits devant un magistrat.
Cet homme, — comme tout bon magistrat du reste, — s’empressa de faire valoir la haute autorité dont il était politiquement investi, fit à nos compères, qui riaient sous cape, une savante et philosophique remontrance en un langage choisi qui n’eut pas l’heur de déplaire à Maître Alpaca, puis condamna les deux copains à payer, chacun la somme de dix dollars… ce à quoi les deux amis acquiescèrent séance tenante et avec la meilleure grâce du monde.
Au sortir de la cour de police les deux amis s’arrêtèrent sous la marquise d’un théâtre pour délibérer.
— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda Alpaca.
— Dame ! Il n’est qu’une chose à faire, ce me semble : regagner notre hôtel, rafraîchir nos habits un peu frippés, puis communiquer avec M. William Benjamin à Montréal.
— Que voulez-vous communiquer, Maître Tonnerre ?
— La jolie trouvaille que nous avons faite hier soir !
— Diable ! s’écria Alpaca, j’y pense seulement !… Où donc avais-je la tête ?
— Vous l’aviez toujours à la même place, cher Maître. Seulement, cette délicieuse Miss Jane vous l’a quelque peu retournée !
— Miss Jane !… murmura Alpaca avec un profond soupir.
Miss Jane !… Oui, cher Maître, reprit Tonnerre sur un ton goguenard. L’angélique ou plutôt la diabolique Miss Jane qui vous fit oublier, monstre que vous êtes ! l’amoureuse Adeline. Fiez-vous maintenant, ô saintes femmes ! à la fidélité des hommes ! acheva Tonnerre avec une physionomie scandalisée.
— Adeline !… murmura Alpaca, rêveur. Adeline ! répéta-t-il en hochant la tête d’un air de profonde amertume. Celle qui, durant trente années de ma vie, n’a pas un instant quitté mon souvenir ! Oui, je l’ai odieusement trompée dans un moment de folie ! Je suis un infâme ! gronda-t-il sourdement. Oui, je suis un monstre, Maître Tonnerre ! Mes lèvres que je conservais pures pour cette fidèle et innocente Adeline, je les ai souillées aux lèvres de cette drôlesse qui s’appelle Miss Jane ! Misérable que je suis !… Ah ! mon Adeline adorée, pardonne-moi ! s’écria Alpaca avec un accent douloureux. Pardonne-moi, mon ange, d’avoir pressé sur ma poitrine cette femme-démon ! Pardonne-moi… et je pose ma main sur tes lettres sacrées qui à cet instant brûlent mon…
Alpaca s’interrompit net et toute sa physionomie se couvrit d’une mortelle pâleur. Avec une agitation fébrile il palpait le côté gauche de sa redingote.
Une plainte déchirante vint mourir sur ses lèvres, et il chancela…
Mais Tonnerre le soutint.
— Quel mal donc vous prend, cher Maître ? fit Tonnerre avec surprise.
— Maître Tonnerre, répondit Alpaca d’une voix défaillante. Elles… ne sont plus là !
— Elles !… Quoi donc ?
— Ses lettres vénérées !
— Est-ce possible ?
D’un geste brusque Alpaca introduisit la main dans la poche intérieure de sa redingote… cette poche était vide.
À sa pâleur succéda une ardente rougeur. Il baissa la tête et murmura dans un sanglot :
— J’ai perdu les lettres d’Adeline !
Une larme en même temps trembla au bord de ses paupières.
Cette larme émut terriblement Tonnerre.
Ne trouvant aucune consolation à présenter à son malheureux ami, il toussa, éternua, jura, sacra, et rugit avec une feinte colère pour cacher son émotion :
— Au diable cette poussière qui vous aveugle et vous étouffe ! Tenez, cher Maître de mon cœur, il serait fort à propos que nous vidions un verre de quelque chose : moi, pour me débarrasser de la poussière infernale qui assèche mon gosier, vous, pour noyer les nombreux remords qui vous assiègent. Est-ce dit ?
— Votre suggestion est merveilleuse, Maître Tonnerre. Cherchons donc un cabaret !
Les deux amis quittèrent la marquise du théâtre pour se mettre à la recherche du cabaret désiré.
Il était midi précis, lorsque Tonnerre et Alpaca réintégrèrent leur hôtel.
Ils trouvèrent la salle générale encombrée d’une foule de gens qui s’agitaient et se bousculaient tout en parlant avec une animation qui ressemblait à de la frénésie.
Que se passait-il donc d’étrange dans l’hôtellerie ?
C’est ce que nos deux compères se demandaient déjà avec une extrême curiosité, lorsqu’ils avisèrent un hôte de l’établissement de leur connaissance. Ils s’enquirent aussitôt auprès de ce personnage de l’agitation qui bouleversait l’hôtel entier.
— Quoi ! s’écrit ce personnage avec surprise, vous ne savez pas la nouvelle ?
— Nous arrivons seulement de voyage ! dit Tonnerre.
— Ah ! je vois. Eh bien ! depuis ce matin, il se passe ici des choses extraordinaires.
— Vraiment ? fit Alpaca intéressé.
— Jugez-en ! Ce matin, la police était informée par une lettre anonyme qu’un nommé Kuppmein avait été séquestré dans une garde-robe de cet hôtel, puis assassiné. Cette garde-robe faisait partie de l’appartement loué par un certain Pierre Lebon, et ce Pierre Lebon avait disparu aussitôt de mystérieuse façon.
Alpaca et Tonnerre s’entre-regardèrent. Une terrible épouvante se peignait sur leurs traits.
Enchanté de l’effet que créait son récit sur ses deux auditeurs, l’homme poursuivit :
— Donc, deux agents de police venaient ce matin communiquer au gérant de l’hôtel la lettre anonyme. Ce fut donc une course vers le garde-robe mentionné dans la lettre.
— Qu’a-t-on découvert dans ce garde-robe ? demanda Tonnerre d’une voix tremblante.
— Précisément ce que mentionnait encore la lettre anonyme, répondit l’homme avec un sourire énigmatique.
— Un cadavre ?… s’écria Alpaca.
— Un cadavre… oui, mes amis. Et ce cadavre fut reconnu pour celui de Kuppmein en question.
— Par tous les testaments ! jura Tonnerre ébahi et terrifié à la fois.
— Juste ciel ! exclama Alpaca en joignant les mains et en levant les yeux au plafond.
— Naturellement, reprit l’homme, vous devinez bien qui est l’assassin de Kuppmein ?
— Mais non, répliqua naïvement Tonnerre. Comment pourrions-nous deviner, cher monsieur ?
L’homme eut un sourire.
— C’est bien simple, dit-il, puisque la garde-robe faisait partie de l’appartement loué par Lebon !
— Ah ! ah ! fit Tonnerre qui ne savait trop comment réfuter cette sorte d’accusation contre le jeune inventeur canadien.
— En sorte que, dit Alpaca d’une voix qu’il d’affermir, Pierre Lebon est reconnu l’auteur de cet assassinat ?
— Tout l’accuse !
— C’est juste, dit Tonnerre. Merci, cher monsieur, de cette information, ajouta-t-il, et permettez-nous de nous retirer, attendu que nous avons affaire au télégraphe.
Et Tonnerre entraîna vivement Alpaca avec ces paroles prononcées à voix rapide et basse :
— Nous n’avons pas un instant à perdre… Allons télégraphier la nouvelle à William Benjamin !
Allons ! répéta Alpaca.