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La philosophie de Butler/02

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La philosophie de Butler


LA PHILOSOPHIE DE BUTLER[1]

L’ANALOGIE


Le xviiie siècle en Angleterre fut loin d’être une époque d’indifférence religieuse. Jamais, peut-être, en aucun pays, les questions relatives à la destinée de l’âme, à l’existence de Dieu, à la divinité du christianisme, ne furent plus universellement et plus passionnément agitées. La controverse fut surtout vive dans le premier tiers du siècle. Des livres comme ceux de Toland, Christianity not mysterious (1696) ; de Collins, Discourse on Freethinking (1713), Grounds and reasons of christian religion (1724) ; de Tindal, Christianity as old as the creation (1730) ; de Woolston, Discourses on miracles (1727-1730) étaient lus avec une avidité que nous avons quelque peine à comprendre aujourd’hui. Au témoignage de Voltaire, les Discours sur les miracles de Woolston, tout remplis de bouffonneries indécentes, se vendirent en peu de temps à plus de 30 000 exemplaires, et quatre évêques usèrent leurs plumes à les réfuter. S’il faut en croire Waterland, « la dispute sur la Trinité occupait les hommes de tous rangs et de toutes conditions, et le Credo d’Athanase était l’objet ordinaire des conversations ». Berkeley rapporte que les gens du monde parlaient morale et religion jusque dans les cafés, les chocolateries, les brasseries et les tavernes. Ce furent, dit-on, des arguments entendus au café qui convertirent le pauvre Toland à la libre pensée[2].

La controverse théiste était dans son fort quand parut, en 1736, l’Analogie. Butler se proposa-t-il spécialement de répondre au livre de Tindal : le Christianisme aussi ancien que la création ? Peut-être ; cependant l’Analogie pourrait avoir un objet beaucoup plus général. Sans doute l’évêque avait surtout à cœur de réfuter le théisme qui niait la nécessité d’une révélation ; mais le penseur, dépassant le point de vue étroit d’une polémique particulière, devait s’attacher à défendre quelques-uns des dogmes les plus menacés de la religion naturelle. Nous savons par une de ses lettres qu’il fut de bonne heure préoccupé de trouver une preuve vraiment démonstrative de l’existence de Dieu. Cette démonstration, il ne la fournit pas, il est vrai, dans l’Analogie, où il prend pour accordé qu’ « il y a un auteur intelligent de la nature, et un gouverneur naturel du monde » ; il admet comme valables les preuves diverses qui ont été données de ce postulat, depuis l’argument des causes finales et du consentement universel, jusqu’à l’argument ontologique de saint Anselme et de Descartes. Cependant si l’Analogie ne s’adresse pas aux athées, elle a tout au moins la prétention de combattre les matérialistes qui nient l’immortalité de l’âme ; elle a aussi celle d’établir l’existence d’une Providence dont le gouvernement s’étend au delà de l’univers physique et de la vie terrestre, et dispose, comme sanction, de récompenses et de peines éternelles. L’Analogie est donc plus qu’un simple apologétique, elle est aussi une œuvre de philosophie religieuse ; c’est à ce titre seul que nous allons l’étudier.

I

Le titre complet de l’ouvrage de Butler est : Analogie de la religion, naturelle et révélée, avec la constitution et le cours de la nature. Dans la première partie, l’analogie est établie par rapport à la religion naturelle, et, dans la seconde, par rapport à la religion révélée.

Considérons la nature comme un système dont l’humanité est un des éléments essentiels. Demandons-nous ce qui, pour l’individu comme pour les sociétés, résulte au sein de ce système, et en vertu de l’ordre général auquel il est assujetti, de telle conduite, de tel caractère, de telles habitudes morales ; interrogeons l’expérience sur la signification des rapports qui existent entre les lois de l’univers physique et le développement, la condition, la destinée terrestre de l’homme nous pourrons, par analogie, conclure que, s’il y a une autre vie, les choses se passeront de même ; la vertu, qui fait notre bonheur ici-bas, le consommera là-haut, et réciproquement, au vice qui nous rend déjà malheureux dans le temps sont attachées des peines qui ne finiront pas.

L’analogie, pour être valable, suppose que la constitution des choses que notre expérience n’atteint pas a pour auteur la même intelligence dont l’action se révèle à nous dans cette partie de la nature qui est accessible à notre observation. L’analogie, en effet, est une ressemblance entre deux relations : un certain rapport est constaté dès cette vie entre les lois du monde et la conduite vertueuse ou vicieuse de l’homme ; un rapport analogue doit exister entre cette même conduite et les conditions de l’existence dans une vie future. Un pareil raisonnement ne donne évidemment qu’une probabilité ; mais, observe Butler, la probabilité est à peu près notre seule règle dans l’ordre de la pratique ; nos déterminations volontaires n’ont en vue qu’un résultat probable, et pourtant nous n’hésitons pas à agir quand les chances favorables nous semblent plus nombreuses. Puisqu’il s’agit ici de bonheur ou de malheur éternels, nous serions insensés de mépriser un guide auquel nous accordons, à juste titre, toute confiance ici-bas.

Quelles raisons avons-nous donc de croire à une vie future ? Il faut le reconnaître, les preuves qu’en donne Butler sont faibles, et leur faiblesse compromet la valeur de tout le raisonnement. Elles se fondent presque toutes sur l’analogie. Les changements que subit l’homme depuis la naissance jusqu’à la mort sont tellement considérables que la mort elle-même pourrait bien n’être qu’une métamorphose comme les autres, et non la plus importante. Certains animaux passent par des transformations encore plus radicales et plus soudaines, sans que leur individualité soit détruite. Nous sommes des êtres vivants, capables d’agir, susceptibles d’être heureux ou malheureux. Ces pouvoirs de vie (living powers) doivent persister après la mort, à moins que la preuve du contraire ne résulte soit de l’essence même de la mort, soit d’une induction tirée de cas analogues dans la nature. Mais ce qu’est la mort en soi, nous n’en savons rien ; nous n’en voyons que quelques effets, comme la dissolution des organes et des tissus, qui n’implique nullement l’anéantissement des pouvoirs actifs et vivants. Quant à l’expérience de la nature, elle ne pourrait avoir pour objet que la destinée des animaux ; mais rien n’autorise à penser que ceux-ci perdent en mourant leurs facultés actives. L’immortalité des brutes paraît probable à Butler ; il serait même tenté de leur accorder des pouvoirs latents qui se développeraient plus tard dans des conditions favorables. — Hypothèse hardie, pour un théologien, et qui rappelle certaines vues de Leibniz.

Un et indivisible, le principe vivant que nous sommes ne saurait être lié à un système d’organes qui se dissolvent et se renouvellent incessamment. L’analogie porte à croire que si le moi résiste à l’écoulement graduel des parties qui constituent le corps, il doit survivre à la séparation plus rapide qui suit la mort. Par analogie encore, nous sommes conduits à penser que la perte de l’organisme entier n’est pas plus fatale que celle d’une jambe ou d’un bras, à l’existence du principe actif et vivant. Mais si le principe survit, en peut-on dire autant de sa faculté de réflexion ? Oui, car la réflexion est de soi distincte et indépendante des organes et de la sensibilité ; nous en avons la preuve analogique dans ce fait que certaines maladies, même arrivées à leur dernière période, laissent tout entière, parfois exaltent la puissance de la pensée. Rien enfin dans l’idée de la mort n’implique la suspension, fût-elle momentanée, de ce pouvoir de réflexion. Il y a plus : « Selon ce que nous connaissons de nous-mêmes, de notre vie présente et de la mort, celle-ci peut immédiatement, dans le cours naturel des choses, nous placer dans un état d’existence plus élevé et plus complet que ne fait la naissance ; — état où nos capacités, notre sphère de perception et d’action peuvent être beaucoup plus grandes qu’à présent. Car, de même que le rapport qui existe entre nous et nos organes extérieurs des sens nous rend capables d’exister dans cette condition d’être sensitifs qui est la nôtre ici-bas, de même, il peut être le seul obstacle naturel qui nous empêche d’exister immédiatement et spontanément dans un état supérieur de réflexion. » La probabilité se fonde ici sur une analogie entre les conséquences du changement que la naissance produit dans notre être et les effets de cet autre changement qui est la mort. La préexistence de l’âme est sous-entendue : c’est presque l’argument platonicien des contraires.

De fausses analogies peuvent cependant nous faire douter de la vie future : celle, par exemple, que l’on tire de la destinée des végétaux. Chez eux, tout périt à la mort : pourquoi n’en serait-il pas ainsi de nous ? Pourquoi les poètes n’auraient-ils pas raison en comparant les générations humaines aux feuilles des arbres, à la fleur flétrie sans retour par le tranchant qui coupe sa tige ? — C’est que la plante n’a pas, comme l’homme, comme l’animal même, un « pouvoir de perception et d’action ». Dès lors, en quoi sa destinée peut-elle nous éclairer sur la nôtre ?

Une dernière analogie, légitime celle-là, permet de croire que la vie future sera comme celle-ci, « un état social, où les avantages de toutes sortes, conformément à certaines lois établies par l’éternelle sagesse, seront naturellement attribuées à chacun en proportion de sa vertu. »

Nous avons insisté sur ce premier chapitre, pour donner une idée de la méthode de l’auteur et du ton général de l’ouvrage. Butler ne cesse de répéter qu’il ne prétend pas fournir des preuves démonstratives, qu’il se contente de probabilités ; mais l’analogie lui permet-elle d’aller même jusque-là ? Ne conduirait-elle pas souvent à des conclusions précisément opposées ? Quoi ! parce que je puis penser encore après qu’on m’a coupé une jambe, il s’ensuit que je puis penser sans cerveau ! Le tourbillon vital entraîne incessamment les parties de mon organisme, sans emporter ma conscience, et j’en conclurai qu’une dissolution rapide n’aura pas pour elle de plus désastreux effets ! La période qui suit la naissance est un progrès sur sur celle qui la précède ; donc la mort sera suivie d’un développement de notre nature intellectuelle qui sera par rapport à notre existence terrestre ce qu’est celle-ci pour la vie intra-utérine ! Les animaux semblent mourir tout entiers, et l’analogie incline à croire qu’il en est de même de l’homme : mais non ; les animaux recevront plutôt une âme immortelle comme la nôtre ; ils auront ainsi le bénéfice de l’analogie, qui menaçait sans cette habile concession de se retourner contre nous. Que dire de l’induction tirée de l’intégrité de la pensée pendant certaines maladies ? L’intelligence fonctionne bien quand les poumons sont malades : ai-je le droit d’en conclure qu’elle ne court aucun risque si je me loge une balle dans la tête ?

On a dit que Butler avait fait plus d’athées que de croyants. Je crains que ses arguments en faveur de la vie future n’aient conquis nombre d’adeptes au matérialisme. Il n’est pas bon d’appuyer certains dogmes sur des preuves insuffisantes ou boiteuses. On suppose aisément qu’il n’en est pas de plus fortes, et leur faiblesse trop manifeste ménage un facile triomphe aux adversaires. La quantité ne peut ici remplacer la qualité. Plus vous apportez de raisons qui ne sont que médiocrement plausibles, plus vous avez l’air d’être impuissant à [en fournir une seule qui soit décisive. J’ajoute qu’en ces matières de religion naturelle, certaines âmes délicates aiment mieux croire sans motifs que d’accepter, même en les contrôlant, des démonstrations de valeur contestable. Elles ne savent pas mesurer prudemment leur adhésion aux degrés de probabilité ; c’est une sorte de calcul, et il leur paraît contraire au respect que la vérité commande. Il faut, à leurs yeux, ou s’abstenir de prouver, ou prouver sans réplique.

L’argument le plus sérieux en faveur de la vie future, celui qui sort, pourrait-on dire, des entrailles mêmes de la misère humaine, Butler ne le donne pas, et il ne pouvait guère le donner. Comment rattacher au principe de l’analogie ce besoin douloureux d’un monde où soient réparés les scandales et les iniquités de celui-ci ? L’analogie demanderait que la justice et le bonheur n’eussent pas une plus large place au delà de la mort qu’en deçà ; mais, à cette condition, la conscience voudrait-elle encore de l’immortalité ? C’est par contraste, non par ressemblance avec cette vie, qu’elle en imagine une autre, qu’elle l’exige comme une réparation nécessaire, qu’elle l’impose, en quelque sorte, à la Providence, comme une justification tardive de son gouvernement.


II

Les développements qui précèdent nous permettent d’être plus brefs dans l’exposé du reste de l’ouvrage. Butler établit successivement, par analogie avec ce que révèle l’expérience de cette vie, que chacun dans l’autre monde sera récompensé ou puni (ch.  ii) ; que ces peines et récompenses seront en rapport avec ce genre de conduite que nous appelons vertueuse ou vicieuse, bonne ou mauvaise moralement (ch.  iii) ; que la vie présente est un état d’épreuve (ch.  iv), et de discipline (ch.  v), à l’égard de l’autre vie ; que les objections tirées de la doctrine de la nécessité, ne détruisent pas pas l’idée d’un gouvernement divin du monde (ch.  vi) ; qu’enfin les difficultés que l’on peut élever contre la sagesse et la bonté de ce gouvernement s’évanouiraient avec une connaissance du plan providentiel plus parfaite que celle qu’il nous est possible d’avoir ici-bas (ch.  vii).

Ce sont, on le voit, les chapitres ii, iii, iv et v qui contiennent tout ce qu’il y a d’essentiel dans l’argument. Des deux termes de l’analogie, le premier seul est objet d’expérience directe. Or, celle-ci montre que dans cette vie notre conduite est récompensée ou punie suivant une certaine loi. Le bonheur et le malheur sont la plupart du temps les conséquences de nos actions. Dira-t-on que ces conséquences sont nécessaires, parce qu’elles résultent du cours même de la nature ? Mais Butler admet comme accordé que ce cours des choses est l’œuvre d’une puissance intelligente. Dieu n’a pas besoin de coups d’état pour gouverner le monde ; l’uniformité et la régularité des lois qu’il a établies ne sont pas un argument contre sa Providence. Si les lois civiles pouvaient agir d’elles-mêmes, si elles portaient en elles leurs propres sanctions, serait-il logique d’en conclure qu’il ne peut exister de législateurs ni de magistrats ?

La réponse n’est peut-être pas décisive. Dans l’hypothèse d’une matière nécessaire et éternelle, la Providence n’aurait évidemment pas sa place. Les atomes d’Épicure s’agrègent dans le vide sans obéir à d’autres lois qu’à celles de la pesanteur et du caprice qui porte quelques-uns à décliner. Mais la question reste de savoir si cette hypothèse n’est pas contradictoire, si un monde éternel et nécessaire est véritablement intelligible. Butler n’entre pas dans ce débat. Il n’est pas un métaphysicien ; il se tient dans la région moyenne des opinions généralement reçues, et cherche seulement à faire sortir d’un minimum de théisme qu’il prend comme postulat, quelques conclusions plus contestées relativement à une vie future. Mais pourquoi un Dieu bon punirait-il après la mort ? C’est un Dieu bon qui nous gouverne ici-bas, répond Butler, et vous voyez qu’il punit déjà certaines actions. Et il punit dès maintenant dans des conditions précisément analogues à celles où, selon la religion naturelle, s’exercera plus tard sa justice. Ainsi la peine suit dans cette vie des actions qui promettent et souvent donnent un plaisir et un profit immédiats. La peine est souvent d’une gravité hors de proportion avec l’intensité et la durée de ce plaisir. La peine est souvent différée, et, quand elle arrive, c’est à l’improviste. Elle plane comme une menace, mais il y a rarement certitude qu’elle doive frapper. Enfin, quand elle frappe, il n’est plus possible de revenir sur l’action qui l’a provoquée ; « le cours naturel des choses ne laisse pas place au repentir ».

Mais ce gouvernement qui s’exerce par des récompenses et des punitions est de plus un gouvernement moral ; la récompense est dès ce monde le prix de la vertu, la punition, la conséquence du vice. Est-ce là ce que dit l’expérience ? — Oui, répond Butler ; la vertu est, en général, plus heureuse que le vice. S’il en coûte de s’amender, si la souffrance accompagne tout effort pour renoncer aux habitudes mauvaises, c’est au vice qu’il faut s’en prendre ; la vertu par elle-même est condition de bonheur. La prudence est une espèce de vertu : qui niera qu’elle ne trouve presque toujours ici-bas sa récompense, et que l’imprudence, analogue au vice, n’entraîne à sa suite la douleur qui la punit ? Sans doute, à cet ordre, il est des exceptions, mais elles ne sont pas conformes à la nature des choses. La tendance générale est dans le sens d’une justice distributive, qui se ferait en quelque sorte d’elle-même, si tout obstacle était écarté.

La constitution morale de l’homme implique la suprématie de la conscience, et la conscience nous dicte une conduite vertueuse. Comment le bonheur ne serait-il pas l’effet naturel d’une telle constitution ? N’est-il pas, a dit Aristote, l’acte qui s’ajoute au développement le plus harmonieux et le plus parfait de l’être ?

Mais ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés. Butler, reprenant la thèse platonicienne, montre qu’un État dont tous les citoyens seraient vertueux atteindrait le comble de la prospérité et et de la puissance. Le passage a quelque célébrité dans la littérature philosophique de l’Angleterre :

« Dans un tel État, on ne saurait ce que c’est qu’une faction ; mais les hommes qui auraient le plus de mérite prendraient naturellement la direction des affaires, qui leur serait volontairement abandonnée par les autres et qu’ils se partageraient entre eux sans envie. Chacun d’eux aurait dans le gouvernement la part à laquelle ses aptitudes le désigneraient particulièrement ; les autres, qu’aucune capacité spéciale ne distingue,… s’estimeraient heureux de les avoir pour protecteurs et pour guides. Les résolutions publiques seraient réellement le résultat de la sagesse collective de la communauté, et elles seraient consciencieusement exécutées par la force réunie de tous. Quelques-uns contribueraient d’une manière plus efficace, mais tous contribueraient en quelque manière à la prospérité générale, dans laquelle chacun goûterait les fruits de sa propre vertu. Et comme ils ignoreraient entre eux l’injustice, qu’elle ait pour instrument la fraude ou la violence, de même ils n’auraient pas à la craindre chez leurs voisins. Car la ruse et le faux intérêt personnel, les coalitions dans l’injustice, toujours précaires et accompagnées de factions et de trahisons intestines, voilà ce qu’on trouvera d’un côté : folie enfantine, faiblesse véritable, en face de la sagesse, du patriotisme, de l’union indissoluble, de la fidélité qu’on trouvera de l’autre côté : il suffit qu’on donne aux deux adversaires un nombre d’années suffisant pour faire l’épreuve de leurs forces. Ajoutez l’influence générale qu’un tel royaume aurait sur la surface de la terre, surtout par l’exemple qu’il donnerait ; ajoutez le respect dont il serait entouré. Il serait sans conteste supérieur à tous les autres et le monde tomberait peu à peu sous sa domination, non par voie de violence injuste, mais autant par ce qu’on pourrait appeler conquête légitime que parce que les autres royaumes se soumettraient volontairement à lui dans le cours des âges, et réclameraient l’un après l’autre sa protection, à mesure que leurs embarras les y forceraient. Le chef d’un tel État serait un monarque universel, d’une toute autre manière qu’aucun mortel ne l’a jamais été. »

Cette utopie remarquable, où les réminiscences de Platon sont évidentes, a été signalée par M. Leslie Stephen comme un énoncé prophétique du principe darwinien, « la survivance du plus apte ». Il est certain que la sélection, pacifique ou guerrière, s’exerce à la longue en faveur des races ou des sociétés qui s’adaptent le mieux aux lois de la nature. Mais Butler ne s’aperçoit pas que la réalisation de son hypothèse rendrait à peu près superflu le dogme qu’il a tant à cœur de démontrer. Le jour où serait consommée ici-bas l’alliance de la vertu et du bonheur, les hommes auraient beaucoup moins besoin de croire à une vie future. Et cette alliance supposée parfaite, la vertu subsisterait-elle encore ? Que deviendrait-elle, sans les les mauvaises passions qu’il s’agit de réprimer, sans l’injustice, qu’il faut ou combattre ou subir ou absoudre, sans la misère enfin, qui donne matière à la charité ? Si le gouvernement providentiel était trop visible en ce monde, il serait moins nécessaire dans l’autre. Tout au plus la conscience continuerait-elle à le réclamer pour les générations qui ne seraient pas entrées dans la terre promise. Mais pourquoi la récompense à qui n’a pas le mérite ? Et quel mérite est possible quand la lutte ne l’est plus ?

La difficulté que soulève l’hypothèse de Butler devient plus manifeste quand on arrive au quatrième chapitre. Selon la religion naturelle, le gouvernement moral de Dieu suppose que nous sommes en cette vie dans un état d’épreuve (a state of trial) relativement à la vie future. Pour que cette conclusion soit fondée, conformément au principe de l’analogie, l’expérience doit nous montrer que notre condition présente est un état d’épreuve en ce qui concerne la vie terrestre. Mais si l’épreuve est essentielle à notre existence dans le temps, il s’ensuit qu’une certaine somme de mal et de désordre, à peu près constante, est ici-bas nécessaire.

Que disent les faits ? Que mille causes perturbatrices, circonstances extérieures, passions, etc., nous sollicitent à négliger nos intérêts temporels même les plus évidents. Butler va jusqu’à admettre comme une vérité philosophique indépendante de toute révélation et fondée sur le seul témoignage de la vie humaine, que « nous sommes dans un état de dégradation, dans une condition qui ne paraît être, d’aucune manière, la plus avantageuse que nous puissions imaginer ou désirer, tant au point de vue de nos capacités naturelles que de nos facultés morales, pour assurer soit nos intérêts présents, soit nos intérêts futurs. » C’est presque une vue originale, au milieu de l’optimisme irritant des moralistes et théologiens anglais du xviiie siècle. Mais, craignant de trop charger la Providence, Butler se hâte d’ajouter que l’épreuve, si sévère soit-elle, n’est jamais au-dessus de nos forces, et qu’enfin la douloureuse énigme du mal s’éclaircirait sans doute, pour la réhabilitation du gouvernement divin, si nous connaissions la totalité des choses ou un fragment plus considérable du système universel.

C’est encore le problème du mal que pose, sans le résoudre, le cinquième chapitre. Pourquoi l’épreuve ? La religion naturelle répond : pour nous former à la vertu et par là mériter le bonheur futur.

On sera tenté de la croire, si l’expérience montre qu’en cette vie, l’homme est « dans un état de discipline morale », c’est-à-dire que l’évolution qui nous conduit de la naissance à la mort, a manifestement pour objet de développer nos facultés en vue d’une perfection plus grande et, par suite, d’une félicité plus complète. La vie est une éducation ; l’enfance prépare la jeunesse et celle-ci l’âge mûr ; à chaque stade une forme supérieure d’existence est atteinte, les puissances de l’être s’épanouissent, le caractère se constitue. Le bonheur est en raison de ce progrès dont les conquêtes successives sont assurées et à mesure facilitées par l’habitude. Butler distingue déjà nettement les deux sortes d’habitudes, et il observe avant Maine de Biran, que les impressions passives s’affaiblissent en se répétant, tandis que les mêmes actes, fréquemment reproduits, deviennent plus aisés et plus agréables. Il en tire cette pénétrante remarque que spéculer sur la vertu, parler d’elle avec éloquence, en tracer de belles peintures ne dispose pas nécessairement à être plus vertueux ; au contraire, l’habitude de recevoir ainsi dans l’esprit l’impression passive de la vertu finit par en affaiblir l’influence et l’autorité, rend peu à peu insensible à toutes considérations morales.

Si dans l’étroit espace de cette vie, des facultés, latentes à l’origine, peuvent atteindre un éminent degré de culture, l’analogie porte à croire qu’il en sera de même au delà. Dans la société d’outre-tombe, les vertus ici-bas acquises, la véracité, la justice, la charité auront encore leur place et leur rôle. Les passions naturelles ne seront pas abolies ; peut-être des tentations nouvelles viendront-elles solliciter les âmes, et les habitudes vertueuses contractées sur la terre serviront à en triompher. Le progrès moral restera possible ; le même rapport que l’expérience constate entre la conduite et le bonheur persistera dans l’autre vie.

Pour le plus grand nombre, il est vrai, c’est l’apprentissage et l’habitude, non de la vertu, mais du vice, qui est le résultat de l’épreuve. Difficulté redoutable, que Butler ne songe pas à éluder. Que d’âmes tombent dans l’Éternité, qui se sont irrémédiablement perdues ! Elles sont mortes, celles-là, et pour jamais, à la vertu comme au bonheur ! Que penser d’un gouvernement providentiel sous lequel peuvent se produire de tels désastres ? — Mais, répond Butler, des faits analogues se passent à chaque instant dans ce que nous connaissons de la nature, où l’action de la Providence n’est cependant contestée par personne. Germes de plantes et d’animaux périssent par milliards ; des circonstances fatales les étouffent à leur naissance ; imperceptible, est, en comparaison, le groupe des élus qui parviennent à leur complet développement. Pourquoi s’étonner ou se plaindre que tant de semences spirituelles avortent et qu’une sélection, juste après tout dans sa rigueur, élimine sans retour celles qui n’ont pas su conquérir leur destinée par leur vertu ?

Il est permis de protester contre un pareil emploi de l’analogie. La profusion magnifique du Créateur peut jeter à pleines mains les germes de la vie, et certes, c’est une étroite philosophie que celle qui prétend imposer à l’artisan suprême l’économie des matériaux dont il se sert pour fabriquer le monde, comme s’il ne disposait, ainsi que l’homme, que de quantités, de forces, et de moyens limités. Dieu n’a pas à rendre compte des multitudes de graines qui ne deviendront jamais des plantes, ni des jeunes qui n’atteindront jamais l’âge mûr. La lutte pour la vie exige qu’il y ait plus de vaincus que de vainqueurs ; elle est la condition du progrès, et le progrès veut ces vastes avortements, ces hécatombes immenses des moins bien armés. Mais, quand il s’agit d’âmes immortelles, de personnes morales d’un prix infini, il n’en va plus de même. Dieu n’a pas le droit de sacrifier avec indifférence les pires aux meilleures ; et s’il a pu prévoir que le plus grand nombre des volontés libres, succombant dans l’épreuve, deviendrait la proie d’un malheur éternel, la conscience repousse une fausse analogie, et demande pourquoi la pitié souveraine n’a pas tout au moins, en leur refusant le funeste bienfait de l’existence, traité avec autant de miséricorde que ceux des règnes inférieurs les deshérités du règne humain.

III

La démonstration que poursuivait Butler est, de fait, terminée avec le chapitre cinquième ; les deux derniers de cette première partie de l’Analogie n’ont pour objet que de répondre à certaines difficultés.

L’hypothèse de la nécessité semble bien être en contradiction avec celle d’un gouvernement moral de la Providence. Butler s’efforce d’établir qu’il n’en est rien ; mais sa démonstration repose sur un malentendu. Il confond le fatalisme et la nécessité. Le fatalisme, selon lui, n’exclurait pas l’idée d’un Dieu créateur et organisateur de l’univers ; seulement ce Dieu obéirait à la nécessité, de même que la construction d’une maison, si elle est supposée nécessaire, implique toujours l’existence d’un architecte, mais d’un architecte construisant nécessairement. Dès lors et par analogie, la doctrine de la nécessité, fût-elle théoriquement vraie, ne serait pas incompatible avec la croyance à un gouvernement moral de la Providence, c’est-à-dire avec le dogme d’un Dieu récompensant ou punissant l’homme, selon ses mérites, dans une vie future. Mais l’expérience nous montre qu’en agissant ici-bas comme si nous n’étions pas libres, nous compromettons nos plus chers intérêts, notre existence même. Tout l’ordre social repose sur le postulat de la liberté. Par analogie, nous conclurons qu’il en est pratiquement de même à l’égard de nos intérêts éternels, et qu’agir et vivre en fatalistes est le plus sûr moyen de les ruiner. Si la nécessité n’est pas en contradiction avec l’existence d’un Dieu qui gouverne le monde, elle n’exclut pas davantage le caractère moral de ce Dieu, les attributs de bonté, de véracité, de justice. En effet, le fataliste admet que l’homme a une certaine nature, et même l’homme ne peut être que ce que sa nature exige qu’il soit ; il est impuissant, dans l’hypothèse, à la modifier par sa volonté. Pourquoi n’en serait-il pas de même de Dieu ? Pourquoi, parmi ses attributs nécessaires, ne compterait-on pas la justice ? Mais, dit-on, la nécessité admise, la punition du coupable cesse d’être juste, car il n’y a plus de coupable. — Cette même nécessité, répond Butler, supprime du côté de Dieu l’injustice du châtiment. D’ailleurs, cette protestation des fatalistes, au nom de la justice, prouve combien profondément sont ancrées au cœur de l’homme, avec l’idée du juste, celles de mérite et de démérite, qui supposent elles-mêmes la liberté. Ces notions, sur lesquelles est fondé le dogme du gouvernement moral de l’univers, semblent ainsi prendre une nouvelle force des attaques mêmes qui devaient les détruire.

Mais, réplique le fataliste, ce gouvernement moral, nous avons besoin, pour y croire et l’accepter, de l’illusion du libre arbitre ; et si la liberté n’existe pas, comment admettre, qu’en vue de légitimer à nos yeux son gouvernement, Dieu nous entretienne dans une opinion qu’il sait être une erreur ? La manière dont Butler échappe à cette difficulté a de quoi surprendre. C’est un fait qu’il y a un Dieu qui gouverne le monde par un système de punitions et de récompenses. Si la doctrine de la nécessité est en contradiction avec ce fait, c’est qu’elle est fausse, et que l’homme est libre. Mais le fait subsisterait alors même que le fatalisme serait vrai ; car l’expérience montre que les brutes mêmes sont gouvernées ici-bas par récompenses et châtiments. Donc en tout état de cause, on doit maintenir que certaines actions (libres ou non) sont en cette vie généralement récompensées, d’autres punies, et, par analogie, la même conduite qui assure notre bonheur ou notre malheur terrestres, doit être jugée conforme ou contraire à nos intérêts éternels.

On trouvera que cette discussion est confuse et insuffisante, et l’on n’aura pas tort. Mais je cherche qui, au xviiie siècle (Kant excepté), a pénétré plus profondément dans le problème du libre arbitre. Il faut bien le dire, l’évidence prétendue des faits ne peut, à elle toute seule, résoudre une question qui plonge par ses racines jusqu’au principe de notre être et des choses. Butler confond le fatalisme et la nécessité, deux conceptions qui s’excluent. Il ne s’aperçoit pas que si tout est nécessaire, sa Providence n’a plus de raison d’être ; c’est pour se débarrasser d’elle et de son gouvernement que l’on voudrait faire de la matière l’être existant par soi, et des actes libres les effets absolument déterminés de causes fatales. Enfin, il va jusqu’à appeler châtiments et récompenses les plaisirs et les douleurs des animaux, comme si les idées de responsabilité, de liberté, n’étaient pas impliquées rigoureusement dans celles de récompense et de punition !

Une difficulté plane sur toute l’Analogie. Si l’univers est soumis à un gouvernement moral, pourquoi tant d’imperfections et d’injustices ? Pourquoi les malheurs immérités, les prospérités scandaleuses ? Sans doute, l’autre vie remettra tout en ordre ; mais n’oublions pas que, pour Butler, c’est la Providence ici-bas qui doit servir à démontrer la Providence après la mort. L’analogie veut que le gouvernement moral soit assez visible en ce monde pour qu’il soit probable encore au delà. La situation est délicate : si tout est bien dès maintenant, à quoi bon la vie future ? Et si la vie future est nécessaire, c’est que tout n’est pas bien dans celle-ci. Mais alors le gouvernement moral, dans les limites où notre expérience peut se mouvoir, n’est donc plus tellement évident, et la prémisse du raisonnement analogique peut être contestée. Il faut donc qu’il y ait du mal, le moins possible, assez pour que la vie éternelle ait sa raison d’être, pas assez pour que la Providence puisse être mise en doute. Or, aux yeux de l’expérience, il y en a beaucoup, et Butler n’est pas de ces fades optimistes à la manière de Shaftesbury. D’ailleurs si peu qu’il y en ait, c’est toujours trop, sous le règne d’un Dieu tout puissant et bon. Butler se tire d’embarras, comme Leibniz, en invoquant notre ignorance. Nous ne connaissons pas toute la nature, ni tout le gouvernement providentiel ; les conséquences lointaines des événements nous échappent ; tel moyen, fâcheux en lui-même, peut avoir, à la longue, les plus heureux effets. Ce que nous voyons est assez bien ordonné pour nous permettre de juger que l’ensemble est ordonné avec une souveraine perfection. Qu’on ne dise pas que de notre ignorance nous n’avons le droit de rien conclure : cette ignorance elle-même est un fait positif ; elle nous interdit de prononcer sur le tout autrement que par analogie avec ce que nous savons de la partie.

À qui connaîtrait l’univers et la totalité du gouvernement divin, les événements de la nature apparaîtraient comme subordonnés harmonieusement aux convenances d’une justice et d’une bonté indéfectibles : c’est ainsi que le monde végétal est subordonné au monde animal, celui des corps à celui des âmes. Les choses sensibles et les phénomènes qui se déroulent dans le temps sont les instruments de ce que Leibniz appelait le règne de la grâce, de ce que Kant appellera le règne des fins. La même loi morale qui explique et justifie dès maintenant, en dépit de quelques anomalies apparentes, le cours et la constitution des choses, garantit dans l’avenir aux êtres libres une destinée conforme à celle que, par leur soumission ou leur révolte, ils se sont déjà faite ici-bas.

Ces espérances, d’ailleurs, ou ces craintes, solidement fondées sur l’analogie, ne sont pas nécessaires pour imposer la pratique de la vertu. Celle-ci, quoi qu’il puisse être, reste toujours ce que commande inconditionnellement la conscience. Nos obligations morales découlent d’une loi intérieure que nous ne pouvons violer sans nous condamner nous-mêmes. Mais il n’est pas indifférent sans doute que les conseils de la prudence s’ajoutent aux ordres de la conscience en nous rappelant la probabilité de sanctions futures, analogues à celles que le cours des choses, en cette vie même, attache à notre conduite.

Une probabilité, non une certitude, voilà donc où aboutit la première partie de l’ouvrage, la seule qui intéresse le philosophe. Nous en étions prévenus, mais ce résultat n’est pas médiocre, s’il est véritablement atteint. Vertu, bonheur, malheur et vice sont choses, pratiques, et, pour la pratique, la probabilité suffit parce qu’elle est presque toujours notre seul guide.

IV

Les remarques dont nous avons accompagné notre exposition nous dispensent d’insister sur la critique générale de l’ouvrage. Il est certain que l’Analogie ne répond guère aux préoccupations de la pensée contemporaine. Prendre pour accordée l’existence d’un Dieu intelligent, gouverneur moral du monde, c’est supposer sans preuves ce qui, pour beaucoup, serait fort difficile à prouver. Et si l’on accordait cela, on serait assez coulant en matière de vérités philosophiques pour accorder aisément le reste, c’est-à-dire la persistance, après la vie terrestre, de ce gouvernement providentiel par récompenses et punitions. L’appareil logique de l’Analogie serait presque inutile à qui serait ainsi, par nature, prédisposé aux actes de foi. Le livre un peu lourdement méthodique de Butler est moins œuvre de science que d’édification ; il n’apporte pas grand secours aux convictions des uns, et n’inquiétera que faiblement l’incrédulité des autres.

Il nous semble pourtant que le raisonnement analogique a son prix, et qu’aujourd’hui encore on pourrait l’employer avec quelque succès en faveur de la cause théiste. Le cours des choses, pour parler comme Butler, suit une direction ; dans la nature, comme dans l’histoire, l’évolution, prise en général, est dans le sens d’un progrès. Ce ne sont pas les adversaires de la religion naturelle (nous donnons à cette expression la signification consacrée au xviiie siècle) qui pourront sérieusement le contester ; car la croyance au progrès est précisément celle qui a battu en brèche et prétendu remplacer le dogme d’un Dieu créateur et providence. Toute la question est de savoir si cette marche vers le mieux aboutit à un abîme ; si la nature et sa fille, l’humanité, s’avancent vers la décadence et le néant. L’analogie permet de conclure du passé et du présent à l’avenir : si chaque phase de l’évolution universelle a manifesté une forme supérieure de l’être, il y a probabilité pour que des formes nouvelles et supérieures encore soient enveloppées, comme d’obscures promesses, dans celle qui constitue l’univers d’aujourd’hui. Je sais que des inductions cosmologiques nous laissent entrevoir dans le lointain des âges futurs la destruction totale des systèmes solaire et stellaires ; mais la pensée, qui, n’importe comment, est venue dans ce monde, et qui, elle aussi, est allée grandissant, depuis sa naissance, sur le globe ou sur les globes, pourrait bien n’être pas fatalement condamnée à disparaître dans la suprême catastrophe. L’évolutionisme matérialiste n’a pas, à l’heure qu’il est, scientifiquement établi que la destinée des consciences soit liée indissolublement à celle des organismes ; tant qu’il n’aura pas prouvé qu’elles sont seulement un des modes du mouvement, une chance restera pour qu’elles échappent à cette loi qui ramène tout composé à l’existence amorphe et élémentaire de l’homogène primitif. Si donc il est au moins possible que la pensée plane encore au-dessus du monde, réduit, dans des milliards de siècles, à l’état de vapeur sans densité, la cause du progrès peut être gagnée, et l’analogie avoir définitivement raison. La pensée pourra, dans des conditions que j’ignore, selon des lois qui lui sont propres et qu’elle ne soupçonne pas aujourd’hui, continuer pour son compte l’évolution de l’être, et gravir sans cesse, dans le silence de l’immensité vide d’univers, des degrés toujours plus élevés de perfection.

Mais la pensée, en général, n’existe pas ; il y a des pensées, ou plutôt des êtres pensants. Si, dans le cours des générations, chaque individu pensant s’est anéanti sans retour, la même loi de mort doit abolir les derniers venus ; la matière subsistera seule au moment du cataclysme final ; le progrès tout entier de l’être aboutit au non être ; l’évolution est la marche contradictoire d’une existence qui s’enrichit, se complique et se perfectionne à chaque pas pour s’évanouir dans l’indigence absolue de toute forme et de toute perfection. Si le progrès est vrai, si l’analogie est légitime, il faut donc que seuls les êtres pensants soient les dépositaires d’espérances que les soleils n’accompliront pas.

Il est donc permis de concevoir une république d’âmes dont les impérissables destinées perpétueront le progrès, quand l’univers matériel aura fini la sienne. Il est permis également de croire que cette république n’est pas livrée à l’anarchie. Si le progrès est une ascension vers le mieux, et si le mieux suppose le parfait ; si c’est ce désir de perfection qui, travaillant sourdement le monde et l’humanité, arrache à l’indétermination et à l’inertie du néant les forces brutes et pensantes pour les porter toujours plus avant et plus haut ; si le Bien est ainsi la raison d’être de l’être et la cause finale absolue : — n’est-il pas conforme à l’analogie que cet idéal des choses et des âmes existe encore en acte, qu’il ne soit pas éternellement une simple possibilité du futur, et comme un beau rêve des consciences ? Dieu — n’hésitons pas à le nommer — serait alors la conclusion dernière du raisonnement analogique, l’explication suprême du progrès.

Ces vues, il ne convient pas de les développer ici, mais nous avons cru devoir les indiquer, pour montrer quel rôle pourrait encore jouer en théologie naturelle le principe de l’analogie. Butler a le mérite d’en avoir fait une application méthodique ; mais, en prenant pour accordée la thèse fondamentale du théisme, il a réduit à des proportions un peu minces l’intérêt et la portée de son œuvre. Au fond, c’est à la seconde partie qu’il tenait sans doute le plus, celle où il traite de la religion révélée. Mais, comme philosophes, nous avons le droit de ne pas l’y suivre, pas plus que nous ne suivons aujourd’hui Pascal dans son exégèse des Écritures. Le métaphysicien, dans Butler, reste inférieur de beaucoup au moraliste, et c’est la hauteur de l’inspiration morale qui donne presque seule un sérieux attrait à nombre de pages de l’Analogie.

  1. Voir le numéro précédent de la Revue.
  2. Lucas Collins, Butler, p. 97-99.