La prise de Montréal/14

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Éditions Édouard Garand (p. 58-59).

XIV

LA PORTE DU MARCHÉ


Quatre heures sonnaient.

La ville dormait, mais pas toute, des tavernes et cabarets partaient des bruits de voix joyeuses, des refrains gais, des chocs de verres. Miliciens et citadins, artisans et bourgeois chantaient la délivrance de la cité. Car c’était une délivrance, puisque les Américains s’en allaient dans leur pays ! Et l’on s’en trouvait quitte à si bon marché, que l’événement valait bien la peine qu’on le fêtât sans délai.

Dehors, la nuit s’éclairait faiblement et peu à peu. Les nuages sous le ciel se dissipaient, des étoiles scintillaient joyeusement. Plus tard, lorsque les nuages se furent tassés vers la ligne de l’horizon, la lune à sa dernière phase, pointa ses deux cornes rouges. Puis elle s’éleva peu à peu, devint presque d’un blanc d’ivoire et jeta un peu de clarté d’argent sur la terre. Le chemin de ronde longeant les fortifications, les parapets, les plates-formes, la rue Saint-Paul, les barricades, tout avait été déserté. Nulle âme humaine. Le silence n’était troublé que par les bruits mourants, venant des tavernes et apportés là par les échos paisibles. À mesure que la nuit s’éclairait et s’achevait lentement, le froid grandissait et devenait mordant. Pour un peu on aurait cru la cité tout à fait abandonnée. On pouvait à la pâle clarté de la lune voir briller des canons de fusils qu’on avait abandonnés contre les murs. Les miliciens, pour aller trinquer, n’avaient pas seulement quitté leurs postes, ils avaient aussi abandonné leurs armes. Ainsi les enfants abandonnent leurs jouets au hasard, quittes à les chercher ensuite. Mais la nouvelle avait été si inattendue, qu’elle avait troublé les esprits. Quoi ! les Américains s’en vont !… Les miliciens depuis une heure grelottaient et trouvaient la nuit longue. Allons ! puisqu’il n’y a plus de danger, et puisque l’ennemi s’en va, à quoi sert de se morfondre dans la froidure !… Plusieurs avaient jeté leurs fusils au hasard. D’autres, plus soigneux, les avaient çà et là mis en faisceaux. On avait mis par tas sacs à balles et boîtes à poudre. Sur les plates-formes des bastions les canons aussi étaient abandonnés, et les cercles de cuivre qui les renforçaient brillaient sous la lune d’un éclat mélancolique. Et de chaque côté les barils de poudre voisinaient avec les boulets en pyramides. Et toutes ces choses, si terribles parfois, reposaient maintenant dans la solitude et une morne tranquillité.

Mais cette solitude fut bientôt troublée.

En effet, peu après le coup de quatre heures, trois personnages enveloppés dans d’amples manteaux parurent rasant les murailles et marchant comme des ombres fugitives. Pas un mot n’était échangé. Ils allaient à la file sans bruit. Ils s’arrêtèrent devant la Porte du Marché que barrait une barricade de cinq pieds de hauteur. Cette barricade n’était pas armée. Mais vis-à-vis, de l’autre côté de la rue Saint-Paul et bloquant l’entrée de la ruelle qui conduisait au marché, un gros canon de fer était monté sur son affût et chargé jusqu’à sa gueule qui menaçait la porte.

L’un des trois personnages rompit le silence.

— Lady Sylvia, murmura-t-il, la solitude qui nous entoure et le silence qui plane de l’autre côté de ces murs me font douter de la réussite de mon stratagème : voyez vous-même, si Livingston avait mal interprété mon message ?

— J’espère que Dieu nous favorisera ! soupira avec inquiétude la jeune femme.

Montgomery sourit et se tourna vers le troisième personnage, demandant :

— Qu’en pensez-vous, Harrisson ?

Le major, ainsi interpelé, secoua ses épaules et répliqua :

— Monsieur, s’il arrivait ce que nous ne voulons pas, c’est-à-dire si vos troupes ont plié bagage, pour nous il ne nous resterait plus qu’à fuir à l’instant. Car je sais que jamais Carleton ne nous pardonnera.

— Nous fuirons, dit Montgomery ; mais nous reviendrons plus tard et plus nombreux et mieux armés. Mais, bah ! qu’avons-nous à perdre notre temps en vaines craintes et futiles hypothèses ? Je vais donner le signal, et nous verrons bien !

Il prit à ses pieds une petite pierre de forme carrée et y attacha à l’aide d’une ficelle un chiffon de toile blanche sur lequel ces mots étaient écrits en anglais :

« Êtes-vous prêts ? »

Puis il lança ce projectile par-dessus les remparts.

Tous trois prêtèrent l’oreille attentivement. Ils ne purent entendre la chute de la pierre de l’autre côté où le silence continua à régner. Ils s’entre-regardèrent tous trois, anxieux et tremblants. Rien ne bougeait.

Ils attendirent, les yeux levés vers la crête du mur. Cinq longues minutes s’écoulèrent. Puis tous tressaillirent d’un joyeux émoi : quelque chose de blanc volait dans l’espace, par-dessus le mur, puis cette chose touchait le sol avec un bruit mat.

Lady Sylvia eut toutes les peines à retenir une exclamation de triomphe.

Déjà Montgomery avait relevé le projectile qu’il reconnut pour la même pierre avec son chiffon de toile, qu’il avait lancé quelques minutes auparavant. Vivement il déplia le chiffon, et à sa plus grande joie, il lut ce mot : « Oui », écrit au bout des autres mots : « Êtes-vous prêts ? »

Alors Montgomery regarda avec fierté Lady Sylvia et le major anglais et dit :

— Livingston m’a bien compris… il est là !

Sans plus il sauta de l’autre côté de la barricade, courut à la porte et il fit tomber les trois barres de fer qui la verrouillaient en dedans et l’ouvrit.

De l’autre côté, quatre régiments américains étaient rangés en silence, l’arme à l’épaule, comme à la parade. Le brigadier Livingston se tenait debout près de la porte.

— Général, nous voici ! prononça-t-il.

— Bien, dit Montgomery. Vous allez me laisser ces quatre régiments. Vous dirigerez les autres demain, s’il y a lieu. N’oubliez pas d’installer un camp solide à la Longue-Pointe… faites-en même une forteresse ! Il se peut qu’il n’y ait point bataille, mais il importe de prendre toutes nos mesures. Allons ! ordonnez à vos hommes de passer à la file, promptement et sans bruit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme cinq heures sonnaient le dernier soldat américain s’engouffrait sous l’immeuble de Lady Sylvia. La porte du Marché était refermée et bientôt la même solitude et le même silence y régnaient. Puis Montgomery donnant le bras à Lady Sylvia, suivi par le major Harrisson, reprit le chemin de la cité.

Le général américain disait :

— On peut dire, sans présomption, que la partie est à nous !

— Oui, la victoire nous est assurée, général, répliqua Lady Sylvia. Ah ! se mit-elle à rire doucement, quel bon tour à D’Aubières !

— Pauvre garçon, sourit Montgomery, il est loin de se douter en effet qu’il nous livre cette ville qu’il veut tant défendre !

— Et Mirabelle, général, fit Lady Sylvia avec un rictus de haine satisfaite, l’oubliez-vous ?

— Non ! non !… pauvre fille aussi ! Pourvu qu’elle n’en fasse pas une crise mortelle…

Ils se perdirent dans la nuit et vers le centre de la cité.