La religion du crime/Chapitre V

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Librairie anti-cléricale (p. 51-55).

CHAPITRE V

BLANCHE CINGALI

Le soir où Jacques Lablaude et Georgette étaient congédiés de l’atelier du Travail édifiant, à l’heure où l’abbé Meurtrillon avait avec M. Bec l’entretien sinistre que nous avons rapporté et dans lequel le prêtre montrait sous leur vrai jour l’implacable résolution, la hardiesse froide, scélérate, inconsciente qui forment les deux traits principaux de son caractère, un jeune homme et une jeune femme causaient dans la boutique des Cingali : c’étaient Jeanseul et Mme Cingali.

Blanche Cingali était assise derrière un petit comptoir de chêne, et Maximilien Jeanseul, debout devant le comptoir, regardait les grands yeux noirs de la jeune femme.

Le reflet d’un sentiment profond, délicat, donnait aux physionomies de Blanche et de Maximilien un caractère étrange et charmant. C’était comme de la timidité dans l’extase.

Un long silence venait de se produire. Jeanseul le rompit le premier.

— Alors, dit-il d’une voix douce, votre mari va partir en voyage ?

— Oh ! pour quelques jours seulement, répondit Blanche vivement.

Il y eut un nouveau silence.

Jeanseul ajouta en baissant les yeux :

— C’est que je ne sais si je puis, au cours de cette absence, me présenter ici comme d’ordinaire…

Blanche sembla réfléchir un instant, puis dit avec un affectueux sourire :

— Pourquoi non ?

— Je craignais…

— Que craignez-vous ?

— Oh ! rien… mais on ne sait jamais… Les propos de la rue… les cancans de l’atelier d’en face… les suppositions de ce M. Bec… En tout cas, je ne pouvais revenir sans vous avoir consultée.

— Revenez, dit simplement Blanche. Vous me tiendrez au courant de ce que votre bonne étoile vous permet de faire chaque jour pour les malheureux… Je m’intéresse à vos protégés, moi aussi, vous le savez bien…

— Vous êtes la plus charmante et la meilleure des femmes, murmura Jeanseul.

Et puis, ajouta gaiement Mme Cingali, n’oubliez pas que vous devez nous procurer un chien, un beau chien solide qui puisse la nuit garder le magasin.

— C’est vrai, répliqua Jeanseul en souriant… Encore un motif qui m’oblige en conscience à venir vous voir.

Jeanseul regarda longuement la jeune femme.

Blanche était une brune adorablement jolie.

Ses yeux, ombragés de longs cils noirs, étaient d’un charme et d’une douceur inoubliables.

Leur image bienveillante et mystérieuse vous restait dans la pensée comme un sourire de chaste caresse.

Le teint de Mme Cingali était d’une pâleur mate et translucide.

On l’eût dit baigné par la clarté discrète d’une chaude lumière intérieure.

Blanche avait une bouche délicieuse, fière et rose. Ses dents petites, bien rangées, faisaient rayonner autour d’elles les couleurs joyeuses du sourire.

Sa taille était svelte, ses gestes gracieux.

Mme Cingali avait des poses de chatte et des caprices d’oiseau.

On se sentait bien auprès de la jeune femme. Elle avait tout pour qu’on l’aimât.

Elle était belle, charmante et bonne, un peu taquine parfois, mais sans aigreur et par folâtrerie.

Elle s’attendrissait pour un rien.

Jeanseul ne pouvait se lasser de la regarder, et son regard contenait tout ce que le respect peut renfermer d’adoration.

Maximilien s’était épris pour Blanche d’une de ces passions profondes et loyales qui suffisent à remplir toute une existence humaine et qui sont à l’amour des sens ce que l’infini du ciel est à la terre grise et bornée, ce que l’idéal est au réel.

Blanche était la religion de Maximilien.

Elle était comme son amante et comme sa sœur.

Il aurait voulu lui donner sa vie, sa force, son intelligence, toutes les chansons de son âme, tout le sang de ses veines.

L’aveugle hasard avait séparé ces deux êtres qui semblaient faits pour vivre mêlés l’un à l’autre dans l’éblouissement de la tendresse.

Jeanseul avait connu Mme Cingali trop tard.

Elle était mariée depuis quatre ans déjà. Blanche appartenait à une famille noble, la famille des Lynch, mais ne la voyait plus.

On trouvait qu’elle s’était mésalliée.

Son mari, cependant, était un caractère généreux, un honnête homme dans toute l’étendue superbe de ce simple mot.

Ne voulant rien devoir qu’à son travail, il avait pris sa femme sans dot.

Bien qu’il payât les dettes de son père, ses affaires prospéraient. Blanche aimait son mari par devoir et par reconnaissance.

Elle fût morte de honte si jamais elle avait trompé celui qui avait mis en elle sa confiance et son honneur, le père de sa petite fille, de sa Clairette adorée, de son bel ange aux cheveux d’or.

Cependant Blanche, nature délicate, cœur d’artiste, avait en elle une fleur de rêverie, un parfum doux et subtil qui échappait à Cingali et dont s’enivrait Jeanseul.

Cingali, pour Blanche, était la vie réelle avec ses devoirs paisibles, sa régularité calme, son bonheur fondé sur l’estime mutuelle et sur le long espoir des années futures.

Jeanseul était une échappée de l’âme de Blanche du côté de l’inconnu et des désirs ardents et jeunes.

Quand Cingali parlait à sa femme, Blanche demeurait pensive, réfléchie, écoutant avec la loyauté d’un bon cœur l’aimable langage de la raison.

Quand Maximilien parlait à Blanche, la jeune femme croyait entendre la voix ardente de l’amour chanter au milieu d’un frémissement d’aube.

Comme l’oiseau bleu se berce dans l’azur, Blanche Cingali baignait son âme dans les yeux du poète.

Cingali connaissait la sympathie qui unissait sa femme à Jeanseul, la sorte de mariage mystique contractée par ces deux esprits.

Il n’en prenait point ombrage, sachant que Blanche était incapable d’oublier son devoir et que Maximilien eût mieux aimé s’arracher le cœur de la poitrine que de trahir son hôte et son ami.

— Ainsi donc, dit Blanche gaiement, vous viendrez me voir comme d’ordinaire, tous les soirs…

— Tous les soirs, répondit Jeanseul.

En ce moment, un grand bruit se produisit dans la rue.

— À l’aide ! À l’aide ! Tenez-le, criait une voix d’homme ! Ah ! le malheureux !… Il va se briser la tête sur le trottoir !

— Que se passe-t-il ? demanda Mme Cingali en se levant précipitamment.

Jeanseul était déjà dehors, car jamais le jeune homme n’hésitait à répondre à l’appel d’une voix qui réclamait du secours.

Un groupe, au milieu duquel un homme se tordait à terre, écumant, les yeux convulsés, s’était formé sur le trottoir faisant face à la boutique des Cingali.

Jeanseul se baissa, prit à bras le corps le forcené qui se débattait et, l’immobilisant dans une vigoureuse étreinte, tourna le coin de la rue, portant son fardeau et suivi par la foule.

Mme Cingali rentra chez elle sans remarquer un fait qui d’ailleurs ne l’eût peut-être point frappée : à l’extrémité de la rue, un prêtre de haute taille était debout sous la nuit.

Immobile dans sa soutane noire, il regardait le groupe qui s’éloignait.