La prise de Montréal/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 17-20).

IV

DÉCEPTION


D’Aubières était revenu à son comité.

Vers les sept heures du soir le peuple était revenu s’assembler en groupes turbulents sur la Place du Marché, les tavernes des alentours regorgeaient de buveurs et d’âpres discussions s’y engageaient sur les événements du jour, des bagarres éclataient çà et là, dans les tavernes, dans les places publiques, sur les rues noires, malgré les nombreuses compagnies de miliciens qui exerçaient la surveillance de la cité pour y maintenir l’ordre et la paix, et des agents de Cardel et de Lady Sylvia s’introduisaient partout pour amener la désertion dans les bandes qui obéissaient à D’Aubières et à ses lieutenants. L’ouragan diminuait peu à peu et l’on saisissait mieux les bruits et les rumeurs de la cité. À voir les lieux publics et les rues encombrés de citadins, on aurait été porté à croire que toute la population avait déserté ses logis. Les cloches des églises appelaient les fidèles aux cérémonies religieuses, boutiques, magasins, échoppes débordaient de clients. Les affaires allaient comme à l’ordinaire, peut-être mieux qu’à l’ordinaire. Les amoureux eux-mêmes continuaient à rouler le fil de leurs amours comme si rien n’était. Bref, on avait tellement confiance dans les chefs canadiens qu’on ne se préoccupait nullement du danger qui menaçait la ville. La gaieté et la turbulence française maintenaient leur entrain.

Lorsque Maurice D’Aubières pénétra dans ses quartiers généraux, à son retour du Comité des Indépendants, une jeune fille accourut joyeusement et lui tendit ses bras ; c’était cette beauté brune dont l’image, dans l’esprit de Maurice, avait éclipsé celle de Lady Sylvia.

— Mirabelle !… prononça tendrement le jeune homme en la pressant contre sa poitrine.

— Maurice ! Maurice !… murmura la belle fille avec un accent éploré, j’ai peur pour toi !

— Pourquoi, mon ange ?

— Parce que… parce que ce traître… ce Cardel…

— C’est vrai, interrompit doucement D’Aubières en levant ses épaules avec dédain ; ce traître à sa race m’a effectivement menacé de mort… S’il eût été d’une décision plus prompte, j’étais bien mort. Heureusement, un ange est survenu… un ange blond qui m’a préservé du danger… mais un ange moins bon et moins beau que toi, ma Mirabelle !

— Oh ! s’écria Mirabelle en rougissant, veux-tu parler de Lady Sylvia ?

Dans les yeux très noirs de la jeune fille D’Aubières crut percevoir une pointe de jalousie, ce qui le fit rire.

— Voyons ! Mirabelle, dit-il avec un accent de doux reproche, qu’osez-vous penser ? Ne vous ai-je pas dit que Lady Sylvia est moins belle que vous ?

Elle le regarda avec étonnement pour demander avec une expression de doute.

— Pourquoi, Maurice, ne me tutoies-tu pas ?

— Pardon, c’est un oubli. Cela m’arrive quelquefois avec mes amis les plus intimes. Tu sais bien que je t’aime trop…

— Mais je sais aussi que cette Lady Sylvia est une sirène dangereuse. Prends garde, Maurice, qu’elle ne te tende un piège et ne te fasse oublier tes serments.

— Sois tranquille Mirabelle, je t’aime et jamais une autre femme que toi ne partagera les tendresses de mon cœur. Aie confiance en moi comme j’ai confiance en ta fidélité et en ton amour. Bientôt, tu le sais, nous serons unis pour la vie.

— C’est bien, je te crois. Mais viens… on a besoin de toi !

Elle l’entraîna vers la table autour de laquelle plusieurs jeunes officiers s’entretenaient.

Mirabelle Chauvremont avait vingt ans. Elle était née au Détroit où son père, M. Chauvremont, qui descendait d’une vieille famille canadienne, avait longtemps fait le commerce des pelleteries, et où sa mère était morte quelques années après la naissance de cette enfant unique. Plus tard Chauvremont était venu se fixer à Montréal. Il y avait continué son commerce qui lui avait apporté une belle fortune. Chauvremont jouissait d’une grande réputation de droiture et, très patriote, il avait offert à Carleton une partie de sa fortune pour aider à la défense du pays. Comme la plupart de nos ancêtres canadiens, Chauvremont avait au cours de son existence manié le mousquet et l’épée et avait pris part à plusieurs campagnes sous le régime français. S’étant marié après avoir dépassé l’âge de quarante ans, il se trouvait à présent trop vieux pour prêter à la défense du Canada un bras efficace, c’est pourquoi, voulant encore faire son devoir et prouver l’amour qu’il avait de sa patrie, il avait offert au gouverneur une partie de sa fortune.

De son père Mirabelle avait hérité du même amour pour le Canada. Sans haïr les Américains, elle ne pouvait assimiler ses principes chrétiens et loyaux à leurs idées révolutionnaires. Comme toutes les véritables canadiennes du temps elle avait prêché la résistance aux ennemis du dehors, de même qu’elle avait dénoncé ceux du dedans. Elle avait acquis un grand prestige par sa beauté, sa bonté, sa charité. Un jour, Maurice D’Aubières s’était trouvé sur son chemin, et tous deux, animés qu’ils étaient du même amour ardent pour la patrie, s’étaient unis pour la défense de celle-ci, puis s’étaient aimés.

Mirabelle Chauvremont était belle par le visage et la taille. Grande, élancée et de formes parfaites, elle était la plus élégante des jeunes filles du temps. Par sa mère, fille d’Espagne, elle possédait un teint ambré et le plus velouté qui fût. Son visage ovale et de lignes parfaites, sa bouche très rouge, ses yeux noirs et ardents, ses cheveux de jais gracieusement bouclés faisaient de sa figure une véritable image de son âme qui n’était pas moins belle et radieuse, car très pieuse, Mirabelle avait conservé une âme pure. Le cœur était chaud et généreux, un peu bouillant, et son tempérament impétueux et quelquefois violent pouvait, cependant, l’exposer à des fautes involontaires et à des imprudences qui auraient pu compromettre le succès de la cause qu’elle défendait. Ce tempérament fougueux était cependant atténué par une tendresse exquise et une généreuse sympathie. Sous l’orage elle trépidait, dans l’accalmie elle devenait une enfant mutine et d’une douceur angélique.

M. Chauvremont raffolait de sa fille.

Maurice D’Aubières adorait sa fiancée.

Ce jour-là, dès que l’approche des troupes américaines eut été signalée, Mirabelle avait couru à L’Auberge de France où vivait D’Aubières durant l’absence de ses parents, en Europe.

« Maurice, s’était écriée la jeune fille avec une ardeur vraiment guerrière, tu as dû apprendre comme moi que les Américains approchent de nos murs ? Il ne faut pas qu’ils entrent dans notre ville, et il faut les combattre, les repousser, les tailler en pièces… bref, leur imposer une défaite telle qu’ils ne soient plus jamais tentés d’envahir notre pays !

— Mirabelle, avait répondu D’Aubières avec non moins d’ardeur, nous sommes résolus à combattre les Américains jusqu’à la dernière extrémité, et, si possible, à leur infliger la défaite que tu dis !

Tous deux, alors, s’étaient mis à parcourir la cité pour prêcher la lutte à outrance.

Voilà donc quelle était cette Mirabelle Chauvremont, cette superbe canadienne, qui allait tant batailler pour défendre non seulement son pays contre les Américains, mais lutter également pour protéger ses amours contre les sournoises et déloyales entreprises de Lady Sylvia.

Donc, Mirabelle avait entraîné Maurice à la table du conseil. Il n’y avait pas là uniquement que des officiers, mais aussi des jeunes filles et jeunes femmes qui, sur de grandes feuilles de papier et hâtivement, inscrivaient des noms d’artisans et de bourgeois : c’étaient les feuilles d’enrôlement des milices. La salle était remplie d’un monde animé et il s’y faisait un va-et-vient bruyant et continuel. Maurice D’Aubières était attendu par ses camarades depuis une heure. Le peuple réuni sur la Place du Marché attendait avec impatience la décision du Comité sur la politique qu’on allait adopter, et personne n’aurait voulu, en l’absence et à l’insu de Maurice D’Aubières, communiquer au peuple la nouvelle qu’il attendait. Bien que, à la vérité, il fut résolu déjà de combattre les Américains, la proclamation officielle n’en avait pas encore été rendue.

L’impatience gagnait d’autant plus le peuple que les émissaires des Indépendants travaillaient avec acharnement à détacher ce peuple de la cause royaliste. Et ce peuple commençait à se diviser par factions ; les unes demeuraient fortement loyales, d’autres balançaient entre les deux partis, d’autres encore se déclaraient pour une neutralité absolue, et, enfin une quatrième catégorie se rangeait du côté des Indépendants, c’est-à-dire l’ennemi.

Huit heures du soir sonnèrent au beffroi de l’Hôpital. On se demandait avec anxiété de quel côté resterait la victoire : du côté Royaliste ou des Indépendants ? Jusqu’aux heures du crépuscule et de la nuit les premiers avaient compté sur l’appui de tous les canadiens qui composaient plus des deux tiers de la population. On savait bien qu’il se trouvait un grand nombre de timides, d’indécis, d’indifférents, mais on espérait que tous seraient au ralliement final. On avait peut-être trop dédaigné le travail sournois des émissaires des Indépendants. Aussi, un peu après huit heures, vit-on le Comité des Royalistes brusquement envahi par une bande d’artisans en révolte. À leur tête marchait un maçon, une sorte d’hercule, d’aspect déterminé et farouche. Un grand tumulte suivit l’entrée de ces gens qui criaient à tue-tête :

« On est pour les Américains… vivent les Américains !

L’hercule maçon s’avança près de la table, et, regardant D’Aubières d’un air de défi, déclara sur un ton rogue :

« Et bien vous autres… vaut mieux vous rallier à nous, car on tient à sa peau et à son foyer !

Maurice sourit et répondit froidement :

« S’il est vrai que tu tiennes à ta peau et à ton foyer, je te conseille de te ranger de notre côté.

— Ah ! ah ! se mit à rire sardoniquement le colosse, allez-vous me faire accroire, vous autres, que vous allez garantir ma peau en m’envoyant avec les compagnons contre les balles et les baïonnettes des Américains.

— Je ne peux pas te garantir la vie, répliqua Maurice sur un ton grave, mais je peux te jurer qu’un homme te précédera devant les balles ennemies… et cet homme, ce sera moi !

— Toi !

— Tandis que ceux qui vous ont achetés avec de l’eau-de-vie et de l’or américain se garderont bien de risquer leur propre peau, acheva D’Aubières.

— Ah ! ah ! fit l’hercule avec une certaine surprise, tu sais qu’on a été achetés ?

— Et je sais aussi que les Américains brûleront vos maisons quand ils seront les maîtres. Je sais qu’ils vous empêcheront d’aller aux églises pour y faire vos devoirs chrétiens, car ils détruiront tous les temples. Et je sais encore qu’ils voudront nous réduire tous, nous Canadiens, à l’état abject de portefaix, de serfs, d’esclaves. Allez donc, à eux, mes amis ! Nous, nous préférons le combat et la mort !

Et d’un geste méprisant D’Aubières fit signe à la bande de sortir.

— Ah ! par exemple, s’écria le colosse en frappant la table d’un poing énorme et dur, faut pas nous bafouer, monsieur D’Aubières !

— Nous nous passerons de vous autres… allez ! conclut dignement Maurice.

La fierté et le courage de ce jeune homme parurent créer une certaine indécision parmi ces gens qui, dans le silence établi, s’entre-regardèrent interrogativement. On eût dit qu’ils se consultaient du regard.

Mirabelle se leva tout à coup. Le teint enflammé, le pas saccadé, elle s’approcha près de l’hercule qui, instinctivement, recula devant cette beauté impétueuse et farouche. Elle s’écria d’une voix vibrante :

— Ah ! vous êtes donc de ceux qui pensent que nous sommes de ces gens qui poussent les autres à la boucherie, tandis qu’eux-mêmes se mettent à l’abri du danger ? Vous vous trompez ! Demain, vous verrez non seulement nos hommes devant les fusils des Américains, mais aussi des femmes… je serai là, moi qui vous parle ! Car une femme défend toujours son pays et son foyer, et je suis femme… regardez-moi !

Ah ! si on la regardait… On croyait voir une fougueuse Junon ! Une nouvelle Madeleine de Verchères épaulait le mousquet ! Une Jeanne d’Arc brandissait l’oriflamme d’une main, l’épée de l’autre ! Et devant cette jeune fille qui semblait défier une armée entière les artisans eurent honte.

Admiratif, mais penaud, le maçon balbutia :

— Mademoiselle, on a peut-être été trompé par les Indépendants…

— Les Indépendants, clama Mirabelle avec force, ce sont des lâches, ce sont des traîtres ! S’ils veulent ouvrir les portes de la cité à l’ennemi, c’est parce qu’ils ont peur ! Ce sont des couards ! Et puis, que leur importe à eux, ils ne sont pas des Canadiens, ce pays n’est pas le leur ! Pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et leurs biens à sa défense ? S’ils ne veulent pas nous aider, c’est leur affaire ; mais ils n’ont pas le droit de nous voler notre ville. S’ils ont peur, qu’ils s’en aillent ! Et s’ils ne s’en vont pas, c’est par lâcheté. C’est par lâcheté qu’ils vous ont trompés, vous des Canadiens comme moi, comme nous tous ! leurs promesses, les promesses des Américains, ne sont que pièges et mensonges ! C’est bien, allez ouvrir les portes de la ville, allez dire aux Américains d’entrer… Mais demain, vous leur direz : « et vos promesses ?… Oui, ce que vous nous avez promis, à nous Canadiens ? »… Ils vous riront au nez ! Les autres, ceux qui s’appellent les Indépendants et qui proclament la liberté, se moqueront de vous ! « Le beau piège aux imbéciles ! »… riront-ils. Oui, vous vous serez laissés prendre ! Eh bien ! pas moi… ni ceux-là que vous voyez ici… ni tout notre peuple canadien… il n’y aura que vous…

Cinquante voix interrompirent soudain la jeune fille pour clamer :

— Non ! Non !… Nous autres non plus !

— Ah ! Ah ! à la bonne heure ! reprit joyeusement Mirabelle. Je savais bien que vous ne vous laisseriez pas prendre au piège, vous autres non plus. Car je savais que vous aviez été trompés, car vous avez mal entendu ce qu’ils vous ont dit, les Indépendants, ce qu’ils vous ont promis ! Allez leur demander encore, pour voir…

— Non… déclara fermement l’hercule maçon en branlant la tête, on reste !

— Oui… on est tous avec vous ! crièrent les artisans.

— Bravo, mes amis ! clama Mirabelle triomphante.

— Mais il nous faut des fusils… reprit le maçon.

— Vous en aurez, répondit D’Aubières, je sais où ils sont.

— Nous irons les chercher, si tu veux. Dis-nous où ils sont.

— Ils sont là d’où vous venez !

— Hein là !…

— Oui continua vivement D’Aubières, dans les caves… il y a huit cents fusils et des munitions !

— Alors, on y va. Conduis-nous D’Aubières !

— C’est bien, venez !

Une immense clameur éclata, et toute la bande d’artisans s’élança sur les pas du jeune chef. Déjà le mot d’ordre circulait sur les ruelles avoisinantes et la Place du Marché, si bien que l’instant d’après une véritable armée assiégeait la maison de commerce de Lady Sylvia. La rue Saint-Paul retentissaient de cris et de jurons à l’adresse des Indépendants, et une foule exaltée se pressait contre l’immeuble qui servait de quartier général aux ennemis de la race. En peu de temps les portes furent enfoncées, et D’Aubières marchant à la tête de deux cents patriotes envahit la salle du Comité. Mais cette salle était déserte. D’Aubières alla lever le panneau d’une trappe et dit à son monde :

— Les fusils sont là… venez !

Ce fut une ruée folle dans la cave… Mais une immense déception attendait tout le monde : les caves étaient vides.

La stupeur sembla figer tous ces hommes.

D’Aubières ramassa sur le sol un papier sur lequel il lut :

« Trop tard, Monsieur D’Aubières ! À demain, et « vivent les Américains ».

Maurice D’Aubières sourit placidement, puis à son monde qui lui le regardait avec ahurissement il dit :

— Mes amis, comme vous le devinez, on a enlevé les armes qui se trouvaient ici, mais dans une heure je saurai où sont les armes !