La religion du crime/Chapitre VI

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Librairie anti-cléricale (p. 55-60).

CHAPITRE VI

GEORGETTE

Congédiée de l’atelier Bec, Georgette s’était d’abord dirigée du côté de la rue des Marais, où se trouvait la chambre qu’elle habitait.

Désespérée, honteuse d’elle-même, elle marchait rapidement, croyant que tous les yeux étaient fixés sur elle.

Elle rencontra deux ou trois personnes qui riaient. Elle pensa d’abord qu’on se moquait d’elle et pressa davantage le pas.

Elle se regardait furtivement dans les glaces des devantures, se disant :

— Qui me donnera du travail maintenant ? Je n’oserai plus me présenter dans un atelier. J’ai de quoi vivre pendant quelques jours, mais après ?

Tout à coup, Georgette s’arrêta, puis revint sur ses pas, lentement. Une idée l’avait frappée : elle avait pensé aux Cingali.

Ceux-ci étaient de bons patrons, connus pour la générosité de leurs sentiments. Elle parlerait à Mme Cingali. Elle lui avouerait sa faute.

Mme Cingali ne refuserait certainement pas de lui fournir de l’ouvrage.

L’aveu était pénible à faire, mais Georgette était décidée à tout.

Elle songeait au pauvre petit être dont le cœur battait en elle et qu’elle sentait déjà remuer dans ses flancs.

— Oui, disait-elle, je travaillerai jusqu’à la dernière heure de ma grossesse et Dieu me fera la grâce de m’accorder la santé. Je veux que mon enfant trouve pour se vêtir une layette bien chaude, j’élèverai moi-même mon petit, courageusement, et peut-être me pardonnera-t-il plus tard en raison de mes efforts et de mes veilles, de l’avoir conçu dans la douleur et de n’avoir pu lui donner que mon nom.

Quant au bel Arthur, Georgette ne songeait même pas à s’adresser à lui.

Elle se disait qu’il faudrait qu’elle fût bien misérable, bien dénuée de tout pour aller trouver ce lâche.

La pauvre fille se demandait comment elle avait pu se faire un seul instant illusion sur l’honnêteté de ce cynique, comment peut-être elle l’aimait encore.

Il fallait que l’esprit de vertige se fût emparé d’elle.

Elle avait éprouvé en effet un soir comme une sorte de folie.

Depuis longtemps, Arthur l’attendait à la sortie de l’atelier. Georgette le rencontrait partout.

On eût dit une fatalité. Elle voyait dans ces rencontres une indication providentielle.

Toute petite, Georgette n’avait pas été heureuse. Sa mère, devenue veuve, vendait des légumes dans la rue.

Georgette restait à la maison, soignant un petit frère qu’elle berçait et portait dans ses bras.

Ce frère était mort et il avait semblé à la petite fille de sept ans qu’elle perdait un enfant à elle.

Plus tard, à l’école des sœurs, elle était toujours mal habillée. Sa mère était si pauvre !

Georgette avait une foule d’humiliations. Mal mise et timide, on la trouvait laide. Puis, la mère de Georgette était devenue infirme. On avait vécu de la charité publique.

Un matin, des hommes noirs coiffés de chapeaux cirés recouverts d’un crêpe avaient cloué la vieille femme morte entre quatre planches.

Alors Georgette avait été recueillie par des voisins qui l’avaient mise en apprentissage. Puis, ses protecteurs étaient morts.

La petite était devenue jeune fille.

Elle se sentait trop seule. À dix-huit ans, l’ardeur des premiers baisers du printemps de la vie vous brûle dans vos rêves. Nature aimante

Pierre Lablaude avait en effet, pour obéir à sa petite amie Clairette, arraché une poignée de crins à l’un des lions du cirque ambulant. (Chap. VI.)
Pierre Lablaude avait en effet, pour obéir à sa petite amie Clairette, arraché une poignée de crins à l’un des lions du cirque ambulant. (Chap. VI.)
Pierre Lablaude avait en effet, pour obéir à sa petite amie Clairette, arraché une poignée de crins à l’un des lions du cirque ambulant. (Chap. VI.)
 
et passionnée, Georgette croyait à l’honnêteté de tous, au bonheur, à l’espérance, à l’avenir.

Elle avait foi dans l’amour.

Un matin, elle s’était retrouvée chez Arthur, tout étonnée, toute triste et rougissante de honte.

On était allé dîner la veille dans une guinguette de Neuilly. On s’était ensuite promené au bois de Boulogne.

C’était le 15 avril. Les marronniers étaient en fleurs. Il y avait de cela huit mois.

Depuis, Arthur avait à peine regardé Georgette.

Dans le commencement, il prenait avec elle un air dégagé, railleur et fat. Il avait ensuite passé de cette allure cavalière à un ton glacial d’indifférence absolue. Ces huit mois avaient été pour Georgette huit mois de martyre.

Elle ne comptait plus maintenant que sur elle-même, sur son courage, sur son désir de vivre et d’élever son enfant.

Oh ! les Cingali ne la repousseraient pas. C’étaient de braves gens dont tout le monde, sauf Bec, disait du bien.

Peut-être avaient-ils besoin d’une ouvrière, et, dans tous les cas, peut-être se sentiraient-ils émus de pitié.

De la pitié ! Mais qu’importait à Georgette ? Tout lui était égal, pourvu qu’elle pût gagner honnêtement son existence.

Il y avait quelques minutes à peine que Jeanseul venait de sortir, quand Georgette entra, toute émue, dans la boutique.

Cingali causait avec sa femme, qui caressait les beaux cheveux blonds de leur enfant, la petite Clairette.

— Pierre Lablaude est-il rentré ? demanda Cingali.

— Pas encore, répondit Blanche.

— Nous avons eu tort d’envoyer cet enfant si loin, dit Cingali, et je suis très inquiet de voir qu’il n’est pas encore ici.

— Je vais t’expliquer, papa, dit la petite Clairette… Tu sais que Pierre me rapporte tout ce que je veux. Il s’est sauvé l’autre jour de chez lui à trois heures du matin pour aller chercher dans la campagne, sous la neige, un peu de mouron pour mes oiseaux. Je lui ai demandé hier s’il irait arracher pour moi une poignée de cheveux à un lion… tu sais… un de ces beaux lions que nous avons vus au Cirque ambulant. Il m’a dit oui… Il y est sans doute allé… C’est justement aux Champs-Élysées, sur son chemin.

— Tu es folle, Clairette, s’écria Cingali. Exposer cet enfant à se faire dévorer !

— Puisqu’il me dit qu’il m’aime, repartit naïvement la petite Clairette.

Notez que Clairette avait huit ans et Pierre Lablaude douze.

— Vous allez monter vous coucher immédiatement, mademoiselle, s’écria Mme Cingali d’un air sévère. Qui m’a donné une petite folle de cette espèce ?

— Oui, oui, dit Cingali, nous allons la coucher.

Et, prenant la petite fille dans ses bras, Cingali se dirigea vers le fond de la boutique.

En ce moment, une voix limpide, claire et gaie, une belle voix d’enfant, au timbre pur, se fit entendre.

Pierre Lablaude venait d’entrer en criant :

— Ça y est !

En même temps, il brandissait dans sa menotte une poignée de crins longs et roux.

Clairette, qui s’était sentie envahie par une violente envie de pleurer, se mit à rire et à battre des mains.

— Ah ! ah ! cria-t-elle… les cheveux du lion ! C’est gentil, mon petit Pierre !

Cingali était si content de voir revenir l’apprenti, qu’il ne le gronda que pour la forme.

— Mais comment cet enfant s’y est-il pris ? demanda Mme Cingali. Arracher une poignée de crinière à un lion, voilà qui me paraît bien fantastique.

— Je me suis approché tout doucement de la cage, dit le petit Pierre. Le lion était couché. Je l’ai tiré par les cheveux et c’est lui qui a eu très peur.

Mme Cingali remarqua que l’apprenti avait sur le visage une longue éraflure superficielle.

— Quelle est cette marque de griffe ? demanda-t-elle vivement.

— Oh ! ce n’est rien, répliqua Pierre.

— Il n’était pas content, le lion, dit la petite Marguerite.

— Pas content du tout, répondit Pierre ; mais c’est le dompteur qui s’est élancé sur moi et qui m’a griffé.

Au cours de cet incident rapide, Georgette était restée immobile, attendant qu’on s’occupât d’elle.

— Je vous demande pardon, dit Mme Cingali à Georgette.

Puis, désignant le petit Pierre :

— Ce gamin de Paris nous a complètement ahuris avec ses histoires.

Et Mme Cingali ajouta :

— Que désirez-vous ?

En entendant prononcer le nom de Pierre Lablaude, Georgette avait pensé avec un serrement de cœur au pauvre chaîniste que venait de renvoyer Bec.

— Est-ce que cet enfant, demanda-t-elle à Mme Cingali, est le fils de Jacques Lablaude, l’ouvrier chaîniste qui travaille chez Bec ?

— Oui, dit Mme Cingali.

Alors Georgette raconta la touchante histoire de Jacques.

Le pauvre homme perdait la vue. Il allait être sans emploi, sans pain.

Georgette peignit d’autant mieux le malheur de Jacques Lablaude qu’elle sentait plus vivement ce que la situation de l’ouvrier congédié avait de poignant et de douloureux.

Cingali, qui, après être monté un instant pour coucher sa petite fille, était descendu et avait écouté la fin de l’anecdote, dit à Georgette :

— Envoyez-nous Jacques Lablaude. Nous l’emploierons ici pour un travail quelconque. Mon commerce prospère assez pour que je puisse faire une bonne action. Un employé de plus ne nous ruinera pas.

— Oh ! vous êtes bon, monsieur, dit Georgette avec des larmes dans les yeux.

— C’est convenu, dit gaiement Cingali. Vous nous envoyez demain votre protégé.

En entendant ces deux mots : « votre protégé, » Georgette pâlit. Elle venait de songer à elle-même.

Elle se dit qu’elle était folle et qu’elle n’allait plus pouvoir, maintenant, entrer chez Cingali.

Demander une place, rien de plus simple… mais en demander deux coup sur coup… ce n’était guère possible !

Par générosité, par l’entraînement d’un bon cœur qui s’oublie et ne pense qu’au bonheur des autres, Georgette venait de se fermer la porte de la maison Cingali.

— Mais vous-même, mademoiselle, que vouliez-vous ? dit Mme Cingali.

— Moi… rien… balbutia la jeune fille en rougissant.

Et Georgette sortit de la boutique en disant à Cingali et à Blanche :

— Merci !