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La plus belle chose du monde/15

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— XV —


Sauvage Nicole, où s’était-elle forgée ses chimères ? Elle ne voulait pas du mariage et elle laissait Alain s’éprendre d’elle ? Il en deviendrait malheureux. Et avec des phrases timides, hésitantes, elle le suppliait de conserver pure, leur amitié. Elle s’opposait aux baisers. Une chaste Diane veillait au fond de sa conscience et ne serait pas vaincue.

La sévère Nicole ressuscitait pour morigéner. Alain ne pût s’empêcher de sourire en lisant sa lettre. Mais il était ému, en même temps et l’aimait mieux. Nicole, du reste, avait raison. Il avait fait bien des avances pour un homme sans situation et sans fortune. Il lui faudrait reculer. Toutefois, il reconnaissait que jamais au monde, il n’avait aimé personne comme il aimait Nicole Lafricain.

Depuis toujours, cependant, il avait décidé qu’il ne permettrait pas à son cœur de dominer sa raison. Trop d’autres gâchaient ainsi leurs carrières. Il s’était attaché à Nicole à son insu, se laissant glisser sans y prendre garde, d’une sympathie légère à l’exquise douceur d’un sentiment plus exigeant. Elle l’arrêtait dans son ardeur inconséquente, le remettait en présence de la réalité ; lui non plus, d’ailleurs, n’avait pas l’intention de se lier déjà pour l’avenir.

L’avenir, large porte ouverte sur un horizon aussi vaste que la mer ! Et loin, là-bas, le mariage, après une longue croisière sur les lames agitées. Alain avait conçu le projet d’obtenir une bourse pour trois années d’étude à l’école des Chartes. Sa carrière, sa fortune, ne s’édifieraient qu’après ce séjour. Malgré le désir qu’il avait de fonder un foyer, il devrait sans doute laisser fuir des années avant d’y penser. Il ne fallait pas lier Nicole à une destinée aussi aléatoire. Elle resterait sa plus chère amie. Peut-être, plus tard, serait-elle sa compagne ? Il n’entrevoyait pas en ce moment la vie se déroulant sans sa présence. Mais des fiançailles immédiates manqueraient de prudence ; risquer de la voir vieillir à l’attendre ; et si, par hasard, il n’avait jamais rien à lui offrir ? Une carrière d’historien s’établit péniblement.

Il lui confia son dessein un soir, après l’avoir taquinée sur ses scrupules. Pendant qu’il parlait, elle essayait de se convaincre qu’elle obtenait toute satisfaction ; elle obtenait ce qu’elle avait demandé, la sécurité d’une amitié vive, redevenue sage.

Mais sa gorge se serra quand elle entendit Alain exposer son projet de séjour en France.

Allongé dans un fauteuil, grillant une cigarette, gesticulant, il décrivait avec enthousiasme ce qu’il voyait devant lui : son rêve, le voyage, la mer, l’étude. Évidemment, il s’imaginait déjà montant la rue de Vaugirard, traversant la brume fine et poétique d’un matin au jardin du Luxembourg, comme les héros de Bourget, ou Sturel à Paris…

Avec une cruauté inconsciente, il rêvait tout haut, l’oubliant à cette place, où elle resterait pendant qu’il verrait le monde. L’instinct qui l’avait tenue si longtemps à l’écart de toute affection masculine se réveillait, lui reprochait de s’être laissée conquérir. Que récolterait-elle, en dehors des fuyantes minutes heureuses du passé proche, si le seul mot de départ soulevait en elle une pareille souffrance ?

Derrière ses yeux baissés sur un sourire incertain, Alain soupçonna-t-il tout à coup le tumulte que ses paroles agitaient ? Il bifurqua, lui dit :

— Mais je vous aime deux fois plus, Nicole, pour m’avoir rappelé notre idéal de sagesse. Vous l’avez fait parce que vous ne ressemblez pas aux autres jeunes filles. Une autre m’aurait entraîné à un amour bien exprimé, à des promesses, qui eussent pu devenir un fardeau. En ce moment, je n’ai le droit d’aimer personne, que vous, puisque vous m’aidez à réprimer un amour trop grand.

— Trop grand ?

— Oui. Vous êtes une passion pour moi, Nicole. Je ne pense qu’à vous. Je veux sans cesse vous voir. Ma raison seule ne suffisait pas pour me retenir, empêcher une tendresse qui aurait pu se révéler, d’une certaine façon, malfaisante et stérile, puisque cette tendresse laissée maintenant à sa violence ne nous mènerait nulle part. Sagement, vous réclamez de l’amitié. Mystérieusement, pour rester à vous-même, rien qu’à vous-même ? — Il prit alors le visage de Nicole entre ses deux longues mains, rien qu’un instant, parce que, tout de suite, les yeux de la jeune fille le supplièrent de ne pas recommencer ! — Mystérieusement, vous prétendez ne pouvoir accepter que l’amitié. Pour l’instant, le meilleur, c’est bien notre échange d’idées, d’impressions, et vos bons conseils. Vous souhaitez que je sois un grand homme parce que votre pays a besoin de grands hommes ; et sans doute comme vous me faites l’honneur de me croire plus fort, meilleur, plus intelligent que je ne le suis, tiendrais-je à ne pas vous décevoir et à devenir un esprit supérieur, ma Bérénice…

— Pourquoi, Bérenice ?

— « Ni amour, ni amitié, un sentiment platonique, tout de douceur et de larmes. » C’est ainsi que Parrès définit son sentiment pour Bérénice ; moins les larmes, n’est-ce point aussi le nôtre ?

— Moins les larmes, répéta docilement Nicole.

Et elle laissa tomber les mots un à un, doucement. Elle éprouvait soudain le désir d’entrer en religion ; de renonçer tout de suite à tous les sentiments humains, imparfaits et douloureux, empoisonnés d’illusions. Elle regardait Alain avec insistance.

— Détournez vos yeux, sauvage Nicole. Vous m’intimidez. J’ai l’impression que, me scrutant ainsi vous me découvrirez bien au-dessous de l’homme que vous imaginez.

Il ne savait pas qu’elle regardait un grand amour s’en aller à jamais.


Plus tard, dans la même soirée, ils parlèrent d’un politicien qui honorait en ce moment sa race. Alain fit une réflexion sur la femme de celui-ci, que les infidélités de son mari rendaient malheureuse. Nicole sursauta :

— Alain ! Je n’en savais rien. Vous n’auriez pas dû me l’apprendre. J’admirerai plus difficilement cet homme. C’est comme si vous aviez brisé une statue…

— Allons Nicole, plus de tolérance. Un grand homme est tellement plus qu’un autre exposé à la tentation.

Il employait un ton de badinage ; un sourire léger, amusé, indulgent jouait sur ses lèvres. Nicole, dans sa pureté, ne comprenait pas que l’on pût plaisanter sur un sujet aussi grave.

— Eh bien, alors, je ne souhaite plus que vous deveniez un grand homme.

— Vous préférez sacrifier ma gloire à ma vertu ?

— Oui. Je suis trop rigoriste ? Si vous saviez l’effet que me produisent ces taches mises à nu. J’en souffre comme d’une douleur physique, je désire tout sacrifier, prier Dieu pour effacer, diminuer, empêcher le mal.

Une telle ferveur marquait ses paroles qu’Alain en fut un instant tout décontenancé. Puis il dit :

— Nicole, vous ne pensez pas à devenir religieuse ? Le siècle a besoin de femmes comme vous.

— Oh ! ça, protesta tristement Nicole.

— Mais oui, vous le savez.

— Entrer en religion ? Il faudrait que je possède beaucoup de courage, mon Dieu ! Renonçer à ma liberté, ce serait déjà de la sainteté, de l’héroïsme.

— Ô sainte Nicole, priez pour moi.

— Je prie déjà. Je prie pour tout le monde. Sauf Lucette, qui aime bien la prière, mes amies me trouvent bien ennuyeuse. Pourtant la vie sans religion n’a aucun sens. Telle que je la conçois, on obtient ses bonheurs avec des prières, de bonnes actions, des pénitences, comme on prépare les malheurs avec des mauvaises actions, des déchéances, des méchancetés. Je voudrais ma route droite, toute droite. C’est téméraire, probablement. Je suis humaine comme tout le monde. Mais si je pensais qu’en vieillissant, je diminuerais moralement, je quitterais tout sans hésitation, j’entrerais tout de suite au Carmel.

— Et sans Bérénice, que deviendrais-je ?

— Vous irez, en Europe. En route, vous en rencontrerez bien d’autres.

— D’autres qui préfèrent les hommes à leur liberté ?

— Absolument, à leur liberté, aux lacs, aux bois…

Et sans transition, elle redevint une jeune fille capable de plaisanter, amoureuse de mouvement, de sport. Elle décrivit à Alain ses dernières prouesses à la Piscine. Elle avait plongé du tremplin le plus élevé.

Ils reparlèrent alors du lac.

Ils virent de nouveau l’eau claire et bleue, finement ridée et mouvante, et soyeuse et calme cependant, au creux des belles montagnes. Ils revirent le soleil brûlant et la vibration de l’air chaud dans les rayons, et ils éprouvèrent la nostalgie de l’été en même temps que la nostalgie du passé.

Car déjà, dans la mémoire de Nicole, l’Alain du lac n’était plus tout à fait le même que celui de la ville ; et dans la mémoire d’Alain repassait une mystérieuse Nicole, indépendante, halée, le sourire rare et précieux d’une inabordable Diane, et qui ne ressemblait pas à cette Nicole aux yeux chercheurs et tendres, qui tous les jours se confiait un peu plus à lui, et dont il sentait le sentiment sauvage et profond appuyé maintenant sur lui.