La prise de Montréal/16

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Éditions Édouard Garand (p. 62-66).

XVI

LES DEUX CHEFS


Ce fut comme un coup de tonnerre formidable qui fit sortir la ville entière de son sommeil et de ses rêves joyeux. Vingt canons américains du côté de la Longue-Pointe crachaient sur la cité endormie une avalanche de fer.

Les églises venaient de sonner l’Angélus puis l’appel à la messe, car c’était dimanche. Le saint Sacrifice allait être célébré vers les six heures, afin que puissent recevoir la communion ceux qui allaient combattre pour la défense de leur ville.

Le réveil de la ville fut un cauchemar…

Bientôt une effroyable clameur roulait dans le matin tranquille et tout blanc de frimas :

— Trahison !… Aux armes !…

Des bataillons se formaient à la hâte pour courir aux remparts vers les quatre points cardinaux. Le peuple — bourgeois, ouvriers, vieillards, femmes, enfants — se portaient dans une course échevelée vers le bord de l’eau, vers les églises, vers la Place du Marché. Et c’était là une tourbe agitée, tremblante, hagarde. Beaucoup de citadins, surpris au lit par le fracas des canons, s’étaient élancés dehors à demi-vêtus, et maintenant on les voyait grelotter en se pressant les uns contre les autres. D’autres tourbes couraient par la ville, sans but, comme prise de folie, criant, hurlant, appelant au secours, et sur toutes les physionomies l’angoisse et l’épouvante traçaient leurs signes affreux. Puis, à l’effroi, à l’inquiétude, succéda la plus profonde stupeur ; un grand calme fit place au tumulte après dix minutes de tir seulement, les batteries américaines s’étaient tues.

De toutes les bouches que comprimait soudain l’hébétude ces mots s’envolèrent dans un murmure qui, peu après, se transforma en une vague rumeur :

— Ce sont les Américains !…

— Les Américains !…

— Mais… on disait qu’ils étaient partis ?

Ah ! ça… mais ce n’était donc qu’une histoire ?

Ou n’était-ce pas plutôt une traîtrise ?

Oui… une traîtrise encore de ce D’Aubières ?

Et les foules, ébahies, indécises, médusées, s’interrogeaient.

Pourtant, on ne voyait pas d’Américains nulle part !

Mais alors, ces coups de canons… C’était peut-être le signal de la fête qu’on devait célébrer ce jour-là ? Car il avait été décidé la nuit précédente qu’en ce dimanche toute la population devait se réjouir du départ des Américains. Oui, mais n’était-ce pas un jeu stupide de célébrer un événement en tournant les canons contre la cité. Car en l’espace de dix minutes seulement cent toits avaient été crevés par les boulets de fer, et l’on comptait déjà cinq morts et une trentaine de blessés… et il y en avait peut-être bien davantage !

Les fidèles qui, les premiers, avaient envahi les temples sacrés, les avaient évacués à la hâte, et peu après la cessation du bombardement, le peuple tout entier accourait se masser sur la Place du Marché et ses alentours, entourait les barricades et emplissait toutes les rues et ruelles comprises entre la rue Saint-Charles et la rue Saint-Pierre et de la rue Saint-Jacques aux remparts de la rue Saint-Paul. Car là il semblait se passer quelque chose d’extraordinaire. Car là le capitaine Lambruche rassemblaient des bataillons de miliciens, distribuait les postes, renforçait les barricades, et donnait des ordres d’une voix qui éclataient comme des coups de canons. De sorte que le peuple pouvait voir tout prêts pour la bataille environ cinq cents miliciens fortement armés et résolus. Quelques bataillons avaient été dépêchés vers les remparts de l’Est et du Sud-Est. Et Lambruche, après avoir considéré d’un œil sûr les dispositions prises, parut satisfait.

— Allons ! cria-t-il au peuple curieux et intéressé autour de lui, on s’est fait jouer, et il convient à présent de se payer de retour. Si les Américains prennent la ville, ils n’auront que des ruines et des cadavres ! Tonnerre de Dieu ! on est canadien ou on ne l’est pas !

La foule applaudit.

Tout de même elle était intriguée de voir des canons braqués contre la maison de commerce de Lady Sylvia et quelques hangars du voisinage, et de voir aussi que deux bataillons de miliciens entouraient, l’arme à l’épaule, ces constructions qui semblaient désertes. Et Lambruche, entouré de quelques miliciens, se tenait attentif près du plus gros canon, celui qui devait servir à défendre la Porte du Marché, mais dont la gueule bourrée à mitraille menaçait l’immeuble de Lady Sylvia.

Maurice D’Aubières, la mine fière et confiante, parut accompagnée de Mirabelle non moins radieuse que son fiancé.

Le jeune chef, que le peuple acclamait à grands cris, grimpa sur le toit d’une bicoque voisine.

— Canadiens, clama-t-il, c’est aujourd’hui ou jamais que vous devez faire valoir les vertus de votre race ! L’épreuve, du reste, ne sera pas aussi dure et cruelle qu’on aurait été porté à le présager, car je vous annonce que le général américain, avec six cents de ses meilleurs soldats, est notre prisonnier !

Un formidable vivat fit trembler l’espace.

— Vive notre pays ! cria d’une voix retentissante Mirabelle qui se tenait près de Lambruche.

— Mort aux Américains ! rugit la mère Ledoux qui, mêlée à la foule, brandissait un fusil.

Un tumulte joyeux éclata. Des chants patriotiques s’élevèrent dans l’espace. Des musiques se firent entendre. Les cloches des églises et des couvents se mirent à carillonner joyeusement.

Mais des voix en courroux ne cessaient de crier :

— Mort aux Américains !

Et ces voix finirent par dominer tous les autres bruits, puis bientôt les cloches se turent, les chants cessèrent, et tout le peuple hurla :

— Mort aux Américains !

Lambruche sauta sur son canon, fit un grand geste à ses miliciens et commanda d’une voix terrible :

— Aux barils de poudre !

Et Lambruche sauta aussitôt à bas de son canon et courut, suivi de cinquante volontaires, à une pile de barils de poudre placée à quelques pas de l’immeuble de Lady Sylvia. Lambruche saisit le premier pour aller le déposer contre les murs de la maison de commerce, et les autres volontaires prirent chacun un baril. D’Aubières, toujours calme et serein, sur le toit de la bicoque, ne s’opposait pas au massacre qu’on allait faire. Pourquoi ? Il devait avoir une idée ! N’importe !

Déjà Lambruche et ses compagnons s’avançaient vers l’immeuble avec leurs terribles barils, lorsque, soudain et comme s’il fût descendu du ciel, un homme parut sur le toit de la bicoque à côté de Maurice D’Aubières.

Un long frémissement secoua tous les spectateurs de cette scène, le silence se fit de toutes parts et l’on vit les deux hommes sur le toit, face à face, silencieux, mais se jetant l’un à l’autre un regard de défi.

Lambruche, avec son baril de poudre dans les bras, regardait ces deux hommes, mais surtout l’inconnu, et paraissait changé en statue de pierre. Une jeune fille, tenant le bras d’un vieillard et pincée au premier rang des curieux, s’élança jusqu’à Lambruche, lui désigna l’inconnu sur le toit avec Maurice et murmura à son oreille quelques paroles. Cette jeune fille était Mirabelle. Le capitaine sourit, puis déposa sur le sol son baril, tandis que Mirabelle rejoignait son père. Le peuple, la respiration en suspens, regardait et attendait.

Lambruche alla à un milicien, lui prit son fusil, le porta à son épaule et mit en joue l’homme qui, sur le toit de la bicoque, faisait face à Maurice D’Aubières. Mais celui-ci vit le geste du capitaine. Vivement il leva une main en signe de protestation. Lambruche grommela un juron, maugréa, mais ne tira pas.

L’inconnu, alors, sourit candidement. Puis avec une assurance parfaite il s’avança au bord du toit, croisa les bras et prononça ces paroles d’une voix nette et claironnante :

— Canadiens, je vous apporte la liberté !

Aussitôt un long murmure de stupeur courut par la foule et ce nom passa de bouche en bouche :

— Montgomery… Montgomery…

Mais aussitôt aussi plusieurs fusils du sein de la foule furent braqués sur l’audacieux général américain. Mais un seul partit et sa balle traversa le tricorne de Montgomery. D’Aubières venait de clamer d’une voix tonnante :

— Bas les armes !

Montgomery n’avait pas bronché. Enlevant son feutre il salua la foule. Puis tout à coup, sans transition, il jeta d’une voix terrible :

— Soldats de la liberté, apprêtez vos armes !

On eût dit qu’un magicien venait de jouer de sa mystérieuse baguette : les volets clos de l’immeuble de Lady Sylvia furent poussés, et chaque fenêtre encadra dix soldats américains qui pointèrent leurs fusils sur la foule. Puis des hangars voisins surgirent deux régiments de fusiliers américains qui, l’arme épaulée, firent face aux miliciens de Lambruche et au peuple. Un effrayant remous se produisit devant cette menace inattendue ; mais la masse était si compacte qu’elle ne put reculer que de quelques pas. On en fut quitte pour l’émoi : Montgomery n’avait pas commandé le feu à ses soldats. Mais d’un autre côté, les canons américains, de la Longue-Pointe, se mirent à tonner, et une pluie de boulets s’abattit de nouveau sur la ville. Trois ou quatre vinrent ricocher contre les fortifications sur la rue Saint-Paul, et un autre tomba sur le toit de la bicoque où demeuraient toujours les deux chefs ennemis. Le boulet tomba à deux pieds de Maurice, trouant le toit avec fracas. Mais le jeune homme ne sourcilla pas. Montgomery lui sourit et lui tendit sa main. D’Aubières prit cette main et la serra. C’était du beau courage et de la splendide courtoisie. Mais le peuple n’avait pas vu cet échange de politesses : sous la pluie de fer il avait réussi à briser ses rangs pressés, avait reculé vers les ruelles et s’apprêtait à prendre son élan pour chercher des abris. Mais les canons se turent net et de nouveau le silence plana.

Mirabelle, avec son père, avait été entraînée vers la ruelle qui débouchait en face de la Porte du Marché par le flot violent du peuple. Mais dès que le calme se fut rétabli, elle voulut ramener son père à l’endroit où elle se tenait l’instant d’avant, car elle ne voulait rien perdre des scènes qui pourraient se passer. Et monsieur Chauvremont, inquiet, lui disait :

— Mirabelle, veux-tu donc te faire tuer inutilement ?

— Ah ! mon père, répliqua la jeune fille avec un accent angoissé, ne vaudrait-il pas mieux mourir ? Que va-t-il se passer ? J’ai peur… La trahison nous enveloppe ! Voyez celui que j’aime tant, celui en qui nous avions mis toute notre confiance, voyez… il vient de donner sa main à notre ennemi, monsieur Montgomery !

À cet instant, le général américain parlait de nouveau au peuple canadien. Son chapeau dans sa main droite, sa main gauche appuyée sur la garde de son épée, fier, dominateur, il imposait.

— Amis du Canada, vous savez que nous ne vous voulons aucun mal. Toutes les promesses que nous vous avons faites par nos proclamations, nous les tiendrons, et je le jure au nom de votre Évangile et sous les clochers de vos temples ! Et je jure, au nom du Congrès de Philadelphie, au nom de mes concitoyens et de mes soldats, que vos droits et privilèges seront respectés, que vous continuerez de vivre comme vous viviez jadis sous le régime des rois de France, que ce pays demeurera pour vous une Nouvelle-France que nous serons fiers de voir attachée à notre drapeau et à nos gloires futures ! Vous le voyez, déjà nous avons respecté votre ville, nous l’avons prise pacifiquement, quand nous aurions pu la détruire de fond en comble ! Car cinq cents canons sont à présent braqués contre vos murs ! Car trois mille soldats valeureux, de ces soldats qui ont brisé les armées de l’Angleterre sur notre sol, entourent votre cité ! Car six cents de ces mêmes soldats sont ici face à vous et prêts à se faire hacher plutôt que de céder un pouce de terrain pris ! À quoi bon, alors, la résistance ? Le sang sera versé inutilement, sans le moindre profit pour vous ! Vos édifices et vos maisons tomberont, s’écrouleront en ruines, et nous qui voulions venir chez vous en amis, nous aurons l’air d’y être venus en ennemis barbares ! Demain tout le pays saluera nos armes et notre drapeau ! Car les campagnes sont pour nous ! Les paysans de tous côtés ont joint leurs armes aux nôtres ! Vos forts tombent les uns après les autres ! Que vous donnera de laisser détruire des choses si belles et qui ont coûté à vos pères tant d’efforts et de labeurs ! Vous aimez votre pays, je le sais et je vous admire, et c’est pourquoi je vous demande de le protéger en nous accueillant aux cris de la liberté !

Montgomery se tut pour embrasser d’un regard ardent tout ce peuple. Et alors, chose extraordinaire, ce peuple cria :

— Vive la liberté !

Montgomery regarda D’Aubières, puis, souriant dans son triomphe, tendit de nouveau sa main au jeune chef canadien.

Cette fois, Maurice hésita. Il était devenu très pâle.

— Non ! Non ! Non !… clama la voix frémissante de Mirabelle. Vive notre pays !… Qu’on le défende contre l’envahisseur !

En entendant cette voix D’Aubières recula devant le général américain qui s’avançait la main tendue.

Un violent brouhaha s’éleva parmi le peuple.

Une nouvelle acclamation partit de son sein :

— Vivent les Américains !

Mirabelle poussa une exclamation de douleur.

Décidément, le peuple passait de l’autre côté.

Lambruche secoua la cendre de son calumet, puis se coucha sur l’affût de son canon, grognant :

— Allons ! on ne sait plus où l’on va ! Moi, je m’endors… D’ailleurs, un homme couché vaut trois hommes debout !

Et il ferma les yeux.

Le tumulte recommençait avec plus de violence. On discutait à pleine voix. On s’interpellait avec fureur. On se rudoyait, on se bousculait, on s’injuriait même ; car tout le monde n’était pas encore pour les Américains, il restait des partisans à D’Aubières.

La mère Ledoux allait çà et là par la foule tourmentée et rugissante.

— Eh bien ! faisait-elle avec bonhomie, ce qu’il a dit, le général, a du bon sens après tout ! Pourquoi nous chicaner davantage ? ça nous donnera rien de mieux ! Ce qu’on tient aujourd’hui vaut bien mieux le garder que de risquer de rien avoir demain !

Et de minute en minute la populace subissait un revirement complet. Miliciens, ouvriers, commerçants, bourgeois reconnaissaient que les Américains avaient la partie gagnée. Quelques prêtres et des religieuses parcouraient les rangs de la foule et disaient :

— La force est contre nous et Dieu nous impose le sacrifice : épargnons nos temples et nos foyers !

Mais d’autres voix, violentes et farouches, s’élevaient :

— Les Américains tiendront-ils leurs promesses ? C’est ce qu’on ne peut savoir ! Et puis ils ne sont pas aussi forts qu’ils le disent et nous les valons bien. Que D’Aubières donne l’ordre de la bataille, et l’ennemi sera taillé en pièces !

Mais ces paroles n’étaient pas écoutées, elles n’avaient pas l’ombre de l’effet qu’avaient créé les paroles du général américain. Celui-ci, après s’être écarté de D’Aubières, revint sur le bord du toit et dit encore :

— Canadiens, par un vote populaire, par une voix unanime décidez de votre sort. C’est vous qui êtes les maîtres ! Votre jeune chef, que j’admire, n’ose prendre à lui seul cette responsabilité, eh bien ! Canadiens, parlez, vous !

Il se tut et attendit.

Alors il sembla que le peuple tout entier donnait sa libre voix par cette formidable acclamation :

— Vivent les Américains !

Très souriant, Montgomery salua de son épée.

Mais ce n’était pas encore tout le peuple. Plus loin, sur la Place du Marché, une autre masse de peuple n’avait pas parlé. Elle discutait avec animation, pesant le pour et le contre avant de prendre une décision définitive.

Or, D’Aubières savait que tout le peuple n’était pas encore gagné aux Américains, et il hésitait à se prononcer. Il réfléchissait tout en observant au coin de l’œil la foule de ses compatriotes. Comme soldats, il lui restait peu de chose : il ne pouvait guère plus compter que sur Lambruche et deux ou trois cents miliciens. Les autres avaient quitté leurs postes pour se mêler à la foule. Mais Lambruche et ses miliciens gardaient les barricades, et les Américains ne pouvaient pénétrer dans la ville sans s’exposer à se faire massacrer. Oui, mais il ne fallait pas oublier les troupes ennemies de l’autre côté des murs. Quoi qu’il en fût, Lambruche et ses miliciens n’attendaient que l’ordre de leur chef ou d’ouvrir le feu sur les soldats de Montgomery, ou de poser les armes.

Pour la troisième fois le général américain vint offrir sa main à D’Aubières. Celui-ci alors leva son front blême vers le ciel qui s’éclairait des lueurs rouges du soleil levant, et sembla y vouloir puiser une résolution suprême.

Mais il ramena son regard indécis sur ses volontaires comme pour en calculer le nombre. Puis, tout à coup, il demanda :

— Lambruche, que faut-il faire ?

Il oubliait de consulter Mirabelle qui, livide, tremblante, s’appuyait au bras de son père. Elle cria aussitôt :

— Fais ton devoir, Maurice D’Aubières !

Parmi la foule silencieuse couraient des grognements sourds.

Lambruche s’était soulevé sur son canon en entendant l’interrogatoire de son chef.

— Monsieur, répliqua-t-il avec indifférence, j’attends l’ordre ou de tirer ou d’aller me coucher… car je m’endors comme une toupie !

Il bâilla avec force et se recoucha.

Des rires éclatèrent.

Maurice regarda Mirabelle qui venait de se dresser, frémissante et terrible comme une déesse de la guerre.

— Ton devoir ! Ton devoir ! cria-t-elle.

Ses paroles furent aussitôt couvertes par une immense clameur montant de la Place du Marché. De là, enfin, partaient ces mots :

— Vivent les Américains !…