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La plus belle chose du monde/18

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XVIII


« Ce Dominique, qu’avait-il à faire de souffler pendant des années sur le feu, pour se dérober et s’enfuir au moment où il voit la flamme ? »
Sainte-Beuve


Dans la grande glace, entre les deux opales des lampes, attentive, Nicole examine ses traits que la nouvelle coiffure embellit. Ses cheveux sont maintenant courts et bouclés. Monique et Lucette croiront au premier abord découvrir tout de suite dans ce détail, la surprise annoncée.

Elle étend sur le bronze naturel de ses joues un peu de rose ; elle dessine soigneusement ses lèvres d’un rouge discret, mais qui souligne bien la ligne onduleuse et fait paraître parfaites et plus blanches ses dents égales…

— Décidément, je suis jolie ce soir.

Elle se regarde avec plaisir dans cette robe de satin et de tulle noirs, d’où sortent bien modelés, le cou et les bras frais.

— Je suis presque belle, ma foi.

Elle songe : c’est depuis qu’elle a connu Alain qu’elle choisit ses toilettes avec soin, que, sans s’en rendre compte, elle s’est appliquée à l’élégance.

— Comme on change. Moi qui, jadis, détestais tellement les essayages.

Change-t-on foncièrement ? se demande-t-elle. Je me suis modifiée pendant trois années, alors que je me laissais emporter par un grand sentiment humain. Ai-je assez souffert, après les délices du commencement ? Par bonheur, c’est bien fini. Toutes ces heures émouvantes, pourtant, que l’on a vécues et qui s’effacent et n’ont plus de saveur.

Que le nom d’Alain ne fasse plus battre son cœur, qu’elle puisse penser à lui avec indifférence, étonne Nicole. Pendant si longtemps l’idée de le perdre fut pour elle douloureuse. Elle se revoit, en mai 1921, achetant le journal et parcourant fiévreusement la liste des étudiants qui avaient obtenu des bourses. Son nom était bien inscrit là ; il partirait ; tout entre eux serait fini. C’était un sentiment pareil à celui qui l’étreindrait à la mort d’un être cher. Rupture sans rémission, elle en était certaine, déjà. Fin. La désolation l’envahit par grandes vagues, détresse sauvage qui montait des profondeurs de son être.

Nicole passait sous le tunnel de la rue Saint-Denis. Elle revenait de l’Hôpital Sainte-Justine, où Monique veillait son petit Jacques opéré pour une mastoïdite. Le tunnel lui parut soudain un abîme. Des larmes impossibles à retenir lui brouillaient la vue, coulaient librement sur ses joues. Elle s’engagea dans cette petite rue qui conduisait à la Chapelle des Carmélites. Dans ce coin désert elle se cacherait, ne rencontrerait personne. Personne ne devait voir son visage bouleversé, personne ne devait connaître son chagrin ; personne, non, personne n’en saurait jamais rien.

Elle jeta dans un terrain vague le journal inutile et cruel ; aveuglée de larmes, elle sonda la petite porte ogivale du monastère. Heureusement, elle était ouverte. Nicole put entrer dans la chapelle sombre et pleurer sans contrainte, incapable même de prier.

Tout aurait pu s’arranger. Elle n’avait que vingt-trois ans, après tout. Que lui importait d’attendre Alain quelques années de plus ? Si elle avait aimé l’idée de partager le sort du jeune homme, elle avait toujours cependant redouté le mariage. Elle aurait voulu continuer à aimer, mais demeurer libre. Alain, esprit tourmenté, mobile et inquiet, volontaire et indécis à la fois, l’avait recherchée, l’avait forcée à modifier ses idées, son âme, pour ainsi dire. Et maintenant, il s’en allait.

Nicole se souvenait des utopies qu’ils avaient cultivées au début. Ils étaient jeunes et ardents pratiquant avec ferveur de Barrès, le « Pourquoi vivre, s’il nous est interdit de composer des républiques idéales ». Ils avaient ensemble méprisé les opinions qu’ils ne partageaient pas.

L’amour d’Alain avait emporté Nicole loin des rêves calmes qui lui composaient depuis longtemps une reposante pastorale. Et lorsque Nicole avait été transformée, éveillée, conquise à cette tendresse, Alain l’avait livrée au vent capricieux de ses incertitudes, de son instabilité. Il avait pour un temps complètement détruit sa sérénité ; il lui avait imposé une torture quotidienne.

Un soir il arrivait, et comme un fiancé confiant, composait des projets où elle jouait un rôle de premier plan. D’avance, leur vie semblait une seule vie que le même toit abriterait. Il disait : « Nous ferons ceci, nous aurons cela, nous agirons ainsi ». Puis il disparaissait, cessait de téléphoner, de venir, d’écrire. Pendant deux ou trois semaines, elle espérait malgré sa volonté les lettres auxquelles il l’avait habituée. La tristesse, l’anxiété s’emparaient de son âme. Pourquoi se conduisait-il de la sorte ? Parfois, pendant cette période, elle le rencontrait à un concert, à une conférence ; il souriait de loin, mais il ne venait pas lui parler. Il ne l’attendait pas non plus à la sortie et s’attardait avec l’ami qui l’accompagnait. Soudain leur commune tendresse semblait anéantie.

Ces soirs-là, elle pleurait ; elle arracherait de son cœur jusqu’aux racines du sentiment douloureux. Toutefois, son chagrin calmé, elle essayait d’interpréter ces façons étranges, de les excuser. Ce qui rendait Alain cruel, c’était sans doute sa propre incertitude au sujet de ses examens et de cette carrière ingrate qu’il s’était choisie. Il lui arrivait alors, quand il revenait de ces crises de dépression, de dire à Nicole qu’il redoutait le mariage de la faim et de la soif, qu’il ne se résignerait pas à traîner ses jours dans une situation médiocre. Ils s’étaient fourvoyés. Mieux valait cesser de se voir. Mais il ajoutait :

— Jamais je n’ai aimé personne comme je vous aime ; jamais je n’aimerai personne autant. Le mariage n’apporte pas toujours contentement et bonheur. Au moins, si je vous laisse à un autre, j’aurai une consolation ; je ne serai pas celui qui vous décevra.

Nicole écoutait rougissante. Elle n’avait pas le courage, ou plutôt sa pudeur, sa réserve l’empêchaient de lui dire qu’il manquait d’esprit de suite, de simplicité ; qu’une attente adoucie par le charme d’une tendresse partagée ne lui semblait pas un malheur. Pour lui comme pour tout le monde, l’avenir s’édifierait à son heure.

Elle ne disait rien, et à son tour elle se tourmentait. Les jours où il avait apparemment décidé qu’elle serait sa femme, la joie s’allumait en elle. Les jours où il se demandait si la meilleure solution n’était pas plutôt de contracter un riche mariage de raison, elle souffrait, mais se moquait et plaisantait d’un air détaché.

Elle l’écoutait disserter sur les moyens d’être utile à ses semblables que procure la fortune. Il devenait si lointain qu’elle ne tenait soudain plus à lui, se sentait lasse, prête à rompre ; et si elle souffrait encore, c’était uniquement de constater que maintenant elle ne pourrait plus être heureuse comme elle l’était au temps de sa jeune indépendance.

Mais dans cette chapelle déserte, quand elle eut bien pleuré, elle éprouva subitement une détente ; ses tourments quotidiens cesseraient ; Alain disparaissait de sa vie. Quelque chose de doux et d’inexprimable la baigna d’une imprécise consolation. Et elle put alors prier pour que la Volonté de Dieu s’accomplisse en elle. Elle se rappelait les paroles divines de l’Imitation : « L’amour de la créature est trompeur et inconstant. Ne mettez point votre confiance et votre appui en un roseau qui est le jouet des vents ».

Elle entendit le frôlement des semelles feutrées derrière les grilles, puis une prière monotone s’éleva. Elles possédaient la paix profonde, ces Carmélites, elles ne subissaient point ces tortures, ayant tout abandonné. Elles ne désiraient plus autre chose qu’une félicité de l’Au-delà, pour elles comme pour tous.

Quand Nicole avait parlé de la beauté de la vie religieuse, Alain lui avait toujours dit qu’une mère de famille dans le monde avait autant de mérites. Mais alors, chaque fois, Nicole lui avait tenu tête.

— Vous ne savez ; pas ce que vous dites. Vous êtes trop matérialiste. Ces religieuses prient pour nous, prient pour leur pays.

— Bah ! Pensez-vous qu’elles aiment encore leur pays ? Elles n’aiment plus que le bon Dieu.

— Eh bien, j’entrerai au Carmel, et j’orienterai les prières des petites nonnes vers le bien de leur patrie. Tous les jours monteront d’ardentes suppliques pour que notre peuple soit le plus chrétien, le meilleur du monde !

Alain se moquait d’elle, et, dans ses bons jours, protestait :

— Ne vous en allez ; pas, douce Nicole, que ferons-nous sans vous ?

— Ah ! çà, disait-elle avec une moue sceptique.

Elle devinait qu’Alain ne croyait pas assez ; à l’efficacité de la prière pour comprendre jusqu’au fond sa pensée ; comme les autres, il ne vivait pas sa foi, il séparait la religion du reste de son existence. Pourtant, pensait Nicole, nos jours ne comptent qu’à cause des desseins de Dieu sur nous. À quoi bon vivre ? À quoi bon vivre pour souffrir, et sans acquérir ni perfection, ni mérites, et sans jamais trouver le bonheur ? Ma souffrance de perdre Alain ne servira que si je répète de bon cœur : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite ».

Le chant des religieuses traversait toujours les grilles. Nicole s’était tamponné les yeux. Apaisée, elle retrouverait cette certitude qu’elle conservait presque constamment : tout, au fond, finissait pour le mieux. La vie, en somme, continuerait même sans Alain.

Elle sortit. Les feuilles neuves bruissaient aux arbres, petites, à peine dépliées. L’air s’imprégnait d’un parfum de lilas en fleurs. Elle n’en voyait pourtant pas dans la triste rue Henri-Julien qui longeait alors un terrain vague, bossué, nu. Cette odeur s’échappait-elle du grand jardin clos du Carmel ? Elle l’imagina, ce jardin, semblable aux photographies du livre de Thérèse de l’Enfant Jésus.

Elle pensa à l’été, à la beauté du soleil de juin, aux joies qu’elle goûterait même sans Alain, au bord du lac de Sainte-Adèle, dans la maison que son père venait d’acheter. Après tout la fin de son amour valait mieux que ces tumultueuses alternatives de joie et de désespoir.

Ce serait fini, cette fois. Ce serait fini, sans retour. Pas de correspondance, rien. L’abîme du silence.

Alain quitta bientôt Montréal pour Québec. Ils s’étaient revus un dernier soir. Nicole n’avait montré que de la gaieté. Ils avaient plaisanté. À son départ, elle lui avait remis une volumineuse enveloppe, qu’elle appela en riant : Mes dernières volontés. Quand Alain lui avait demandé :

— Vous m’écrirez ; là-bas ?

Nicole, en badinant, avait répondu :

— Cette lettre vous suffira. Vous la relirez.

Claire, qui écrivait de Paris où elle était depuis dix mois, donnait parfois des nouvelles d’Alain. Mais la rupture avait été définitive. Nicole n’avait répondu à aucune lettre du jeune homme. Elle ne trouvait plus de charme au rôle de Bérénice, et d’ailleurs le dernier mot d’Alain, maladroit, lui rendit le détachement plus facile, car avec son amour diminué, il la blessait dans son orgueil.

Monique à cette époque disait que, vraiment Nicole s’adonnait à des dévotions outrées. Elle ne passait plus devant une église sans y entrer, parlait sans cesse de quelque chemin de croix à faire. Elle suivit aussi des cours de philosophie et cessa d’être au courant de l’existence des romanciers modernes, et Monique et Lucette ne parlèrent plus de littérature avec elle ; elles ne marchaient plus dans la même voie.

Mais elles s’aimaient toujours avec la même fidèle tendresse, toutes les trois, de la même amitié unique, rayonnante, précieuse.

Nicole y pensait et souriait doucement en attendant ses amies.

Elles arrivèrent ensemble, et regardèrent Nicole sans l’embrasser : la nouvelle coiffure modifiait tellement son apparence.

— Tu t’es coupé les cheveux ! Comme cela te va bien ! Montre-toi de profil ! Tu me rappelles mon juvénile enthousiasme pour les héroïnes de cinéma. Nicole, que tu es belle.

— Allons, allons, pas de compliments entre nous, s’il vous plaît.

— Mais ta surprise en valait la peine.

— Ma surprise ? Es-tu si sûre que c’est cela ?

— Avec toi, on ne sait jamais. Vas-tu nous annoncer que tu es fiancée ? Tu rayonnes. Il y a quelque chose, sûrement. Dis-le tout de suite, veux-tu, Nicole ?

— Patience. Devinez.

— Devinez. Nous as-tu dit ce mot assez ; souvent ? Tu l’avais sûrement dans la bouche dès ton premier biberon !

— Oui, mais encore un peu de temps et je ne vous le dirai plus.

Il y eut un peu de saisissement ; les deux amies cessèrent de parler. Puis Monique interrogea :

— Tu vas rejoindre Claire, je parie ? Rien ne me surprendra. Je m’attends à tout. Depuis deux ans nous ne te voyons plus qu’entre deux cours et deux bouquins. Tu ne pars pas pour occuper une chaire de philosophie quelque part ?

— Annonce-nous ce que tu voudras, Nicole, mais ne t’en va pas ! Claire en France, Monique mariée, je resterai seule, moi. Le quatuor se désagrège trop. Rien n’est si bon que d’être ensemble.

— Être ensemble. Être sincère, comme je te l’affirmais hier, ma petite Lucette. Mais la sincérité, c’est pour nous, pas pour Nicole. Comment peut-on être sincère si l’on ne dit jamais rien ?

— Cachottière, oui, mais tout de même sincère. Et même loin de vous, je serai avec vous.

Il y eut un autre moment de silence inquiet, puis Monique la volubile reprit :

— Tu parles de plus en plus comme l’Évangile. Nous serons de nouveau mystifiées ce soir. Résignons-nous.

— Pour moi, dit Lucette, je le suis depuis longtemps. Depuis quinze ans, Nicole se joue de moi, me cache tout ce qu’elle pense. Depuis quinze ans. Que nous sommes vieilles, mes amies !

— Quinze ans. Mais notre véritable amitié remonte à la classe de Mère Sainte-Marie de-la-Crèche, aux cours de littérature, à nos extases poétiques pour « la mort du loup ! »

— « Souffre et meurs sans parler ! »

Elles vont d’un souvenir à l’autre. Parfois, le rire les étouffe. C’est si amusant de faire revivre les petites exaltées qu’elles furent, et de rappeler les moments drôles de leur vie de couvent. Lucette évoque le jour où elle avait écrit sa composition pour Poupon Rose, sur du papier gardé toute une semaine entre deux buvards imprégnés du Pompéia de Pivert ! Quelle scène lorsque Mère s’était mise à humer ! Le parfum que Lucette croyait discret s’avérait si fort qu’il entêtait toute la classe. Elle avait dû recopier son devoir : douze longues pages !

Elles rient aux larmes. Lucette pendant que Nicole va chercher le réveillon, s’essuie les yeux et déclare :

— J’ai trop ri. J’apprendrai une mauvaise nouvelle. Ça ne rate jamais.

— Ce ne sera pas ici, sûrement. Il y a bien la surprise de Nicole, mais ce ne sera pas triste. Elle a trop soigné sa toilette pour cela et surtout, elle est trop joyeuse.

Nicole revient, verse le café, passe les sandwiches, et leur première faim apaisée, leur déclare :

— Eh bien, vous ne semblez pas pressées de savoir ce que j’ai à vous apprendre ?

Les deux autres s’aperçoivent soudain qu’elle ne plaisante plus, qu’elle est émue et elles ont peur. Nicole reprend brusquement :

— J’entre dans deux jours chez ; les Carmélites.

Monique se refuse à le croire.

— Voyons, Nicole, ne nous tourmente pas.

Mais Lucette, plus pieuse, et qui connaît mieux l’âme et la volonté de son amie, reçoit le choc en plein cœur ; elle est sûre que c’est vrai.

Nicole, du reste, la voix un peu moins ferme continue :

— Je ne ris pas. Ma belle robe, ma nouvelle coiffure, c’est pour mon dernier soir avec vous dans le monde.

Atterrées, elles comprennent que la décision est irrévocable et elles ne font que murmurer pendant que leurs yeux se mouillent :

— Si, au moins, tu nous l’avais dit plus tôt, vieille Nicole. Nous nous serions réunies plus souvent.

— Il ne fallait pas prolonger les adieux. J’ai déjà assez de peine à vous quitter.

Puis, secouant ses boucles brunes, les yeux noirs brillants des larmes qu’elle ne laissera pas couler, Nicole se met à rire :

— Ne le prenez pas au tragique. Je suis heureuse. Songez que j’agis ainsi parce que j’ai toujours aimé à être seule, à prier. À part ma famille et vous, je ne regretterai personne.

La surprise, le chagrin rendaient Lucette et Monique maladroites. Elles ne pouvaient ni parler, ni se décider à s’en aller, malgré l’heure avancée. Elles se tamponnaient les yeux. Monique balbutia :

— Comment as-tu pu décider une chose pareille.

— J’y pensais souvent. Depuis longtemps. À seize ans, j’ai senti que j’étais faite pour la vie religieuse, mais j’aimais trop le grand air, les bois. Les gros murs du Carmel me faisaient peur. Aujourd’hui ces murs renferment pour moi un oasis. Déridez-vous, je vous en prie. Me voyez-vous, nonne souriante, le front bandé ? Les religieuses sourient toujours. Consolez-vous, vite. Vous voyez ; bien que jamais je n’ai été plus contente, ni plus gaie. Même cet été dont je lis le souvenir dans vos yeux, cet été où je filais le parfait amour avec Alain, cet été unique, où ni vent ni pluie, ni chaleur n’avaient de prise sur moi. J’ai donc connu ce que sont les sentiments humains. Et mes chéries, ne le dites pas à ma future supérieure, mais je crois que je ferai une nonne un peu barrésienne ; Alain aura eu cette influence sur moi ; il me semble que je prierai surtout pour notre petit peuple. Et pour la volubile Monique, l’optimiste Lucette, la chimérique Claire !

— Et la sauvage Nicole, ajouta Monique.

— La sauvage Nicole, oui, peut-être.

Elles s’embrassèrent pour la dernière fois ; mais pour leur adoucir la gêne d’un adieu définitif, Nicole leur dit :

— Je vous téléphonerai demain. Il faudra nous revoir encore une toute petite fois.

Mais elle savait bien que c’était fini. Elle les reverrait dans l’Éternité.

L’Éternité, c’était proche, en somme.

Pendant que Monique et Lucette bouleversées, s’enfonçaient en silence dans la nuit de la rue, Nicole pensa de nouveau à la mort de sa mère. Elle se vit près du lit où la malade venait de s’allonger pour ne plus se relever. La futilité des choses humaines devant la mystère de la mort, c’est cela qui avait frappé Nicole et l’avait orientée vers cette pensée du Carmel. À quoi bon la course incessante vers le bonheur terrestre insaisissable ? Pourquoi tenir à la beauté, à la jeunesse ? Pourquoi perdre un temps précieux à poursuivre des félicités chimériques et brèves, des sentiments imparfaits, décevants ?

Nicole était seule dans la maison auprès de sa mère souffrante. Robuste, saine, elle éprouvait une insurmontable répugnance pour le traitement des malades. Et sa mère lui avait dit :

— J’aimerais à me laver.

Nicole comprit. Sa pauvre mère ne pouvait même pas lever la main. D’un ton enjoué, avec un sourire qui dissimulait le plus grand des efforts, Nicole offrit :

— Voulez-vous que je fasse votre toilette, maman, comme on la fait à un bébé ? Cela vous rafraîchira, vous reposera.

— Pour ma grande toilette, je puis attendre Marie.

— Je vaux bien Marie, vous verrez…

Nicole s’en fut chercher un bassin, de l’eau chaude, un savon qui embaumait. En plaisantant pour cacher son trouble extrême, elle lavait avec douceur le vieux visage émacié, pâle, ridé, les paupières aux cils blanchis, le cou flétri, les bras restés blancs et beaux, mais qui se terminaient par des mains parcheminées, déformées, pénibles à regarder, des mains qui racontaient trop de peines, trop de tâches, trop de gestes à jamais perdus.

Un bouleversement soulevait le cœur de Nicole. Tous ses nerfs se contractaient, et les dents serrées, elle continuait pourtant, souriante. Mais sa jeunesse se révoltait devant la misère physique de la vieillesse. Elle vivait le moment le plus douloureux de son existence. Et il lui fallait boire le calice jusqu’au fond. Elle se disait : je dois offrir à maman de lui enlever ses bandages, de lui laver les pieds et les jambes, ses pauvres jambes toujours si malades.

Sa répulsion était si forte que la sueur perlait à ses tempes, et qu’elle pensait : ô mon Dieu, aidez-moi, je vais m’évanouir.

Sa mère accepta :

— Je n’osais pas te le demander, ma chérie, mais je souffre tant, cela me soulagera un peu. Et Nicole retrouva son enjouement pour déclarer :

— Je sais exactement comment on procède dans les hôpitaux. Vous verrez comme votre fille est adroite.

Les bandages enlevés, elle étendit les jambes molles, couleur de pâte, sur la large serviette de tissu éponge. Des varices nouaient un réseau noir sous la peau qui se soulevait par plaques. Envahie d’une pitié sans bornes, Nicole lavait doucement, cachant sous de pauvres mots drôles la confusion qui la torturait, confusion centuplée par celle qu’elle imaginait aussi chez sa mère. Il fallait donner à cette toilette un air de toilette ordinaire, normale.

Enfin, elle eut fini, et quitta la malade qui déjà recommençait à égrener son long chapelet.

— Essayez de dormir, à présent. Je serai dans ma chambre. Votre sonnette est sur la table. Appelez-moi, si vous avez besoin de quelque chose.

Elle s’enfuit pour laisser déborder le flot de larmes qui montait à ses yeux.

Se tamponnant le visage d’une serviette fraîche, Nicole s’arrêta devant un portrait de sa mère à dix-huit ans. Une figure fine, ferme, rayonnante de malice et d’espoir. La coiffure ancienne, mais seyante, le col bordé d’une dentelle, indiquaient un souci d’élégance. Pour la première fois, Nicole se donnait la peine de penser que sa mère avait été jeune, jolie et aimée, qu’elle aussi avait connu les grands rêves, l’amour et la désillusion. Pour la première fois elle saisissait le sens d’une phrase qu’elle avait souvent employée sans bien la comprendre : la fugacité de la vie. N’était-elle pas hier elle-même, ce bébé aux traits chiffonnés encadré auprès des dix-huit ans de sa mère ?

Aujourd’hui, elle avait vingt-cinq ans. Demain elle serait vieille à son tour. Les délices du monde n’étaient que déceptions ou fugitives douceurs. Ce qui compte dans les jours, c’est l’œuvre spirituelle, et les enfants qui demeurent pour continuer la tâche inachevée, pour recommencer l’expérience.

Nicole récapitulait à sa manière l’existence de sa mère. Pour nous mettre au monde, se disait-elle, pour nous élever, maman a souffert et s’est sacrifiée. Elle nous a caché ses douleurs physiques, elle s’est tenue sur ses jambes malades pour nous épargner tout travail. Elle se chargeait de nos ennuis, de nos tâches. Et parce que Nicole récapitulait les peines, les épreuves de sa mère, sans pouvoir évoquer les bonheurs, les consolations que la chrétienne qui allait mourir avait sûrement reçues, toute la vie lui paraissait encore plus désolée qu’elle ne l’avait été.

Des phrases du petit catéchisme revenaient à sa mémoire :

— Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Adam et Ève furent chassés du paradis terrestre et condamnés à souffrir et à mourir. — Les pages les plus dures, les plus austères de l’Imitation repassaient dans son esprit. Celles qui demandent de renoncer à tout et à soi-même. Oui, la vie ne devait être qu’une préparation à la mort. Et quand on le sait ne doit-on pas prier pour ceux qui ne veulent point l’apprendre ? Et la meilleure prière n’est-elle pas le plus grand des sacrifices : entrer au Carmel ? N’être plus attachée qu’à Dieu. N’être plus qu’une âme. L’âme restait belle dans le corps flétri. Sa mère avait été une sainte. Nicole l’imiterait de son mieux.

Elle entrait après demain au Carmel. Il lui avait fallu un an pour parvenir à une décision définitive. Une longue année pendant laquelle elle avait observé le monde, surveillé les bonheurs humains, les fragiles et effritables bonheurs humains !

Maintenant, par cette félicité qu’elle ressentait, elle était bien certaine de ne pas se tromper, certaine d’avoir découvert sa voie, la large voie éternelle…