La prise de Montréal/15

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Éditions Édouard Garand (p. 59-62).

XV

UN BON TOUR EN VAUT UN AUTRE


Lambruche, sur la Place du Marché, avait dit à ses hommes :

— Plus rien à faire… chacun à son caboulot !

Et il s’était dirigé vers son logement chez le père Ledoux. Il trouva les deux époux en train de se mettre au lit. Mais Lambruche ne voulut pas se coucher à son tour sans avoir été mis au courant de l’histoire du message de Montgomery au brigadier Livingston. Le père Ledoux, de son lit, lui en fit la narration.

Comme d’habitude, le capitaine s’était assis par terre, accoté contre le mur. Il écoutait les paroles qui lui arrivaient par la porte entre-bâillée de la chambre, et bâillait plus que la porte elle-même. Lorsque le père Ledoux eut terminé son récit, Lambruche, sans faire le moindre commentaire, s’enveloppa dans son manteau et s’étendit sur le plancher, disant :

— Ça ne vaut pas la peine de monter au paillasson, attendu qu’on n’en a que pour une heure ou deux à faire la ronfle. Bonsoir la compagnie !

Mais déjà la mère Ledoux faisait « la ronfle », et peu après son mari l’accordait de la plus belle allure. Mais Lambruche, malgré qu’il eût sommeil, ne parvenait pas à s’endormir. Quelque chose lui trottait par l’esprit, c’est-à-dire cette histoire de message lui pesait sur le cerveau de même qu’un lourd fromage lui aurait pesé sur l’estomac.

Au bout de dix minutes il se leva en grognant, et quitta la maison.

Mais il avait fait assez de bruit pour réveiller la mère Ledoux qui lui cria :

— Eh, quoi ! Lambruche, tu ne dors donc pas ?

— Non, Mame Ledoux, avait répondu Lambruche en bâillant, je n’ai pas de plomb dans l’œil. Je m’en vais à la taverne boire un coup en attendant que le trimbalon sonne la charge.

Mais au lieu d’aller en quelque taverne, dont plusieurs étaient encore fort bruyantes, Lambruche eut l’idée d’aller faire un tour vers les fortifications du bord de l’eau. Il s’étonna, quand il fut sur la rue Saint-Paul, de trouver la solitude et le silence ; barricade, parapets, portes, poternes, tout était déserté.

— Tonnerre du Diable ! grommela-t-il, c’est comme si on n’était plus en guerre ! Tout le tas de caleurs a sacré le temps pour s’abrutir à la buvette ! Et moi… est-ce moi qui suis l’imbécile ou les autres ? Sacre de sacre, je ne peux toujours pas garder la cambuse à moi seul. Si tout le monde est fou, je ne le suis pas moins, et dame ! puisqu’on ronfle ou ribote et que je ne me sens plus l’œil lourd, j’ai envie de me faire cascadeuse, de m’attifer à la rose, m’astiquer d’un jupon et me corser d’un canizou… Quoi ! puisqu’on veut faire du carnaval !… Non, après tout ça, c’est écœurant ! Vaudrait peut-être mieux leur décharger un canon dans le ventre à toute cette sacripaille !…

Il se tut, marmottant plusieurs jurons, puis, pensif, se mit à suivre le chemin de ronde. Tout à coup il s’arrêta en tressaillant. Oh ! oh ! qu’était-ce cela ?… Ne voyait-il pas à vingt toises de lui trois ombres humaines profiler leurs silhouettes contre la pierre grise des maisons ?…

D’un bond de côté il se trouva dans l’ombre épaisse d’un bastion, et de là, invisible, il put surveiller les trois ombres. Il les vit s’arrêter devant la barricade de la Porte du Marché.

Comme on le sait, c’était Montgomery avec Lady Sylvia et le major Harrisson.

Lambruche entendait son cœur battre avec violence.

Qu’allait-il se passer ?

Il le sut bientôt, non sans un certain émoi, losqu’il vit passer, homme par homme, les quatre régiments de Livingston. Et il vit ces soldats disparaître un à un dans des hangars qui avoisinaient la maison de commerce de Lady Sylvia. Lorsque les hangars furent remplis, les soldats américains encore sans abri furent gîtés dans l’immeuble de Lady Sylvia.

Lorsque le dernier soldat eut été casé, et quand Montgomery se fut retiré avec Lady Sylvia et le major anglais, Lambruche quitta son poste d’observation et gagna la rue Notre-Dame au pas de course. Dans le premier cabaret sur son chemin il trouva une cinquantaine de miliciens en train de faire la fête.

— À l’ordre ! tonna la voix du capitaine.

Ce fut un coup de tonnerre.

Les cinquante miliciens formèrent les rangs et Lambruche leur donna des ordres rapides. Ils gagnèrent la rue St-Paul. Lambruche courait à d’autres tavernes et jetait le même cri. Tant et si bien qu’en moins d’une demi-heure il avait rassemblé sur la rue Saint-Paul deux cent cinquante hommes. Il fit traîner, sans bruit, des canons devant l’immeuble de Lady Sylvia, fit entourer la maison et les hangars voisins, et recommanda à ses hommes la plus grande vigilance.

— Silence, pas un mot ! murmura-t-il. Ne détournez pas l’œil de ces constructions et attendez mes ordres !

Certain d’être obéi, il s’en alla toujours au pas de course, frapper à la porte de l’Auberge de France.

L’aubergiste vint ouvrir. Il sourit largement au capitaine qu’il connaissait.

— Je veux parler à Monsieur Maurice ! dit Lambruche rudement.

— Il est couché, capitaine, mais je vais le réveiller.

— Non, répliqua Lambruche. Je monte à son appartement.

— Comme vous voudrez, capitaine.

Lambruche connaissait les aîtres. Il traversa une grande et belle salle et gagna un escalier qui le conduisit à l’étage supérieur.

Il frappa violemment dans une porte.

— Qui va là ! demanda la voix de Maurice.

— Lambruche !

— Minute, j’ouvre !

La minute d’après, D’Aubières ouvrait sa porte, disant :

— Mon cher ami, je m’étais couché tout vêtu. Quoi de nouveau ?

— Presque rien, répondit négligemment le capitaine en s’asseyant par terre le dos à une cloison. Silencieusement il bourra son calumet et l’alluma à la flamme d’une bougie que lui présenta Maurice. Il fuma une minute ou deux. Maurice, qui le connaissait, attendait qu’il lui plût de s’expliquer.

— Monsieur, dit enfin Lambruche, vous êtes allé cette nuit porter un message au brigadier Livingston ?

— Ah ! ah ! tu as appris l’histoire, se mit à rire le jeune homme. N’est-ce pas un bon tour, mon ami, que nous avons joué à Monsieur Montgomery ?

— Ou que Monsieur Montgomery vous a joué ? fit le capitaine avec un sourd ricanement.

D’Aubières tressaillit.

— Ah ! ça, Lambruche, je pense que tu n’as pas assez dormi ?

— C’est possible, Monsieur. Mais ne vous occupez pas de moi. Ce message trouvé par Ledoux, est-ce que ça ne vous semble pas comme si le général américain l’aurait laissé tomber par exprès ?

— Pourquoi cette question ? demanda Maurice avec surprise.

— Vous allez le savoir, monsieur ; venez avec moi !

Il se leva et sortit de la chambre, marchant d’un pas rapide et lourd.

Maurice le suivit sans oser l’interroger davantage. Il marchait derrière le capitaine, inquiet et curieux à la fois. La nuit s’achevait, et les pâles clartés de l’aube commençaient à blanchir l’horizon.

Lambruche conduisit Maurice jusqu’à la barricade de la rue Saint-Pierre. Là, il grimpa sur la barricade et fit monter le jeune homme près de lui.

— Regardez ! dit-il.

Il indiquait la rue Saint-Paul, l’immeuble de Lady Sylvia et les hangars près de . Et Maurice regarda. Il regarda avec le plus fol étonnement. Et il vit couchés sur la chaussée blanche de gelée deux cent cinquante miliciens… mais des miliciens qui ne dormaient pas ! Puis il vit encore trois canons braqués contre la maison de commerce de Lady Sylvia et aperçut des barils de poudre entassés tout près.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-il avec effarement.

— Cela veut dire, monsieur, que les Américains sont cabanés dans ces constructions et que je les ai fait cerner.

— Quels Américains ?

— Ceux de Montgomery, qui, vers les quatre heures, sont entrés dans la ville par la Porte du Marché.

Et au jeune homme abasourdi il narra ce qu’il avait surpris, ajoutant :

— Monsieur, c’est le bon Dieu qui m’a conduit ici, et sans ce miracle nous serions tous calés comme des imbéciles !

— Mais alors les Américains n’ont pas regagné leur pays ?

— Vous le voyez bien, monsieur. Ce message voulait dire tout le contraire. Faut avouer que c’était bien joué. Aussi j’en avais le pressentiment, et c’est pourquoi je voulais garder ce Montgomery. Heureusement, le tour n’aura pas réussi tout à fait… et il ne réussira pas le moindrement, je vous le jure. Car, voyez-vous, si demain ça ne va pas à mon goût, je fais sauter toutes ces sacrées baraques avec les Américains qui sont dedans !

— Et combien y en a-t-il de ces Américains ?

— Je n’ai pas pu les compter. Mais j’estime qu’il y en a bien cinq ou six cents.

Maurice D’Aubières garda le silence un moment, réfléchissant. Puis, vivement il saisit une main de Lambruche, la serra avec effusion et murmura :

— Merci, mon ami, tu nous sauve tous ! Je me suis laissé sottement rouler par monsieur Montgomery. Décidément, c’est un beau lutteur que monsieur Montgomery, et il me ferait mal de tuer un tel adversaire. Et pourtant, mon ami, je sens que je tuerai demain ! Allons ! mon brave Lambruche, ajouta-t-il avec un sourire reconnaissant, continue de veiller sur la patrie, je vais préparer notre plan de bataille.

Et le jeune chef s’en alla laissant Lambruche la figure épanouie et rayonnante.