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La petite canadienne/12

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 41-45).

XII

LE DRAME


— Encore un baiser, ma Jenny !… Ah ! que je t’aime !…

Ces paroles d’ivresse, Pierre Lebon les avait balbutiées d’une voix languissante et à peine distincte au moment où, saisi d’un vertige mystérieux, il échappait au bras de Miss Jane et roulait sur l’ottomane pour demeurer inerte dans un sommeil profond, presque léthargique.

Et debout maintenant, avec un sourire de haine satisfaite au coin de ses lèvres rouges, et ses yeux noirs chargés d’éclairs, Miss Jane considérait sa victime.

Plus tard, elle murmurait d’une voix basse et rauque ces paroles :

— Je te frappe, toi, pour mieux atteindre l’autre… celle qui t’aime, celle à qui tu as voué ton existence avant de m’aimer, moi !… Celle qui, car je l’ai deviné depuis longtemps, sous le masque de William Benjamin, a fait échouer tous nos projets !… Je te frappe dans ton corps toi, Pierre Lebon, pour la frapper, elle, dans son cœur, dans son amour pour toi !… Car je la hais… je la hais de toutes les forces de mon être cette femme que je ne connais pas encore, et ma haine rejaillit sur toi !… Demain, tu ne seras plus qu’un gibier de potence ! Demain, la justice qui te recherche déjà viendra ici, attirée par moi ! Demain… que dis-je ? aujourd’hui, puisqu’il est maintenant l’aurore, oui, aujourd’hui, ce soir au plus tard, on viendra t’arrêter ; et lorsque cette femme, qui se fait appeler William Benjamin, te retrouvera enchaîné au fond de quelque noir cachot, elle pleurera alors des larmes de feu !…

Miss Jane se tut pour demeurer plongée dans une terrible méditation, tout en tenant son regard enflammé sur le visage livide du jeune homme.

Avec la table surchargée encore de liqueurs et de mets divers, avec la senteur capiteuse de la cigarette dont l’atmosphère demeurait saturée, avec le désordre qui demeurait par toute la pièce, l’orgie et la débauche se dessinaient pleinement entre les quatre murs de ce salon. Ensuite, avec l’accusation de meurtre qui pesait sur Pierre Lebon, et au sein de ce décor de mœurs libres que la jeune fille avait habilement arrangé, l’œil de la justice n’y pourrait trouver que la confirmation de la lettre dénonciatrice et accusatrice écrite par Miss Jane.

Dans l’esprit de celle-ci Pierre Lebon était perdu irrémédiablement, rien ne le pourrait sauver de l’infamie !

Et sa vengeance, Miss Jane en savourait à l’avance tous les délices, elle la savourait d’autant mieux qu’elle s’imaginait avoir accompli une de ces actions extraordinaires dont on parle dans les siècles futurs.

Telles étaient à ce moment les pensée sinistres qui tourbillonnaient dans le cerveau agité et tourmenté de Miss Jane : et ces pensées semblaient lui dévoiler des visions triomphales, car elles amenaient sur ses lèvres devenues pâles un sourire de féroce contentement.

Combien de temps la jeune fille demeura-t-elle dans cette contemplation des choses évoquées par son esprit vindicatif ? Il est certain qu’elle n’aurait pu le dire.

Car les heures avaient succédé aux heures, et elle n’avait pas paru s’apercevoir que l’aube d’un jour nouveau avait blanchi les vitres des croisées. Elle ne sembla pas voir que le jour peu à peu chassait l’ombre de la nuit, et que, dans la clarté profuse qui bientôt emplissait le salon, la lumière de l’homme pâlissait dans la lumière de Dieu. Car les lustres, oubliés, demeuraient comme stupides dans la blancheur rayonnante du matin.

Soudain un rude coup de sonnette résonna dans le lourd silence.

Miss Jane tressauta et promena autour d’elle un regard surpris.

Elle vit qu’il faisait grand jour.

Puis, comme si le coup de timbre vaguement entendu lui eût semblé l’effet d’un songe plutôt que de la réalité, elle prêta l’oreille tout en crispant d’une main nerveuse son sein tumultueux.

Une minute s’écoula dans un silence funèbre.

De nouveau le timbre vibra par coups violents et saccadés.

Miss Jane frissonna, pâlit et murmura ! comme avec épouvante.

— Si déjà c’était la police !…

Elle darda sur Pierre Lebon un long regard, et, chose étrange, dans ce regard on eût pu surprendre un rayon de pitié mêlé à une lueur de remords !

Puis elle fit un pas vers l’antichambre.

Elle s’arrêta aussitôt, hésitante et pensive.

Pour la deuxième fois son regard indécis et troublé se reporta sur le jeune inventeur canadien qui, dans son lourd sommeil d’ivresse semblait sourire à quelque joyeuse vision de rêve… rêve en lequel, peut-être, il se sentait tout grisé des caresses de Miss Jane.

Mais pour la troisième fois la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre, plus impérieuse

La jeune fille parut se décider. Elle hocha la tête avec une sorte d’indifférence, affectée et d’un pas alerte gagna l’antichambre. Mais ce ne fut pas sans une main tremblante qu’elle ouvrit la porte. Elle étouffa aussitôt un cri de joyeuse surprise. Au lieu de la police qu’elle s’attendait presque à voir paraître derrière la porte, ce fut la silhouette agitée du capitaine Rutten qui se trouva devant elle, le capitaine qui disait de sa voix nasillarde et moqueuse :

— Pardonnez-moi cette matinale visite, ma chère Miss Jane, je vous pensais debout depuis longtemps déjà.

— Quelle heure est-il donc ?

— L’heure ! s’écrit Rutten avec un geste de surprise. Mais il passe sûrement neuf heures.

— Neuf heures !… fit la jeune fille avec une mine égarée. D’où arrivez-vous ? demanda-t-elle.

— Mais… de Montréal. Le train retardait… C’est pourquoi…

Rutten s’interrompit pour considérer curieusement la jeune fille dont l’esprit lui paraissait voyager en pays inconnus.

— Dites donc, reprit-il brusquement, vous m’avez l’air de revenir d’aussi loin que je reviens moi-même !

Miss Jane se mit à rire nerveusement.

— C’est la surprise de vous voir, dit-elle, je ne vous attendais pas sitôt. Mais entrez donc !

Rutten franchit le seuil de la porte et demanda, tandis que Miss Jane refermait la porte doucement :

— Vous avez reçu ma dépêche, n’est-ce pas ?

— Oui.

— La mauvaise nouvelle vous a sans doute fort contrariée ?

— Très peu, sourit Miss Jane.

— Tiens !

— Je me doutais pas mal, reprit-elle avec une certaine indifférence tout en esquissant un sourire haineux, que William Benjamin vous aurait devancé.

— Comment le saviez-vous ? demanda le capitaine qui, du coin de l’œil, lança à Miss Jane, un regard chargé de soupçons.

— Je dis que je m’en doutais, répondit seulement Miss Jane avec un sourire froid.

— Vous vous en doutiez ?… Mais alors vous saviez que Benjamin m’avait suivi à Montréal.

— Je l’ai su par votre dépêche.

— Ah !… c’est juste.

— Seulement, poursuivit Miss Jane, le jour même de votre départ pour Montréal, je vous savais surveillé par Benjamin.

— Vraiment ?

— Ou plutôt par des gens au service de Benjamin, ce qui revient au même.

— Vous connaissez ces gens ?

— Vous savez bien que je connais vos amis, répliqua Miss Jane avec un sourire ironique.

— Quels amis ? demanda froidement Rutten.

— Ces deux amis qui, un soir, au Welland, vous ont fait les honneurs de l’hospitalité.

Rutten grimace de colère et de haine.

— Or, sachant que ces deux hommes vous épiaient, je me suis douté que Benjamin serait informé de votre départ précipité pour Montréal, et qu’il prendrait aussitôt des mesures pour faire mettre le modèle du Chasse-Torpille en lieu sûr.

— Ma chère Miss Jane, sourit le capitaine, votre perspicacité est admirable.

Et il pensa ceci :

— Tu t’es fait prendre au jeu de l’amour, je t’en avais prévenue !… Gare à toi, tu ne m’échapperas pas !

Et tout haut il répéta :

— Oui, ma chère Miss Jane, j’admire votre perspicacité.

— Merci, mon cher capitaine, se mit à rire la jeune fille. Ah ça ! ajouta-t-elle aussitôt en reprenant son sérieux, j’oublie que vous arrivez de voyage et que vous devez être morfondu… Voulez-vous accepter un petit verre et manger quelque chose ?

— Je ne vous refuse pas, vous me faites vraiment plaisir.

— Venez donc, dit la jeune fille en se dirigeant vers la porte du salon.

— Au moins, je ne trouble pas vos amours ?

— Pas le moins du monde. D’autant moins que ces amours, dont vous êtes tant jaloux, vont bientôt avoir leur dénouement.

— Par le mariage ? ricana Rutten.

— Non… par une condamnation à mort, peut-être ! répliqua Miss Jane avec un accent funèbre.

Rutten frissonna malgré lui et, silencieux, suivit Miss Jane au salon.

Arrivé sur le seuil de la porte il s’arrêta net. Ses yeux venaient de tomber sur Pierre Lebon.

— Voilà le condamné ! fit Miss Jane avec un sourire de cruelle ironie.

Rutten darda un regard clair dans les yeux ardents de la jeune fille et parut y lire sa pensée.

— Je vous comprends ! dit-il seulement.

— Ah ! vous comprenez, reprit froidement Miss Jane, que j’ai mis en œuvre l’idée que vous m’aviez donnée au sujet de l’assassinat de Kuppmein ?

— Oui, c’est ce que je comprends.

— Eh bien ! comprenez aussi que je vous venge, vous et moi, de William Benjamin !

— Cette fois, je ne vous comprends plus ! fit Rutten avec étonnement.

À cet instant Miss Jane emplissait deux coupes d’une certaine liqueur, et sur ses lèvres, voltigeait un sourire énigmatique.

Une fois les coupes emplies, la jeune fille releva son regard sur le capitaine et demanda :

— Mes paroles vous surprennent ?

— C’est vrai.

— Vous ne saisissez pas comment je nous venge de Benjamin en frappant ce garçon ?

— J’avoue que je ne saisis pas.

— Eh bien ! tant pis, vous comprendrez plus tard ! En attendant je bois à votre santé. Approchez…

Après que les coupes furent vidées la jeune fille demanda encore :

— Voulez-vous que nous causions de nos affaires ?

— Je suis venu pour cela.

— Venez au fumoir, nous y serons tout à notre aise.

— Je vous suis.

L’instant d’après, Rutten et Miss Jane, l’un fumant un cigare, l’autre une cigarette, reprenaient la conversation.

Comme cette conversation ne serait au lecteur d’aucun intérêt nouveau, nous la passerons sous silence. Disons seulement qu’elle dura longtemps, et elle aurait probablement duré plus longtemps, si un coup de timbre n’était venu l’interrompre.

— Une visite ! fit le capitaine.

— Demeurez ici, dit Miss Jane en se levant. Quoi qu’il arrive, ne bougez pas.

— Qui pensez-vous que ce soit ?

— Je n’en sais rien. Attendez seulement.

Miss Jane sortit du fumoir. Elle arrangea soigneusement les draperies de l’arcade et se disposa à gagner l’antichambre.

Mais elle s’arrêta subitement, très surprise de voir Pierre Lebon, debout au milieu du salon, lui souriant avec cette ivresse de l’amoureux follement épris.

— On vient de sonner, prononça le jeune homme d’une voix tranquille.

— Oui, je sais… j’ai entendu le timbre. Aussi allais-je ouvrir.

Ces paroles, Miss Jane les balbutia avec difficulté.

— Si c’est pour vous une visite personnelle, je puis me retirer, proposa Pierre toujours calme et souriant.

— Non… Demeurez, je n’attends aucune visite. Je vais voir, le facteur peut-être…

Sa voix s’étouffa dans sa gorge que crispait une émotion étrange. Tout son être frissonnait visiblement, et ses regards troublés évitaient ceux du jeune homme.

Lui, la considérait avec une curieuse surprise.

Miss Jane traversa rapidement le salon. Mais elle s’arrêta subitement près de la porte grande ouverte de l’antichambre. Elle demeura là indécise et inquiète, et son oreille se prêtait avidement aux bruits intérieurs de l’édifice.

Du corridor arrivaient jusqu’à elle des voix étrangères.

La sonnerie de la porte d’entrée résonna de nouveau impérieusement.

— La police !… pensa Miss Jane en pâlissant.

— Eh bien ! fit Pierre, n’entendez-vous pas, Jenny ? Je crois qu’on s’impatiente !

La pâleur de Miss Jane s’amplifia.

Elle jeta sur le jeune homme un regard épouvanté.

Son sein se mit à battre durement et elle y porta ses deux mains pour le comprimer, peut-être pour l’empêcher d’éclater.

Pierre la vit chanceler. Il courut à elle l’entourant de ses bras.

— Vous allez tomber ! s’écria-t-il, effrayé. Qu’avez-vous donc, Jenny ?… Vous êtes toute pâle… Vous souffrez ?

— Ce n’est rien ! balbutia l’étrange fille. Un malaise seulement… Pierre, fermez cette porte !

— Cette porte ?… La porte de l’antichambre ?… s’écria le jeune homme avec étonnement.

— Oui… cette porte !

— Mais… le visiteur ?

— Qu’importe ! fermez toujours.

Et comme Pierre hésitait devant cette soudaine bizarrerie de la jeune fille.

— Pierre, de grâce, supplia-t-elle, fermez la porte !

Cette fois et machinalement Pierre obéit, il ferma la porte.

Alors seulement Miss Jane parut capable de faire un mouvement ; elle courut à la porte, tourna la clef dans la serrure, la retira et l’enfouit dans son corsage.

— Que faites-vous donc ? demanda Pierre au comble de l’étonnement.

— Vous le voyez, répondit Miss Jane avec un sourire livide, je vous renferme avec moi.

— Pourquoi ?

— Par crainte de vous perdre.

— De me perdre !… Pierre la regarda avec une sorte de comique hébétement.

— Oui, mon Pierre, je ne veux pas vous perdre ! Je veux vous garder toujours avec moi !… Car je vous aime !…

Et brusquement Miss Jane, comme prise d’un accès de folie ou d’épouvante, se jeta dans les bras de Pierre Lebon en sanglotant.

Éperdu, le jeune homme la serra avec force sur sa poitrine, en murmurant :

— Jenny, vous souffrez… vous souffrez beaucoup, et vous ne me le dites pas ? C’est mal !

À cette minute la sonnerie vibra violemment, et dans la porte d’entrée donnant sur le corridor un poing frappa durement.

En même temps une voix forte cria :

— Au nom de la loi !

La jeune fille frémit.

— Au nom de la loi !… répéta Pierre avec épouvante et en regardant Miss Jane dans le fond des yeux.

Alors, de ces yeux qu’il regardait avec amour le jeune homme vit couler un flot de larmes brûlantes, et ces larmes, Miss Jane voulut les lui dérober en penchant son front sur son épaule.

Pierre, très pâle, balbutia :

— Jenny, que se passa-t-il ?

Miss Jane releva sa tête, puis avec une sorte de frénésie sauvage elle entoura de ses deux bras le cou du jeune homme, appuya ses lèvres blêmes sur les lèvres pâles de Pierre, renvoya sa tête en arrière et dit d’une voix désespérée :

— Pierre, pardonnez-moi, je suis une misérable ! Je vous ai trahi ! La jalousie m’a aveuglée ! Je croyais vous haïr en pensant que vous en aimiez une autre que moi, et je vous aimais éperdument au fond ! Et vos baisers, je les croyais destinés à l’autre ! Vos sourires, je croyais qu’ils étaient pour l’autre ! Vos paroles d’amour, je croyais que l’autre les entendait ! Alors, j’ai été folle ! Alors, j’ai voulu me venger ! Alors, j’ai été horrible ! Pierre… Pierre…

Deux coups vigoureux retentirent dans la porte d’entrée couvrant la voix plaintive de Miss Jane.

La même voix cria plus fort, plus impérieusement.

— Au nom de la loi !

— Jenny, s’écria Pierre saisi d’un horrible pressentiment, parlez, je le veux !

Miss Jane serra plus fortement le cou du jeune homme et répondit avec un accent de sauvagerie effrayante :

— Pierre, ne me maudissez pas !… Me me tuez pas !… car je vous aime, je vous aime, je vous aime…

— Jenny !… balbutia Pierre à qui la voix manqua tout à coup dans l’émotion terrible qui l’étreignait.

— Pierre… c’est pour vous qu’on vient… on vient vous arrêter !

— M’arrêter !… s’écria Pierre ébahi.

— Par ma faute ! pleura Miss Jane.

Ces paroles furent couvertes par un fracas de bois qui casse : la porte d’entrée venait d’être brisée et dans l’antichambre retentissaient des bruits de pas précipités, des grondements de voix furieuses, des Jurons.

— La porte est enfoncée ! murmura Pierre, en serrant Miss Jane plus fort contre lui.

— Qu’importe ! s’écria la jeune fille, il reste encore celle-ci. Oh ! je saurai bien vous défendre… je vous protégerai !

On frappait à présent à coups redoublés dans la porte du salon.

— Ouvrez ! commanda Pierre à la jeune fille qu’il voulut écarter de lui.

— Non, jamais ! Pierre, fuyez ! Vous leur échapperez… Fuyez par l’appareil de sauvetage qui passe par ma chambre à coucher ! Venez… nous fuirons ensemble !

— Pourquoi fuir, Jenny ?

— Parce qu’on vient vous arrêter !

— C’est impossible… pourquoi ?

— Au nom de la loi ! répéta la voix impérative dans l’antichambre.

Sous d’autres coups plus violents la porte craqua…

— Pour Dieu ! clama Miss Jane en cherchant à entraîner Pierre pétrifié par l’horreur, fuyez… fuyez donc !

Pierre ne parut pas entendre. Il demeura immobile, la physionomie livide, les yeux rivés sur la porte qu’on battait de coups plus durs de l’autre côté. Mais il serra davantage Miss Jane sur lui.

— N’entendez-vous pas, Pierre ? gémit la jeune fille avec désespoir. Ces hommes vont enfoncer cette porte comme la première ! Ils vont vous trouver ici ! Ils vous emmèneront !… Ah ! Dieu Puissant ! il ne veut pas m’entendre !… Et tout cela, c’est ma faute !… Malheureuse ! Maudite que je sois !…

Et, la gorge déchirée de sanglots, Miss Jane laissa sa tête retomber lourdement sur l’épaule de Pierre.

Sous les coups furieux la porte céda enfin, et quatre hommes se précipitèrent dans le salon.

Miss Jane poussa un rugissement terrible.

— Allez-vous-en ! cria-t-elle, en s’échappant des bras de Pierre, hors d’ici ! ajouta-t-elle avec un geste farouche.

— Pierre Lebon !… prononça d’une voix grave l’un des hommes de police en regardant le jeune homme.

— C’est moi ! répondit Pierre d’une voix ferme.

— Non, ce n’est pas celui que vous cherchez ! rugit Miss Jane en se dressant avec hardiesse devant les quatre hommes comme pour protéger celui qu’elle aimait.

— Madame, dit froidement l’agent de police, prenez garde ! Cet homme est un assassin… il appartient à la Justice !

— Assassin !… murmura Pierre avec ahurissement.

— Vous ne me le prendrez pas ! hurla Miss Jane. Vous ne l’arrêterez pas, moi vivante !

Et avec la furie d’une tigresse Miss Jane se jeta sur Pierre se cramponnant à lui.

— Saisissez-les ! commanda le chef de l’escorte d’une voix forte.

Les trois autres agents s’avancèrent menaçants.

— Arrière, chiens !… vociféra Miss Jane d’une voix éclatante et avec un regard effrayant.

— En avant ! hurla le chef et en tirant un revolver de sa poche.

Les trois agents s’élancèrent.

Mais ils s’arrêtèrent net au son d’une voix claire, haute et impérative qui venait de vibrer derrière eux :

— Un instant, messieurs ! avait dit la voix.

Tous se retournèrent.

En même temps une toux sèche traversa le silence qui venait de se faire.

Dans le cadre de la porte un jeune homme à la physionomie calme essuyait de son mouchoir ses lèvres souriantes.

C’était William Benjamin.

Derrière lui on pouvait apercevoir les figures placides de Tonnerre et Alpaca.

— Un instant, messieurs ! répéta William Benjamin d’une voix plus douce.

— William Benjamin !… gronda sourdement Miss Jane, tandis qu’un éclair de haine traversait sa prunelle sombre.

— Jenny Wilson !… murmura Benjamin avec la plus grande stupeur, en reconnaissant cette jeune américaine à qui il avait accordé sa protection à Montréal.

Quant à Pierre Lebon, à la vue de William Benjamin, un nom cher, aimé, adoré, mais oublié depuis quelques jours, monta de son cœur pour expirer sur ses lèvres livides ; puis son front s’empourpra d’une rougeur de honte, il ferma les yeux et chancela…

Miss Jane, toujours cramponnée à lui, l’empêcha de tomber.

Mais déjà le chef des policiers demandait à Benjamin avec hauteur :

— Qui êtes-vous ?

— Un ami, monsieur, qui vient vous dire que ce jeune homme n’est pas le meurtrier de Kuppmein.

— Comment le prouvez-vous ?

— Par ceci, répondit Benjamin en exhibant une petite feuille de papier et en s’approchant de l’homme de police.

Pour mieux saisir et suivre la scène qui va suivre, nous nous permettrons d’indiquer en peu de mots la disposition de nos personnages.

Miss Jane et Pierre Lebon, tous deux enlacés, tournaient le dos aux draperies de l’arcade. Sur leur gauche, entre l’ottomane et la porte, les trots agents subalternes demeuraient attentifs. Sur leur droite et faisant face à la porte défoncée, le chef des policiers observait Benjamin qui venait de s’approcher de lui. Et, enfin, derrière Benjamin nos deux amis Alpaca et Tonnerre étaient venus se poster.

Donc, à la plus grande stupéfaction de tous Benjamin avait exhibé une petite feuille de papier.

Et tout en tenant ce papier sous les yeux ébaubis du policier, voici ce qu’il expliquait :

— Ce matin, j’ai appris à l’hôtel Américain l’accusation qui pesait sur Monsieur Lebon. J’ai manifesté le désir de visiter la garde-robe dans lequel Kuppmein fut assassiné. J’y suis monté avec le gérant de l’hôtel et deux autres personnes, et nous avons découvert ce papier sur lequel une main agonisante a tracé ces mots que vous pouvez lire…

Et le policier lut à haute voix et non sans surprise :

Je meurs assassiné par le capitaine Rutten.
Kuppmein

— Rutten !… murmura le policier stupéfait.

— Rutten !… hurla tout à coup Miss Jane dans un cri de joie sauvage. Ah ! tu es sauvé, mon Pierre, ajouta-t-elle défaillante et en haussant les lèvres blêmes jusqu’à celles du jeune homme qui demeurait immobile, blafard, pétrifié. Tu es sauvé ! répéta Miss Jane avec amour… car le meurtrier de Kuppmein… car Rutten…

Elle ne put achever…

Un grondement terrible venait de couvrir ses paroles…

Et, dans la minute qui suivit, il se passa une chose si affreuse, si imprévue, que tous les spectateurs de cette scène demeurèrent cloués sur place par l’épouvante et l’horreur.

À peine le nom de Rutten avait-il retenti sur les lèvres de Miss Jane, que les draperies de l’arcade furent brusquement écartées. Sous l’arcade un homme parut, amassé sur lui-même, le visage terrible et farouche, l’œil en feu, la lèvre frémissante, et cet homme dans sa main furieusement crispée tenait un court poignard à lame étincelante.

Dans cette seconde, l’homme fit un bond prodigieux jusqu’au groupe formé par Pierre Lebon et Miss Jane enlacés tous deux dans une étreinte éperdue, et dans la durée d’un éclair on vit la lame du poignard briller rapidement puis disparaître tout entière dans la gorge de Miss Jane.

Il y eut un cri d’horreur, un gémissement douloureux, un grondement rauque… Et d’un autre bond aussi prodigieux, aussi terrible, l’homme traversa le salon, renversa deux agents de police sur son passage, atteignit l’antichambre, la franchit, disparut…

Et les spectateurs de cette scène demeuraient encore glacés, figés…

Puis, dans le lourd et tragique silence qui plana durant la minute suivante, deux coups de feu éclatèrent au dehors.

Ces détonations parurent ranimer tous nos personnages. Le premier, William Benjamin courut à une croisée et plongea sur la rue un regard ardent.

Dans la rue il vit deux agents de police, revolvers fumants au poing, accourir auprès d’un homme qui gisait sur la chaussée, immobile, mort, la face ensanglantée.

Et cet homme, c’était le capitaine Rutten !

Benjamin, oubliant l’horrible drame qui venait de se passer sous ses yeux, s’abîma dans une sombre méditation, ses regards fixes attachés sur la foule excitée qui s’agitait sur la rue.

Au moment où une voiture de la morgue venait enlever le cadavre du capitaine Rutten, une voix profonde et grave prononça derrière Benjamin :

— Je crois que son compte, au capitaine, est réglé pour toujours !

Benjamin se retourna brusquement et reconnut Alpaca. Mais tous les autres personnages de la scène précédente avaient disparu ; il ne restait plus que le cadavre de Miss Jane reposant sur l’ottomane.

— Pierre ?… interrogea seulement Benjamin d’une voix tremblante d’angoisse.

— Parti avec Maître Tonnerre ! répondit Alpaca.

Benjamin soupira longuement, puis marcha vers l’ottomane où, durant quelques minutes et très pensif, il considéra le corps inerte et sanglants de la jeune fille.

— Jenny Wilson !… murmura-t-il enfin. Oh ! je comprends tout maintenant… Que Dieu te pardonne comme je te pardonne moi-même ! ajouta-t-il lentement et gravement.

Puis il fit un signe à Alpaca, et tous deux sortirent de ce lieu funèbre.