Aller au contenu

La petite canadienne/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 47-50).

XIV

LE PRÉVENU


Comme nous l’avons dit précédemment, James Conrad avait été ramené à Montréal et incarcéré dans une cellule des quartiers généraux de la police.

Naturellement, l’arrestation de l’ingénieur avait créé dans les cercles d’affaires une certaine sensation. Et comme la police gardait une entière réserve sur les motifs de cette arrestation inattendue, les rumeurs allaient leur train.

Il y a et aura toujours des gens qui pensent tout savoir : de là la calomnie. Ne sachant donc rien de l’aventure de Conrad, des bavards chuchotaient déjà mystérieusement à l’oreille d’un ami ou d’une connaissance :

— Dis donc… tu sais l’affaire Conrad ?

— Oui, eh bien ?

— Eh bien ! c’est connu : il aurait tout simplement fait servir à ses intérêts personnels des fonds de sa compagnie.

— Possible ?… C’est avéré !

— Est-ce possible ?

— Combien alors ?

— Oh ! c’est un finaud, ce Conrad, il sait tordre un linge mouillé.

— Et en faire tomber toutes les gouttes d’eau ?…

— Juge toi-même, cent mille dollars !

— H-o-o-o !…

Bref, sous le flot de cancans filant, de la sorte, James Conrad, jusqu’alors demeuré d’une probité scrupuleuse dans l’esprit de ses connaissances, n’était plus qu’un escroc.

Nous laisserons aller les cancans et nous nous rendrons auprès du prisonnier à l’Hôtel de Ville.

C’est le lendemain de son retour à Montréal.

L’ingénieur demeure assis sur son lit de camp, abattu, sombre, désespéré. Sa cellule donne sur une petite salle où entrent, passent et sortent des policiers, des reporters curieux, des avocats avides d’une affaire.

Onze heures de matinée.

Un policier s’approche de la grille de fer et rudement interpelle :

— Conrad !

Le prisonnier lève une tête pâle et jette sur l’importun un regard terne.

Le policier reprend :

— Le Chef a bien voulu vous accorder la faveur de voir votre fille que vous avez demandée hier.

— Ma fille !… Ah ! merci, balbutie Conrad avec un éclair de joie dans ses yeux clignotants. Quand la verrai-Je ?

— À l’instant, on va l’amener !

— Ah ! on va l’amener ! bégaya-t-il. Mais vous ne me laisserez pas voir ma fille derrière les barreaux de ma cage !

La colère l’avait emporté malgré lui.

— Vous ne la verrez pas autrement ! répartit durement le policier.

— Imbécile ! cria Conrad.

— Ordre du Chef ! répliqua le policier outragé.

— Ton chef est un autre imbécile, va le lui dire de ma part !

Le policier tremblait de colère.

— Songez dans quelle situation vous êtes ! menaça l’homme de police.

— Oui, je suis un innocent que vous traitez, idiots que vous êtes, comme un criminel ! Comme si j’étais le pire des bandits ! Va-t-en, je ne veux plus voir ma fille !

Conrad était exaspéré.

— Soit, dit le policier.

Et celui-ci s’éloignait avec son épithète d’imbécile, quand un reporter qui se trouvait là et avait entendu, arrêta l’homme de police et lui dit :

— Amenez-lui sa fille quand même, ce qu’il vous a dit, il l’a dit avec raison et justesse. On met le boulet et la chaîne au pied du criminel de carrière, mais non au pied d’un innocent.

Et le reporter, enchanté d’avoir plaidé une cause juste, tourna les talons et s’en alla.

Deux fois souffleté, le policier s’éloigna à son tour mais en essayant de se donner un air d’importance, car l’importance est la marotte de certains policiers comme elle en est leur vessie.

Quant à Conrad, il avait eu pour le reporter un regard de reconnaissance, puis il s’était mis à marcher dans son étroit cachot.

Tout à coup il aperçut du coin de l’œil une fine et sombre silhouette obstruer à demi la clarté qui entrait dans sa cellule. Il s’arrêta net, une intense émotion le saisit à la gorge, et il balbutia :

— Ethel !…

Et comme s’il allait tomber, il saisit les tiges de fer de la grille et s’y cramponna.

— Oui, de l’autre côté de la grille Ethel Conrad, sa fille, était là, pâle, chancelante, dans des vêtements noirs.

— Pauvre père ! murmura la jeune fille en pleurant.

Les larmes de la fille eurent le pouvoir de rendre la force au père.

— Ne pleure pas, Ethel, je suis l’objet d’une méprise qui bientôt sera, je pense, tirée au clair.

— Oh ! mon père, ce n’est pas une méprise, mais une traîtrise dont vous ne vous doutez pas.

— Que sais-tu donc ?

— Tout ce qui vous arrive est l’œuvre de la jalousie et de la haine que nourrit contre vous Robert Dunton !

— L’insensé ! gronda Conrad. Aussi, je m’étonnais qu’il ne fût pas venu me voir.

— Ses accusations, fort heureusement, n’ont aucun fondement, et la justice saura reconnaître bientôt qu’elle a été la dupe de cet insensé, comme vous l’appelez si justement.

— Ethel, tu me réconfortes, merci. Mais parle-moi de ta mère. Dis-moi comment est sa santé. Ce qu’elle fait… ce qu’elle pense… Nul doute qu’elle se meurt d’inquiétude et de chagrin ?

— C’est vrai. Mais comme moi elle a bon espoir, et elle m’a bien recommandé de vous faire part de cet espoir. Elle aurait bien voulu m’accompagner, cette pauvre mère, mais elle a trop redouté de ne pouvoir supporter le spectacle de votre captivité.

— Pauvre Edna ! soupira Conrad pendant qu’une larme roulait sous son lorgnon.

— Maintenant, mon père, laissez-moi vous apprendre une nouvelle qui, je le souhaite, sera bien reçue de vous.

— Quelle est cette nouvelle ?

— Je vous ai trouvé un avocat.

— Un avocat ?… Tiens, je n’y avais pas encore songé.

— Cet avocat, mon père, depuis le jour de votre arrestation n’a pas cessé de préparer votre défense.

— Qui est-ce donc ?

— Vous ne devinez pas ?… Lucien…

— Montjoie ?… s’écria Conrad très surpris.

— Oui.

— Il ne m’a donc pas gardé rancune ?

— Nullement. Voici comment la chose s’est faite. Sur réception de l’affreuse nouvelle l’autre jour, affolée que j’étais, ne sachant ni que faire ni que penser, j’eus la bonne inspiration de téléphoner à Lucien. La nouvelle le stupéfia autant que je l’avais été, puis de suite il m’offrit ses services pour prendre en ses mains votre défense.

— Généreux garçon ! Ethel, je l’avais peut-être mal compris.

— Il en est d’autres aussi, père, que vous avez mal jugés et mal compris. Oh ! je ne veux pas vous faire aucun reproche, mais je vous le dis pour que justice leur soit rendue. Oui, d’autres aussi, que vous n’avez pu oublier…

— De qui veux-tu parler ?

— De Pierre Lebon et de sa fiancée, Henriette.

— Eh bien ! celle-là ne s’est-elle pas suicidée ? Et l’autre… n’est-il pas le voleur et peut-être la cause de cette mésaventure qui m’arrive ?

— Non, mon père, ni Pierre Lebon ni Henriette Brière ne sont les voleurs que vous pensez !

— Allons donc ! s’écria Conrad avec un sourire sceptique.

— Je vous jure que je dis la vérité.

— Et comment sais-tu cette vérité ? interrogea l’ingénieur tout surpris.

— Par Lucien en qui je crois, parce que Lucien m’a juré que l’accusation lancée contre Pierre Lebon et Henriette Brière est fausse et mensongère.

— Dis-tu vrai, Ethel !

— Et il m’a dit ceci : « Ethel, avant que bien des jours se soient écoulés, vous serez convaincue de la vérité de mes affirmations. Je ne vous en dis pas davantage… vous verrez ! »

— Ah ! ah ! fit l’ingénieur pensif.

— Et il a ajouté, continua Ethel : « D’ailleurs les preuves que j’amènerai seront irrécusables… » Et il était si convaincu, père, que sa conviction est devenue ma conviction. Et, dois-je vous le dire, j’avais toujours douté que Pierre et sa fiancée fussent des voleurs, cela me paraissait impossible, une folie !

— Mais alors, Ethel, comment expliquer la fuite de Lebon et le suicide d’Henriette ?

— Comme vous, c’est vrai, je ne peux rien m’expliquer ; mais j’ai confiance en Lucien et cela me suffit.

L’entretien fut interrompu par un gardien qui s’approcha et dit :

— Mademoiselle, je suis peiné de mettre fin à cette entrevue. L’avocat du prisonnier vient d’arriver pour avoir avec lui un entretien. Si vous voulez me suivre, je vais vous reconduire.

Le père et la fille échangèrent vivement quelques paroles d’adieu et d’espoir, puis Ethel Conrad se retira.

Pendant quelques minutes l’ingénieur demeura tourmenté par de cruelles pensées. Il songeait à Pierre Lebon et Henriette Brière et se rappelait les paroles que lui avait dites Ethel. Puis il fut saisi par un sentiment de crainte et de regret.

— Oh ! murmura-t-il avec épouvante et horreur, si je m’étais trompé à leur égard !

Et il songea à son propre sort, et il comprit qu’il était frappé lui-même comme il avait frappé. Il avait suspecté, et lui avait été et était encore suspecté ! Il avait accusé, et lui était accusé à son tour ! Il avait fait jeter un jeune homme honnête dans un cachot, et lui était à ce moment dans un cachot ! Il avait condamné, et lui était à deux doigts d’une condamnation ! Oh ! s’il était vrai que Lebon et Henriette fussent innocents des crimes qu’on leur avait imputés, que lui Conrad leur avait imputés, comment pourrait-il jamais réparer le mal qu’il avait fait ? Pourrait-il réparer la mort de cette jeune fille ? Non… il y avait là quelque chose d’irréparable !

L’ingénieur frémit longuement, et il reconnut qu’à son tour il n’était pas frappé trop durement.

Et il s’enfonçait dans une longue et douloureuse méditation, lorsque l’avocat Montjoie parut devant la grille.

— Monsieur, dit Lucien, je viens d’apprendre par Miss Ethel que vous ne refusez pas mes services professionnels ?

— Oui, Lucien, sourit tristement Conrad, je veux bien accepter vos services, si de votre côté vous voulez bien oublier mes torts à votre endroit.

— C’est tout oublié, répondit Lucien avec un pâle sourire. Je les oublie d’autant mieux, que je suis convaincu que vous reconnaîtrez bientôt l’innocence de Pierre Lebon et d’Henriette Brière.

— Oui, oui… Ethel m’a parlé d’eux. Tenez, Lucien, écoutez ceci : si réellement je me suis trompé à leur égard, je veux réparer dans toute la mesure possible les malheurs effroyables dont j’aurai été la cause.

— Je suis heureux d’entendre ces paroles, répondit Montjoie. Mais pour le moment, il faut mettre ce sujet de côté et parler de vous. Vous connaissez, sans doute, la forme de l’accusation faite contre vous ?

— Je ne sais qu’une chose : que cette accusation émane de mon associé.

— Oui, de Dunton qui vous accuse d’avoir conspiré contre lui et contre votre compagnie, de concert avec Pierre Lebon, pour les frauder d’une somme de cent mille dollars. Il vous accuse en outre de trahison envers l’Empire Britannique en vous associant à des espions allemands à qui vous auriez livré les plans et le modèle du Chasse-Torpille.

— Le misérable ! gronda Conrad.

— Mais il allègue seulement, sans apporter de preuve à l’appui de ses dires. Et il répète que les preuves seront établies devant un magistrat.

— Ah ! les preuves seront établies… ricana l’ingénieur. Savez-vous ce que je pense, Lucien ? Que Dunton est devenu fou !

— C’est possible.

— Je pense aussi qu’il serait bon de le faire interner dans quelque refuge d’aliénés.

— Nous songerons à cela, répondit froidement l’avocat.

— Car vous conviendrez que du train qu’il y va, il devient dangereux.

— Donc, comme moi, vous niez toutes ses accusations ?

— Toutes… toutes… s’écria l’ingénieur avec véhémence. C’est un calomniateur… un imposteur… un fou… oui, un fou, vous dis-je !

— Très bien. Mais comme j’ai besoin d’aiguiser mes armes pour votre défense, voulez-vous me donner l’explication de votre voyage à New York, et me dire l’exacte vérité au sujet de certaines relations que vous auriez eues avec un certain Fringer ?

— Ah ! oui, ce Fringer… il paraît qu’on l’a arrêté lui aussi ?

— Oui, il est détenu à la prison commune. Je suis allé le voir pour l’interroger, mais il a refusé carrément de faire des déclarations. Il m’a dit seulement ceci : « Je ne parlerai que devant un magistrat. »

— Eh bien ! Je vais parler, moi, et vous dire la chose telle qu’elle est.

Et l’ingénieur narra comment, sur les instances de son neveu, le colonel, qui soupçonnait fort un certain et mystérieux William Benjamin d’être le complice de Lebon, il s’était rendu avec le colonel à New York. Il ajouta que ce voyage avait été entrepris dans le but de surprendre les manœuvres et les secrets de Benjamin et Lebon. Puis, il dit comment le colonel s’était trouvé en relations avec l’agent allemand Fringer, qui cherchait à négocier les plans et le modèle du Chasse-Torpille qu’il prétendait avoir en sa possession. Il termina en faisant part à l’avocat des circonstances de son arrestation au McAlpin.

— Je crois comprendre, dit Lucien, lorsque Conrad eut terminé le récit de son aventure, que Dunton vous faisait surveiller depuis quelque temps, et qu’il a pris pour des réalités ce qui n’était que des apparences. Mais, heureusement pour vous, sourit Montjoie avec un air énigmatique, le colonel pourra certainement déposer en votre faveur dans cette affaire.

— L’avez-vous vu ? interrogea l’ingénieur.

— Le colonel ? Non. Je ne sais même pas s’il est revenu de New York.

— Vous pourriez télégraphier au McAlpin. Tout de même, ajouta Conrad en clignotant des yeux, je trouve étrange qu’il n’ait donné aucun signe de vie depuis mon arrestation.

Le même sourire énigmatique effleura les lèvres de l’avocat qui dit seulement :

— Étrange, en effet.

— À quand mon enquête ? demanda Conrad.

— Je n’en sais rien encore. Je vais discuter la chose ce midi avec un magistrat. Il est possible que vous n’ayez pas d’enquête.

— Que voulez-vous dire ? fit Conrad avec surprise et espoir.

— Je vais essayer de vous faire libérer, c’est tout ce que je peux dire. Mais tout de même vous devrez comparaître à l’enquête de Karl Fringer.

— Comme témoin ?

— Oui, je vais aussi voir Dunton et lui faire comprendre le ridicule de ses accusations. Vous pouvez compter que je ne négligerai rien pour vous sortir d’ici.

— Merci, mon ami et je vous prie de croire que je n’oublierai jamais vos services.

Montjoie prit congé en assurant qu’il allait faire diligence.