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La plus belle chose du monde/14

La bibliothèque libre.


XIV


Délices et tristesses de l’amour, pensait Lucette, qui descendait l’escalier de Jean. Dehors, la rue froide et sombre l’accueillit. Il n’était que quatre heures, mais en décembre le jour meurt si tôt.

Elle quittait Jean et, tout de suite étreinte de regrets, désirait le moment où elle remonterait cet escalier, retrouverait la chambre du malade, les livres qu’elle feuilletait pendant qu’il lui parlait, et ce doux silence qu’ils gardaient tous deux parfois sans cesser d’être heureux.

Il lui faudrait laisser passer plusieurs jours avant de revenir, à cause des convenances déjà bien menacées. Normalement, une jeune fille honnête ne va pas ches un jeune homme. Lucette qui d’ordinaire allait partout à son gré, par scrupule, parla de ces visites à sa mère. Elle dut tenir tête à beaucoup d’incompréhensions, de malaise, d’inquiétude. Comment convaincre les gens d’expérience qu’un geste peut s’écarter des convenances sans être répréhensible ? Qu’il peut même n’offrir rien de clandestin et constituer une bonne action ? Visiter les malades, n’était-ce pas une œuvre de miséricorde ? Et à côté du bureau de Jean s’ouvrait la pièce où se tenait toujours quelqu’un de sa famille.

Jean, parfois, prenait sa main, la baisait. Mais tout le sentiment qu’il ressentait pour elle, il ne l’exprimait encore que par un regard reconnaissant et tendre. Il ne semblait pas croire possible le bonheur d’être aimé. Lucette émue de se sentir si précieuse adaptait son cœur à ce rôle.

Était-ce bien l’amour ? Comment en analyser l’essence ? L’imagination, la raison conquise, emprisonnée dans les fils emmêlés et forts de cette chaste et naïve passion, elle ne pouvait plus pourtant penser à personne d’autre. Elle agissait comme d’habitude, parlait avec autant de verve aux gens qui l’entouraient, s’efforçait de ne point paraître distraite, lointaine, mais elle demeurait en réalité avec le souvenir de Jean, elle entendait sans cesse ses derniers mots, cherchait en sa mémoire son visage. Jean, Jean, Jean. Eux, tous les deux. Un rêve de bonheur et cependant l’accompagnement d’un malheur irrémédiable ; dans son âme, un tumulte de chansons tristes, un tumulte de chansons gaies. Absorbée par cette constante exaltation, elle méprisait l’occasion de rencontrer des gens qui l’auraient servie dans l’avenir. Les plus aimables tentaient en vain de pénétrer derrière le rempart que constituait son amour secret. Jean devenait sa pluie, son beau temps, son présent, son éternité. Elle s’évadait de tout ce qui ne le touchait pas. Même les problèmes familiaux cessaient de l’affecter. Seule la charte où s’inscrivaient les hauts et les bas de la santé du malade modifiait son humeur, atteignait sa sérénité.

Priant beaucoup, elle se disait :

— Je renverserai les montagnes. Jean guérira.

Et s’il ne guérissait pas, qu’importe ? Aimer, c’était enfin vivre. C’était vivre, ces impressions fortes et neuves, cet émoi suave, ininterrompu, sans pareil. Mais comme il était pénible de refouler le désir de se confier, de ne rien raconter à ses amies de son bonheur et des petites peines et des inquiétudes qui s’y accrochaient : ne rien dire, tout renfermer en elle, et parler de mille choses indifférentes, le cœur plein de ce cri sonore.

Lucette n’osait même plus nommer Jean devant sa marraine. Les réserves, les conseils de prudence d’Aline de Villemure tombaient maintenant dans un brasier qui les consumait. Lucette s’abandonnait à son sentiment avec la certitude de plus en plus forte d’avoir raison. Les yeux reconnaissants et joyeux de Jean rendaient en sa faveur le meilleur des témoignages. Pour le moment elle dispensait du bonheur ; tant pis, si plus tard, l’aventure comportait de la souffrance, des sacrifices. Tous les sacrifices lui semblaient d’ailleurs mérités.

En se rendant chez Jean, elle s’arrêtait à l’église, faisait un chemin de croix, demandait à Dieu de bénir sa vie. Le soleil qui luisait dehors lorsqu’elle ressortait devenait pour elle une visible approbation du ciel. Elle marchait plus vite, respirait plus allègrement, toute à la beauté de son amour levant, n’imaginant pas un jour où l’habitude ternirait l’or de sa félicité, où le contentement deviendrait moins vif, la joie moins facile.


Ayant vu Jean une heure, Lucette descendait chez Claire. Ensemble elles iraient changer leurs livres à la bibliothèque Fraser. La nuit montait avec de gros nuages sombres sur un ciel où persistait une bande de lumière jaune. Lucette étrennait un manteau d’astrakan noir, au doux et soyeux col d’opossum, ce qui contribuait à son bonheur. Dans le gris de la fourrure, elle sentait ses joues rougies par l’air piquant. Ses yeux brillaient à l’ombre du chapeau de velours noir où fleurissaient deux roses.

Claire, la sachant ponctuelle, l’attendait toute prête ; elles s’élancèrent dans la rue d’un pas égal et rapide. De l’avenue Laval à la rue de l’Université, tout le long de la rue Sherbrooke où les beaux équipages défilaient, elles parlèrent sans un instant de trêve. Une limousine luisante, remplie de femmes élégantes, attirait parfois leur attention. Il n’y avait encore qu’un peu de neige ; mais on devinait que le bel hiver blanc était en chemin ; et sans autre raison, Claire et Lucette prirent subitement conscience de leur précieuse jeunesse, et certaines de l’importance de leur vie secrète, méprisèrent la fugacité des beaux jours. Elles avancèrent avec plus d’enthousiasme, les yeux clairs sous le ciel nuageux. Leurs vingt ans illuminaient cette fin d’après midi trop tôt dévorée par la nuit.

Regardant les vitrines, splendides à cause de l’approche des fêtes, elles échangeaient des réflexions aussi joyeuses que le son des grelots qui tintaient aux attelages d’hiver. Claire acheta deux œillets à un marchand de fleurs qui se tenait au coin de la rue. Elles les piquèrent à leurs manteaux.

Au Fraser, le vieux bibliothécaire les accueillit, galant et paternel ; elles énoncèrent d’un ton posé les titres des livres qu’elles désiraient. Toute l’année précédente, il leur avait prêté les bouquins nécessaires à leurs études littéraires, et s’était amusé à les voir copier si sérieusement page sur page de notes sur Racine, Boileau, Voiture. Ces grands hommes si bien morts et ces petites filles si vivantes, quel contraste. Il les plaignait sans doute un peu et pour les dédommager de ces arides devoirs, il leur offrait des cartes pour les soirées de l’Alliance Française. Elles étaient flattées et reconnaissantes. Soirées mi-mondaines, mi-littéraires dans la salle grise et blanche du Ritz ; regarder à droite, à gauche, devant, derrière ; être regardées aussi et, effarouchées et ricaneuses, se moquer des gens et parfois du conférencier.

Le vieux bibliothécaire constatait sans doute qu’elles vieillissaient. Lucette demandait du Taine, les lundis de Sainte Beuve, du Jules Lemaître. Dans leurs manchons alors grands comme des sacs, elles mirent chacune les livres choisis, et retournèrent rue Sainte-Catherine. Chez Birks, l’horloge marquait cinq heures. Les vitrines resplendissaient. Les mannequins copiaient la vie réelle, avec des sourires figés, des costumes de rue ou d’intérieur de grande élégance. De belles jeunes filles de cire représentaient des débutantes ; satin, fourrures blanches, paillettes d’or et d’argent. Un soupir de regret montait aux lèvres de Lucette. Ce luxe, le connaîtrait-elle jamais ? Sa joie de vivre méprisa vite cette impression passagère. En elle-même, ne possèdait-elle pas toutes les richesses, et tant d’idées, tant d’élan, tant d’ardeur !

Une véritable procession défilait sur le trottoir. C’était la promenade à la mode, de cinq à six, la rue Sainte-Catherine ouest. Lucette et Claire saluèrent des amies, d’anciennes compagnes de classe, qu’elles ne revoyaient jamais ailleurs. Les lumières des magasins abolissant l’obscurité, la nuit formait comme un plafond noir au-dessus de la rue éclairée. Et tout le temps Lucette avait conscience de ses vingt ans, chose heureuse et enviable ; les clochettes des voitures pressées, cristallines, semblaient le lui répéter ; elle sentait comme une caresse ce rose froid que le vent appliquait à ses joues.

Claire l’invita à goûter chez Kerhulu. Il serait vraiment tard quand elles y arriveraient. Elles n’auraient plus faim pour le souper à la maison, mais qu’importait. Il fallait profiter de tout ce qui passait.

Elles montèrent dans le tramway en direction de l’est. Bousculées dans la voiture archi-pleine, elles riaient, suspendues aux courroies de secours, pour ne pas tomber. Et Lucette parlait, parlait, d’une infinité de choses tout en se disant : « Je devrais parler de Jean. Claire comprendrait ».

Mais elle ne pouvait pas.

À la rue Saint-Denis, le vent les reçut avec une bouffée glaciale. Elles coururent le long des immeubles qui les séparaient du restaurant. Là, elles s’installèrent à une des petites tables près du mur, et commandèrent ce qu’elles prétendaient aimer plus que tout au monde : des salades au homard en croûte et du café. Leurs manchons jetés sur une chaise, elles enlevèrent leurs manteaux, vérifièrent la position de leurs chapeaux, dirent presque ensemble en se regardant : « Je suis affreuse ». Puis elles examinèrent les gens qui entraient. À cette heure-là, elles auraient sûrement le plaisir de voir quelques célébrités : le beau professeur d’économie politique qu’elles avaient adoré en silence, à l’époque de leurs seize ans ; ce journaliste, dont les billets du soir au Devoir, les plongeaient dans une béate admiration. Et cet autre qu’elles trouvaient détestable et fat. Elles virent aussi beaucoup de gens, amis inconnus, dont elles connaissaient les visages entrevus régulièrement à l’Université, à Saint-Sulpice, à Notre-Dame, aux concerts.

Elles plaisantaient. L’effet du café se manifestait tout de suite. Excitées, elles riaient pour un rien. Et soudain elles aperçurent dans un coin Monique, en compagnie d’un jeune homme qu’elles n’avaient jamais vu.

Celle-ci, tout en enlevant ses gants, leur fit une grimace amicale. Ayant dégusté jusqu’au fond leur salade en croûte, elles allaient sortir. Et elles ne passeraient pas près de Monique installée trop loin de l’autre côté.

Lucette sentit un pincement au cœur. Avec Jean, jamais elle ne pourrait venir ainsi chez Kerhulu. Sa joie faillit s’éteindre. Mais dehors il neigeait maintenant, une jolie neige d’étoiles minuscules, fermes, bien dessinées ; une neige qui tombait drue, volante, avec des airs de fête, et qui sentait bon ; et elle ressuscitait en foule, les impressions qui, enfants, les animaient d’enthousiasme au début de l’hiver. Les petites étoiles blanches se posaient en garniture sur leurs fourrures, s’accrochaient à leurs cils, glissaient sur leurs joues. L’odeur du froid régnait, vivifiante et saine.

— Montons à pied ?

Tête baissée, rieuses, elles entreprirent la longue marche. L’ombre du haut clocher de Saint-Jacques bénit leurs premiers pas ; elles couraient presque. Mais au pied de la Côte-à-Baron, elles ralentirent et Lucette demanda :

— Avec qui Monique était-elle bien ?

Claire fredonna :

« Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme ; si c’est un grand seigneur et comment il se nomme… »

Mais elle ne s’en souciait vraiment pas. Elle songeait à sa chambre, à son secrétaire, et savait qu’en arrivant, avec son bonheur et cette neige, elle écrirait une pièce de vers.

Sur la fourrure de son manteau, frappé à mort, l’œillet à l’odeur poivrée se fanait. Fugacité, aurait dit Nicole…