La question de l’héritage/3

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CHAPITRE III

DE QUELQUES PROJETS DE RÉFORME DE L’HÉRITAGE

Nous venons de voir qu’il ne pouvait être question — aussi longtemps du moins que subsisterait la propriété privée — d’une suppression complète de l’héritage. Nous avons vu d’autre part quels maux cause cette institution de l’héritage, telle qu’elle existe aujourd’hui. Pour éviter à la fois les inconvénients d’un droit trop absolu et ceux de sa complète abolition on a cherché des transactions capables de détourner toutes les difficultés, ou du moins les essentielles. Les propositions qui ont été faites à ce sujet peuvent se ramener à trois types principaux[1].

La première catégorie de réformes préconise le prélèvement de droits, sur les successions, proportionnels ou progressifs, destinés à l’acquisition des instruments de production à nationaliser. C’est ce que proposent, par exemple, de Laveleye pour la nationalisation du sol et Wagner pour le rachat des terrains bâtis et des immeubles urbains.

Mais cette modification du droit de tester, surtout dans la faible mesure où ses partisans la jugent applicable, ne satisferait pas les prolétaires. Le processus de nationalisation auquel elle donnerait lieu serait beaucoup trop lent. En dépit même des meilleures intentions de la rendre aussi efficace que possible, elle demeurerait incapable d’aboutir rapidement et sérieusement à une nationalisation sur une très vaste échelle de tous les instruments de production et en général de tous les capitaux existant aujourd’hui. Il est très nécessaire, en effet, de ne pas diminuer l’intérêt des particuliers à la conservation des capitaux nationalisables et de ne pas amoindrir le stimulant à la formation incessante de nouvelles accumulations. Les droits proportionnels ou progressifs sur les successions ne pourraient donc jamais être très élevés ni la progression des progressifs très forte[2]. Ainsi ce processus de nationalisation n’aurait pas la rapidité et l’efficacité requises. La proportion entre les capitaux demeurés en propriété privée et ceux nationalisés menacerait de ne pas décroître avec la rapidité voulue ou de ne pas diminuer du tout.

Letourneau a émis une opinion bien plus hardie que celles que nous venons d’examiner. Il préconise l’abolition totale, ou presque totale, du droit de tester ou de celui d’hériter, à la seule condition que cette mesure soit prise graduellement.

« Sans recourir à aucun procédé violent, en respectant tous les droits acquis, et même mal acquis, la communauté pourra, quand elle le voudra, effectuer des mesures graduées, à long terme, visant surtout l’avenir. C’est ainsi qu’au Brésil, en 1871, pour abolir l’esclavage sans révolution ni guerre sociale, on a voté une loi déclarant libres tous les enfants qui naîtraient dorénavant de parents esclaves. Or dix-sept ans seulement de ce régime transitoire ont permis d’arriver sans secousse à l’émancipation complète de toute la classe servile (1888)… Dès à présent, par les droits de (succession dont il frappe la transmission héréditaire de la propriété, l’État entreprend sans cesse contre l’héritage. On pourrait élever progressivement ces droits, les plus légitimes de tous, en les graduant non plus d’après le degré de parenté, mais d’après la quotité de l’héritage. Sagement échelonnée sur une longue série d’années, cette progression permettrait d’arriver sans secousse à l’abolition totale ou presque totale de l’héritage »[3].

À quoi l’on peut objecter que, pour s’être très lentement réalisée, l’abolition totale ou presque totale de l’héritage n’en porterait pas moins un coup mortel au stimulant du travail et de l’épargne.


On peut rattacher à une seconde catégorie de réformes le projet de Stuart Mill ayant pour but non pas la nationalisation des capitaux, mais une diffusion des richesses capable d’obvier à la lenteur de la désaccumulation des fortunes privées. La proposition de Stuart Mill tendrait par là à empêcher l’héritage de conduire encore à l’avenir à la formation d’une inégalité énorme entre les accumulations :

« Si je composais un code des lois qui me semblent les meilleures en elles-mêmes et sans tenir compte de l’opinion courante, je restreindrais, non ce qu’il est permis de léguer, mais ce qu’il est permis d’acquérir par voie de legs ou d’héritage. Chacun aurait le droit de disposer de tout son bien par testament, mais non celui d’en enrichir une seule personne, au-delà d’un maximum assez élevé d’ailleurs pour assurer une confortable indépendance. Les inégalités de fortune provenant de l’inégalité des efforts, de la frugalité, de la persévérance, des talents et, jusqu’à un certain point, des chances favorables, sont inséparables du principe de la propriété privée, et on ne peut accepter celui-ci sans en admettre les conséquences ; mais je ne vois rien d’opposable à la fixation d’une limite au montant de ce qu’on peut acquérir grâce à la bienveillance d’un autre, sans qu’on ait eu lieu d’exercer aucune faculté »[4].

Une objection se présente d’abord : ce projet annulerait à un moment donné le stimulant à épargner, et un père de famille cesserait de travailler dès qu’il aurait accumulé le maximum de l’avoir transmissible aux siens par héritage. Il pèche d’ailleurs surtout à notre point de vue parce que, pour ne pas léser, en apparence du moins, le droit de tester, il accorde au testateur la faculté de disposer à son gré de la partie de son bien que la loi lui défendrait de transmettre à ses enfants[5]. Cette partie n’irait certainement pas à l’État. Le plus souvent elle passerait à des gens sûrs pour retourner aux enfants après retenue d’un pourcentage comme rémunération du service rendu. Le but visé serait ainsi complètement manqué. Et quand, effectivement, le testateur distribuerait la partie de sa fortune non transmissible à ses enfants à ses parents les plus proches et — ceux-ci ne suffisant pas à l’épuiser — aux plus éloignés ou même à des amis, on parviendrait sans doute par là à égaliser davantage les fortunes privées et à en empêcher les disproportions énormes actuelles, mais on courrait d’autre part le risque de mettre, en plus des enfants des testateurs, beaucoup d’autres personnes, qui auraient dû travailler et se rendre utiles a la société, à même de vivre aussi dans l’oisiveté. Ce serait agrandir, au lieu de la restreindre, tout une catégorie d’inconvénients nés du fait de l’héritage. Si d’ailleurs le testateur dotait du surplus de sa fortune des « établissements d’utilité publique », on serait exposé au danger d’un immense gaspillage de précieuses forces productrices. Car le but principal de ces établissements ne serait pas l’utilité publique, mais l’assouvissement de la vanité des donateurs. On pourrait craindre aussi un pullulement de ces institutions de bienfaisance qui, par leur multiplicité et la façon dont la charité y est comprise et pratiquée, ont sur le caractère moral du peuple et l’ensemble de l’économie sociale une action funeste et vraiment délétère. Que l’on songe à celle qu’exerçait jadis dans le Royaume-Uni la charité légale. Les ouvriers d’aujourd’hui n’ont que faire de la charité qui humilie : ils demandent, ils exigent un travail libre et entièrement payé qui les élève et les ennoblisse. Les capitaux privés que la société parviendrait à soustraire, en une plus ou moins grande proportion, aux familles des testateurs, ne devraient donc pas servir à augmenter les aumônes, mais à garantir, par leur nationalisation et leur mise à la disposition du travailleur le rapprochement économique de l’ouvrier et de l’instrument de production.


Enfin, une troisième catégorie de restrictions du droit de tester comprend les prélèvements de l’État progressifs dans le temps. Nous nous occuperons de ces systèmes dans le prochain chapitre.



  1. Nous négligeons à dessein les projets qui, tout en respectant l’héritage, abolissent, pour les collatéraux (Bentham, Stuart Mill, etc.), ou même pour les ascendants et les descendants directs, le droit d’hériter dans les successions ab intestato. Ces successions, nous dit-on, iraient à l’État. Mais il est évident qu’après la promulgation d’une loi pareille, il n’y aurait presque plus personne qui négligeât de faire son testament, et les biens que l’État percevrait de ce chef se réduiraient par conséquent à une valeur minime, dérisoire.
  2. Une progression trop forte pousserait inévitablement et très énergiquement à dissiper, dès qu’il aurait dépassé un certain montant, tout le revenu des grandes fortunes, et une partie du capital même, en dépenses inutiles.

    L’objection que les impôts sur les successions, les proportionnels aussi bien que les progressifs, s’ils absorbent plus que le revenu et touchent au patrimoine, conduisent à une destruction de capitaux, perd ici, au contraire, toute valeur. Il ne s’agirait pas en effet d’ajouter le montant de ces impôts à l’actif du budget national, mais de les appliquer à la nationalisation des instruments de production, à la transformation de richesses privées en richesses collectives. Bref, il ne s’agirait pas véritablement d’impôts mais de prélèvements. L’État recevrait en qualité de cohéritier des sommes destinées à devenir une propriété collective.

  3. Letourneau, L’évolution de la propriété (Lecrosnier et Babé, Paris, 1889), pages 501-502.
  4. J. Stuart Mill. Principles of political economy (Longmans, Green et Cie, London, 1900), deuxième ch. du livre II. page 139. Wallace, Bad Times (Macmillan, London, 1885) fait une proposition analogue (p. 88).
  5. En réalité le droit de tester ne serait pas entièrement respecté ; il serait même considérablement amoindri par la limitation du montant des richesses transmissibles aux êtres les plus aimés. Cette limitation, qui ne donne lieu à aucune objection à notre point de vue, enlèverait cependant toute raison d’être à la concession faîte au testateur de disposer aussi de la partie restante de son patrimoine.