Aller au contenu

La petite canadienne/15

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 50-52).

XV


Trois jours s’étaient écoulés depuis la scène du chapitre précédent.

Sur la fin de l’après-midi de ce troisième jour, Lucien Montjoie vint trouver James Conrad dans sa prison.

— C’est pour ce soir ! annonça-t-il.

— Ce soir !… fit Conrad surpris.

— Oui. Pour des raisons particulières l’audience aura lieu ce soir entre huit heures et demie et neuf heures. J’ai moi-même suscité ces raisons particulières auxquelles j’ai réussi à intéresser un magistrat. C’est tout ce qu’il m’est permis de vous dire. Seulement, je peux ajouter que Fringer sera à l’audience.

— Avez-vous des nouvelles de Philip ?

— Aucune. Le colonel demeure introuvable.

— C’est extraordinaire ! fit Conrad.

— À cette audience, laissez-moi encore vous annoncer cette bonne nouvelle, madame et mademoiselle Conrad seront présentes.

— Ah ! ah !… Mais supposez, ajouta Conrad avec une vague inquiétude, que, par je ne sais quelle machination diabolique, les accusations de Dunton aient un semblant de vérité ?

— Je comprends : vous ne voudriez pas vous voir envoyé devant une cour criminelle en présence de votre femme et de votre fille ? Mais vous pouvez être tranquille et plein d’espoir.

— Ah ! Lucien, s’écria l’ingénieur avec un geste de reconnaissance, je vois que vous avez beaucoup travaillé pour moi, merci encore !

— Ne me remerciez pas trop à l’avance, car, à la vérité, je n’ai presque rien fait. Mais si plus tard vous croyez être redevable à quelqu’un, ce ne sera pas à moi, mais à une autre personne.

— À qui donc ? demanda Conrad très surpris par les paroles énigmatiques du jeune avocat.

Celui-ci garda le silence un moment, sourit, puis murmura très bas ce nom :

— À William Benjamin !…

Et Conrad n’était pas revenu de son étonnement, que l’avocat s’éloignait rapidement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures ce soir-là, deux hommes arrivaient à cette maison inhabitée de la rue Dorchester où, à diverses reprises, nous avons introduit notre lecteur. L’un de ces deux hommes tenait à sa main droite une énorme valise de cuir jaune.

Tous deux montèrent vivement les marches du perron, l’un tira une clef de sa poche et ouvrit la porte. Mais avant d’entrer tout à fait il pressa un bouton dans le cadre intérieur de la porte, et le vestibule s’éclaira. Puis les deux hommes entrèrent tout à fait et refermèrent soigneusement la porte. On aurait pu reconnaître alors ces deux hommes dans la clarté du vestibule : c’étaient Peter Parson et Grossmann. Ce dernier portait la valise de cuir jaune.

— Quelle heure est-il ? demanda Grossman de son accent bourru.

— Neuf heures cinq minutes exactement, répondit Parsons après avoir consulté sa montre.

— Le rendez-vous est pour neuf heures et demie ?

— Vous l’avez dit.

— Alors on a vingt-cinq minutes à attendre ce capitaliste…

— Tiens ! j’ai déjà oublié son nom…

— Monsieur Levy Craigton, prononça Parsons.

— Bon, Craigton… ricana Grossmann. C’était un nom simple pourtant à retenir, je n’avais qu’à penser à la rue Craig…

— Et qui à ajouter un petit « ton », et vous l’aviez ! se mit à rire Parsons à son tour.

— Dites donc, reprit Grossmann, allons-nous attendre notre homme ici même ou monter là-haut ?

— Montons, dit Parsons. Nous serons plus à l’aise là-haut pour traiter cette importante affaire.

Quelques instants plus tard les deux associés étaient installés dans cette pièce du premier étage que nous connaissons et qui se trouvait située à l’arrière. C’était, comme on se le rappelle, une sorte de fumoir.

Parsons aluma une cigarette.

Grossmann bourra sa pipe, l’alluma et se mit à fumer à bouffées énormes.

Ce soir-là, la laide et grotesque figure de Grossman exprimait une sorte de jovialité dont certes elle n’était pas coutumière. Car Grossmann était plutôt un esprit morose et farouche, inaccessible à ces doux sentiments intérieurs qui, s’ils ne sont pas précisément de la joie, apportent à l’homme une sorte de sereine tranquillité et de contentement qui lui font un moment oublier les tracas de ce monde. Aussi, sous l’empire de cette sérénité intérieure, la physionomie de l’homme s’éclaire et rayonne comme dans les transports de joie et de bonheur.

La physionomie de Grossmann rayonnait comme s’il eût été transporté de joie. Pour tout dire, Grossmann était content de lui, content des autres, content de tout, enfin.

D’où venait ce contentement ?

Ses paroles vont nous l’apprendre ; car après un silence il dit d’un accent joyeux :

— À la fin, mon cher Monsieur Parsons, nous ne serons plus que deux pour partager les jolis bénéfices que va nous rapporter cette affaire.

— Et vous n’en êtes pas fâché, je vois, sourit ironiquement Parsons.

— Pas fâché du tout, avoua candidement Grossmann. Tout de même j’éprouve bien un petit regret.

— Lequel ?

— Ou plutôt un chagrin… celui de n’avoir pas retrouvé mon Kuppmein.

— Bah ! Rutten lui a réglé son compte en douceur, et vous a, par le fait, épargné une besogne qui n’est pas toujours sans risque.

— C’est vrai. Pauvre Rutten ! Il n’aura toujours pas eu longue jouissance, et il a entrepris le grand saut sans un ami pour l’accompagner.

— Oubliez-vous Miss Jane ?

— Tiens ! c’est vrai. Miss Jane… Quel dommage ! trouer une si jolie peau !… Qu’importe ! et de trois alors… trois qui un jour ou l’autre, se seraient abattus sur ma pauvre carcasse ! Eh bien ! tant mieux, quel joli débarras !

Et Grossmann partit d’un gros rire.

— Vous dites trois, interrompit Parsons ; pourquoi pas quatre ?

— Quatre ?

— Fringer, lui ?

— Fringer ! répéta Grossmann sans comprendre.

— Dame ! j’estime qu’il compte pour quelque chose.

— Vous avez peut-être raison, pourvu que la police n’aille pas faire la bêtise de le relâcher.

— Oh ! elle ne le relâchera pas à présent, c’est certain.

— Enfin, peu nous importe Fringer. Et si jamais il est relâché, il se rattrapera comme il pourra. Nous serions bien idiots de lui réserver sa part.

— Sa part ? grogna Parsons. Qu’a-t-il fait en cette dernière transaction pour avoir des droits à une part quelconque ?

— Rien, je le reconnais.

— Si encore il avait pu mettre une main sur les plans, mais il les a ratés. Et quant au modèle…

— C’est à moi que revient tout le crédit de cette opération, interrompit vivement Grossmann avec vanité.

— Non de l’opération financière, interrompit rudement Parsons à son tour, qui tenait à faire reconnaître ses droits. Souvenez-vous, ajouta-t-il avec orgueil, que si je n’avais pas été là pour mener les négociations avec Craigton, les trente mille dollars qu’il va nous apporter ce soir auraient été manqués.

— C’est juste, concéda Grossmann. Lorsqu’il s’agit de discuter une affaire, je le reconnais encore, vous avez plus de talent que moi. Néanmoins, pour ce qui est…

— Silence ! interrompit Parsons d’une voix sourde et en dressant l’oreille.

— Quoi donc ?

— Écoutez ! Ou je me trompe fort, ou l’on a marché dans cette maison même…

Durant deux minutes les deux hommes demeurèrent attentifs et inquiets. Un lourd silence planait de toutes parts.

— J’ai dû me tromper, dit enfin Parsons, rien ne bouge.

— Quelle heure est-il donc à présent ? interrogea Grossmann.

— Diable ! fit Parsons en consultant sa montre, il sera bientôt dix heures moins quart.

— Si notre homme n’allait pas venir ? émit Grossmann avec inquiétude.

— Avez-vous oublié les cinq cents dollars qu’il a versés l’autre soir ? Et pensez-vous que cet homme, tout millionnaire qu’il puisse être, a des cinq cents à cracher comme ça pour le simple plaisir de se rendre agréable auprès d’étrangers ?

— Je sais bien… N’empêche, qu’il est joliment en retard !

— Un petit quart d’heure seulement, attendons toujours !

Et Parsons alluma une nouvelle cigarette.

Quant à Grossmann, il bourra sa pipe pour la troisième fois, mais cette fois il n’eut pas le temps de l’allumer : car la porte de la chambre s’ouvrait brusquement et une voix claire et jeune prononçait hardiment :

— Bonsoir, messieurs !

Les deux hommes bondirent, et Parsons, le premier, rugit ce nom :

— William Benjamin !…

— William Benjamin !… répéta Grossmann avec ahurissement.

Mais aussitôt deux autres personnages apparaissaient et Benjamin leur commandait :

— Au modèle !…

D’un geste il indiquait la valise de cuir jaune que Grossmann, à son arrivée, avait déposé près de son fauteuil.

Tonnerre et Alpaca s’élancèrent vers la valise.

Mais Grossmann les prévint : tout en proférant un juron, il fit un bond et s’écrasa à plat sur la valise au risque d’en écraser le contenu.

— Bon, est-ce qu’il s’évanouit celui-là, cher Maître ? demanda Tonnerre d’un accent goguenard.

— C’est ce dont, je vais m’assurer, Maître Tonnerre.

Et ce disant, Alpaca posa sa large et puissante main sur la nuque de Grossmann, le secoua comme un linge, l’enleva de terre, et le rejeta à cinq pieds plus loin où il alla s’écraser lourdement.

Tonnerre aussitôt se jeta sur la valise et s’en empara, avec ces paroles joyeuses :

— Je la tiens, cher Maître !

Mais ces paroles furent brusquement couvertes par le bruit d’une forte détonation que suivit d’abord une plainte d’agonie, puis un ricanement diabolique.

Alpaca et Tonnerre se retournèrent d’une pièce pour voir William Benjamin qui, les deux mains crispées sur sa poitrine, chancelait et semblait faire d’inouïs efforts pour ne pas tomber.

D’un bond Alpaca se porta à son secours et le saisit dans ses bras.

Mais Tonnerre criait déjà :

— Gare à vous, Maître… on tire !

Alpaca leva les yeux et vit Parsons qui, d’un revolver encore fumant, ajustait Benjamin de nouveau.

Alpaca s’écrasa rapidement à terre avec Benjamin, et il n’était que temps : une nouvelle détonation éclata et une balle alla se loger dans le cadre de la porte.

Avec un grondement de fureur insensée Parsons fit un pas en avant et abaissa le canon de son arme sur le groupe enlacé de Benjamin et l’Alpaca.

Tonnerre vit le danger qui menaçait ses amis : il leva sa valise et la lança à toute force à la tête de Parsons. Puis, sans attendre l’effet de son projectile, il bondit, se rua sur le bandit et le saisit à la gorge.

Une lutte furieuse suivit entre les deux hommes déjà enlacés dans une étreinte mortelle. Puis tous deux, dans les efforts qu’ils faisaient pour s’enlever l’un l’autre, tombèrent sur le parquet et continuèrent à lutter plus férocement.

Cependant, Grossmann était revenu du choc que lui avait administré Alpaca, et d’un coup d’œil il embrassa la scène autour de lui.

Il vint Benjamin, étendu sur le plancher, mort peut-être, et Alpaca penché sur lui.

Plus loin il vit Parsons et Tonnerre aux prises.

Puis à deux pas de lui seulement, il vit la valise, et son regard, par un furtif ricochet, découvrit la porte grande ouverte et libre.

Il n’hésita pas.

Ses grosses lèvres ébauchèrent un sourire terrible. Puis il avança rapidement de deux pas, se baissa, saisit la valise, se redressa, prit son élan et se rua vers la porte.

Mais là il s’arrêta net en poussant un rugissement sauvage : deux hommes lui barraient le passage.

Grossmann fit aussitôt un bond en arrière. Mais dans ce bond son pied heurta quelque chose qui le fit tressaillir d’une joie farouche : cette chose, c’était le revolver de Parsons.

Avec la rapidité de l’éclair, Grossmann se baissa, ramassa l’arme et la braqua sur les deux hommes en criant :

— Place !

Mais Grossmann n’avait pas été assez prompt, car l’un des deux hommes venait précisément de le mettre en joue d’un revolver et faisait feu. Et cet homme, était Levy Craigton, l’agent de police à la solde de Robert Dunton et que Benjamin s’était attaché.

Atteint en pleine poitrine, Grossmann échappa son arme et sa valise, recula en titubant, ses yeux louchèrent énormément en se fixant sur l’homme qui venait de le tirer avec une si belle justesse, puis il proféra une lourde imprécation et s’écrasa tout d’une pièce en prononçant ce nom :

— Craigton !…

Pendant une minute Grossmann se tordit comme un reptile enragé, puis il s’immobilisa peu à peu. Et trois minutes n’étaient pas écoulées qu’il était mort.

Cependant, la lutte entre Parsons et Tonnerre se poursuivait toujours furieuse, toujours mortelle.

Aux grondements sourds de Parsons répondaient les jurons aigres de Maître Tonnerre qui, malgré le désavantage de la taille, parvenait à conserver le dessus. Il faisait d’effrayants efforts pour étrangler son adversaire.

Il finit par y réussir, lorsque, sous l’étreinte de ses dix doigts de fer furieusement incrustés dans la gorge de Parsons, celui-ci devint livide et sortit la langue qui s’allongea énormément entre ses lèvres violacées.

— Grâce !… haleta Parsons.

— Hein ! Grâce !… hurla Tonnerre, hoquetant et suant. Ah ! tu y viens à la fin, gueux ! Mais, par tous les testaments ! c’est au fond de l’enfer d’où tu viens que tu iras réclamer grâce ! rugit Tonnerre.

— Laissez-le !… commanda tout à coup une voix derrière Tonnerre.

Tonnerre tourna la tête et reconnut l’agent de police Craigton.

— Hein ! le lâcher, dites-vous ?… Pour qu’il morde encore comme un chien enragé qu’il est ?… Non, qu’il crève, le maudit !

— Nous avons besoin de cet homme, reprit l’agent. Du reste, avec ceci, je vous assure qu’il ne cherchera plus à mordre.

Et l’agent exhibait sous les yeux de Tonnerre une paire de jolies menottes.

— À la bonne heure ! répliqua Tonnerre. Si vous pouvez lui mettre ça, je le lâcherai après !

En un tour de mains les deux policiers montrèrent leur adresse à jouer de ce jeu, et la minute d’après Parsons se trouva les poings enserrés dans cet étau.

— Ouf !… exclama Tonnerre en se relevant. Il n’y a pas à dire, mais cet animal m’a joliment donné du fil à retordre !

Et Tonnerre, tout ruisselant de sueurs, épongeait son visage blêmi par l’effort et son crâne déplumé.

William Benjamin, cependant, était revenu de son évanouissement. Alpaca l’avait relevé et installé dans un fauteuil.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il après un moment.

— Mieux ! répondit Benjamin d’une voix faible.

Il fut durant trois ou quatre minutes violemment secoué par un accès de toux, et en même temps une écume rosée parut au coin de ses lèvres.

Très inquiet, Alpaca demanda encore :

— Voulez-vous que je cours chercher un médecin ?

— Non !  !  ! attendez… Plus tard !

— Plus tard pourrait être trop tard ! répliqua Alpaca d’une voix tremblante. Car, ajouta-t-il, je vois du sang à votre poitrine… car vous êtes blessé sérieusement !

— Ce ne sera rien interrompit Benjamin avec un pâle sourire.

À cet instant, les deux policiers, après avoir maîtrisé Parsons, s’approchaient de Benjamin ainsi que Tonnerre qui avait repris possession de la valise.

— Qu’on aille chercher une auto ! ordonna Benjamin.

— Où voulez-vous aller ? demanda Tonnerre, surpris.

— Au Palais de Justice, où nous sommes attendus ! Allez, vite ! commanda-t-il encore rudement.

Tonnerre posa sa valise près d’Alpaca, disant :

— Tenez un œil sur cette valise, cher Maître, c’est moi qui cours chercher l’auto… ça me connaît !

Et d’un bond il s’élança par la porte ouverte et disparut.