La religion du crime/Prologue

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Librairie anti-cléricale (p. 3-15).

LA RELIGION
DU CRIME

PROLOGUE

LE DOCTEUR CARLATE


Mil huit cent soixante venait de finir.

La saine littérature avait produit, pendant cette année-là, les Mémoires de Rigolboche, ces Dames, les Cotillons célèbres, Bouibouis et Caboulots, et autres publications auxquelles le pouvoir accordait volontiers, avec l’estampille, un caractère national. La morale publique et le monde officiel avaient été joyeux.

Ironique et glorieux, l’Empire pouvait croire à l’éternel sommeil des Euménides chasseresses.

Les femmes raccourcissaient leurs jupes et les hommes distingués se donnaient un mal inouï pour ressembler à des palefreniers anglais.

L’hiver était extrêmement rude.

Les galetas grelottaient, enviant le confortable des caveaux de familles.

Les joies de la galanterie tarifée et contrôlée roulaient sans digue, comme un débordement de lavabos, des quartiers corrects aux vieux quartiers sales.

Il était tellement de mode de lever le pied à la hauteur de l’œil, que les municipaux eux-mêmes, rêvant la nuit, faisaient voler d’un vigoureux coup de jarret leurs couvertures jusqu’au plafond, fait historique constaté par des sénateurs du temps.

Paris était le bastringue de la souffrance et l’année s’en était allée au gouffre éternel comme une de ces folles que dessinait alors un peintre de talent, et qui fuient, emportées par le galop des cavales du diable, devant le doigt menaçant et crochu de la Pourvoyeuse Misère.

À cette époque, le quartier situé derrière la ligne des théâtres du boulevard du Temple offrait, sur certains points, une physionomie sinistre.

Des rues ignobles, mal pavées, aux trottoirs étroits ou même sans trottoirs, comme la rue des Marais et la rue des Fossés-du-Temple, étaient bordées de marchands de vin habitant des maisonnettes basses, titubantes, galeuses, faites de boue et de crachat, enluminées de peinture rouge ou verte.

Là se réunissait la bohème de la bohème, les tragédiens méconnus les Thespis du cabotinage, les aspirants à la figuration, les débitants de contremarques, une foule d’industriels suspects et de travailleurs de la nuit.

La police s’intéressait à ces bouges, où il lui arriva de faire d’étranges captures.

Au milieu de cet assemblage de logis borgnes, les constructions plus soignées, petits hôtels entre cour et jardin, anciennes maisons de campagne du temps où le quartier du Temple était la banlieue, maisons de rapport élevées sous la Restauration ou sous Louis-Philippe, paraissaient déplacées et mal à l’aise.

L’architecture a ses bâtisses truandes, qui ont l’air de vouloir étouffer leurs voisines, et certains conflits de murailles ressemblent, aux heures douteuses, à des attaques nocturnes.

La demeure du docteur Carlate était une vieille bâtisse large et solide, moitié hôtel, moitié prison, percée de fenêtres cintrées défendues par des barreaux de fer, comme on en voit encore plusieurs dans ce quartier.

Sur les flancs, pareilles à des gueux donnant des crocs-en-jambe à un guichetier, s’appuyaient d’une poussée de petites maisons tortillardes, débits d’eau-de-vie de chiffons et de vin des Vendanges de la noix vomique.

C’est à la porte de cette maison du docteur Carlate que, par le brouillard épais et glacial de la nuit du 13 au 14 janvier 1861, sonnait un homme soutenant une pauvresse à demi morte, qui gémissait et claquait des dents.

Une vieille femme ouvrit.

L’inconnu prit sa compagne sous le bras, la poussa dans l’allée, y entra lui-même et referma précipitamment la porte.

— Deux mots, dit-il. Je suis Maximilien Jeanseul. Cette femme, une ouvrière, vient d’être prise des douleurs de l’enfantement. Elle demeure rue des Marais. Mais elle ne peut faire un pas de plus. Elle est raide de froid. Et puis, elle vit dans un trou. C’est ici, n’est-ce pas, qu’habite le docteur Carlate ? Voulez-vous accueillir cette malheureuse ? Je vous assure qu’elle est vraiment intéressante.

La vieille qui venait d’ouvrir à Jeanseul était appuyée d’une main sur un bâton ; de l’autre main elle élevait un flambeau à la hauteur des nouveaux venus, qu’elle considérait avec défiance.

Celui qui venait de s’annoncer sous le nom de Jeanseul était un jeune homme de haute taille, vigoureux et souple, vêtu d’une sorte de longue pelisse noire flottante et coiffé d’un feutre rond à bords très étroits.

Il avait d’épais cheveux noirs taillés en brosse, une figure douce et bienveillante, de grands yeux d’un bleu profond et sombre, des couleurs fraîches, des dents d’un émail éclatant.

Son cou, d’une délicatesse et d’une blancheur presque féminines, se dégageait avec grâce d’un col de chemise large et blanc que nouait un foulard de soie blanche à pois rouges.

La vieille était affreuse et singulière.

Vêtue d’un châle jaune à franges bleu ciel qui sur son dos voûté avait l’air d’une carapace, d’une robe de soie vert pomme d’une coupe excentrique, provenant peut-être de la défroque d’une lorette vendue par autorité de justice, elle ressemblait à un très vieil oiseau maquillé.

Ses yeux éraillés étaient teints de koheuil, ses sourcils pelés étaient remplacés par deux raies de noir indien. L’onction des abeilles avait fourni les teintes de grenade de ses lèvres pincées qu’un nez en bec de faucon semblait vouloir mordre.

Sur ce visage, qui paraissait remonter au siècle précédent, et attester l’état d’irrémédiable décadence du style Louis XVI, d’épaisses couches de rose de Chine et de blanc de lis se fendillaient, remplaçant les rides de la peau par les crevasses du plâtre.

L’ensemble était complété par une perruque de filasse blonde.

Cette coquetterie d’entremetteuse était horrible. Quoi de plus laid que la mort, quand elle a l’air d’attendre qu’on l’invite à dîner au Café Anglais ? Si Jeanseul avait été moins préoccupé, il se fût défié d’une maison où l’on était introduit par cette ancienne.

Il se borna à demander :

— Eh bien ?

La sorcière ne répondit rien, mais elle fit signe à Jeanseul de la suivre.

Jeanseul assit la jeune femme, qui n’avait plus la force de se soutenir, contre le mur de l’allée et monta au premier étage, précédé par son étrange guide.

Une porte était entrebâillée, Jeanseul entra, suivant toujours la vieille.

On était dans une antichambre.

La sorcière, soulevant une lourde portière, disparut.

Près d’une minute, un siècle, l’ombre entoura Jeanseul. La porte de l’appartement était restée légèrement entr’ouverte, et le jeune homme entendait dans l’éloignement des pièces profondes le bruit étouffé de pas frôlant d’épais tapis.

Ce bruit se rapprocha peu à peu, mêlé d’un murmure de conversation rapide.

— C’est vraiment étrange, disait une voix d’homme.

— Alors, vous ferez l’accouchement ! répliqua vivement une voix cassée qui devait être la voix de la sorcière. Ce sera le second depuis ce matin… Vous ne causerez certes pas la fin du monde… Ah ! si on me laissait agir, moi !…

— Chut, la Trois-Pattes ! répliqua la voix d’homme.

Et le docteur Carlate, précédé de la vieille portant le flambeau, apparut dans l’antichambre.

— Faites monter cette femme, dit-il d’un ton bref.

Jeanseul jeta un regard rapide sur le docteur.

Celui-ci était un homme de cinquante ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, maigre, pâle, chauve, vêtu de noir ; une longue figure en lame de couteau, et de grands yeux froids et sombres, où la pensée retoulée semblait morte.

Ce visage ne disait rien de bon ni rien de mal.

Jeanseul se leva précipitamment et disparut dans l’escalier. On l’entendit bientôt qui remontait, lentement.

Celle que le docteur avait appelée : « La Trois-Pattes », se pencha au-dessus de la rampe, éclairant Jeanseul.

Le jeune homme portait dans ses bras, comme on porterait un enfant, la femme évanouie, les yeux fermés, les vêtements raidis par le givre.

On eût dit une morte, mais une morte jolie.

La Trois-Pattes s’écarta pour laisser passer Jeanseul, qui déposa son fardeau sur un siège dans l’antichambre.

— Oh ! dit-il, vous êtes bon, monsieur le docteur, et je vous remercie pour cette malheureuse. Voyez comme elle est pâle ! Vous avez du feu, n’est-ce pas ? Elle a perdu connaissance depuis une minute. Tout à l’heure encore, elle me parlait.

Le docteur tâtait le pouls de l’inconnue :

— Nous sauverons cette femme. Elle demeure, dites-vous, rue des Marais. Quel numéro ?

— Je crois me rappeler qu’elle a dit : 27.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Je l’ignore.

— C’est bien. Nous le saurons.

— Puis-je vous être utile à quelque chose ? demanda Jeanseul.

— À rien, dit le docteur.

Et il ajouta après une pause :

— Je n’ai plus qu’à vous remercier de n’avoir pas craint de faire appel à mon dévouement. C’est un bonheur pour moi de consacrer mon temps et ma peine au soulagement de ceux qui souffrent.

Jeanseul fit de la main gauche un geste d’approbation.

À ce moment, le docteur jeta sur Jeanseul un regard de défiance.

Il venait de remarquer un fait singulier : le jeune homme avait la main droite enveloppée d’un mouchoir blanc, et ce mouchoir était taché de sang.

— Mais vous-même, monsieur, demanda le médecin, qui êtes-vous ? Que signifie ce sang ? Êtes-vous blessé ?

— Tout à l’heure, dit Jeanseul avec calme, j’ai été attaqué dans la rue par quatre croquants crépusculaires qui ont voulu profiter du brouillard et de l’embarras que me causait ma compagne défaillante pour me caresser de la pointe de leurs couteaux. J’aurais pu les mettre en fuite en leur récitant un de mes grands poèmes. Cependant j’ai trouvé plus pratique d’appliquer un vigoureux coup de savate sur les dents du premier, un coup de poing sur l’œil du second, un coup de tête dans l’estomac du troisième. Et comme le quatrième, qu’ils appelaient entre eux le Guillotiné, ce qui montre que j’avais affaire à une société choisie, se jetait sur moi, lame ouverte, j’ai eu la satisfaction artistique d’attraper ce scélérat par les jambes et de l’obliger à exécuter une de ces voltiges aériennes qui font en ce moment la vogue des gymnastes américains.

En entendant prononcer ce nom : le Guillotiné, la Trois-Pattes avait tressailli.

— Vous l’avez tué ? dit-elle vivement.

— Comme il se sauvait en hurlant, car il devait être bosselé, j’ai couru après lui, répliqua Jeanseul, et je lui ai crié en lui jetant ma bourse : « Si tu as faim, mange, mais n’attaque plus les gens ! » Le drôle a filé sans comprendre, et moi, dans le brouillard, je n’ai pu retrouver ma bourse.

— Mais cette blessure à la main ? demanda le docteur.

— Ce n’est rien… C’est une simple estafilade. Je vous ai dit mon nom : je m’appelle Maximilien Jeanseul. Ma famille ? père et mère inconnus. Ma profession ? je suis rentier pendant les trois ou quatre premiers jours du mois, et le reste du temps sans le sou, parce qu’il me plaît de disperser tout ce que j’ai aux quatre vents de la bienfaisance. Bourse vide et cœur plein, c’est ma devise. Bah ! je suis gai comme un rouge-gorge. Je chante. Je suis poète à mes heures. Je demeure rue du Mûrier, dans l’ancienne maison de Ronsard. C’est là que vous me trouverez si vous avez jamais besoin de quelqu’un qui veuille faire des vers pour les pauvres. Et maintenant que vous me connaissez, ajouta Jeanseul d’un ton de timidité qui contrastait avec le ton d’insouciance calme dont il avait raconté son aventure, pourrai-je venir prendre demain des nouvelles de la malade ?

— Quand vous voudrez, monsieur, dit le docteur qui ne cessait de considérer Jeanseul avec une attention pénétrante. Mais, dit-il vivement, vous n’allez point partir. Le brouillard est épais. Vous pourriez être attaqué de nouveau.

— Parbleu ! dit Jeanseul, je m’en moque, et c’est votre question qui m’a fait raconter la petite affaire de tout à l’heure dont je n’ai pas lieu de tirer vanité, car j’ai tout simplement abusé de ma force. C’est d’ailleurs la seconde fois que je suis attaqué depuis un mois. J’aurais bien autrement châtié ces polissons si je n’avais eu peur que leurs cris n’attirassent les sergents de ville.

— Vous craignez donc la police ? demanda le docteur.

Le docteur Carlate dans son cabinet de vivisection.
Le docteur Carlate dans son cabinet de vivisection.
Le docteur Carlate dans son cabinet de vivisection.
 

— Non, dit Jeanseul, mais je n’ai besoin de personne pour me défendre.

Jeanseul salua et se retira, donnant un dernier regard à la femme évanouie qui, la tête renversée en arrière, était soutenue par la Trois-Pattes. Celle-ci avait posé son flambeau à terre.

— Sérieusement, s’écria-t-elle en lâchant presque la pauvresse, sérieusement, prenez garde… On pourrait vous assassiner, et ce serait vraiment dommage, mon joli jeune homme !

La vieille parlait d’un ton bizarre et comme sarcastique ; mais Jeanseul était déjà dans l’allée.

Il chantait à pleine voix, en tirant sur la porte :


L’hiver mugit et fait rage
Dans la nuit du ciel profond.
Oiseau des bois, prends courage,
Les chauds soleils reviendront.


— Prenez garde au Guillotiné ! glapit de nouveau la vieille.

Jeanseul venait de refermer la porte. Il était entré dans le brouillard de la rue. Il continuait :


La neige couvre la terre
Mais la neige se fondra.
Patience, oiseau Misère,
Le printemps resplendira.


— Tudieu ! dit le docteur. Le gaillard donne l’ut de poitrine. Il va casser les vitres.

Jeanseul s’éloignait. On entendait son pas et sa voix diminuer dans l’épaisseur du brouillard. Il chantait à tue-tête :


Tends tes lèvres, Marguerite ;
Notre printemps, c’est l’amour.
Ma belle, embrassons-nous vite…
Le soleil est de retour !


— Pour sûr, dit la vieille, ce beau brun va se faire assommer.

— À moins, répliqua le docteur, qu’il ne se fasse arrêter pour tapage nocturne.

— Écoutez… s’écria la Trois-Pattes en prêtant l’oreille. Entendez-vous ? entendez-vous ?… On dirait le bruit lointain d’une lutte. »

— Silence, la Trois-Pattes… interrompit le docteur Carlate d’une voix impérieuse. Nous ne sommes point de force à nous opposer aux plans de l’abbé Meurtrillon… Que la destinée des victimes qu’il choisit s’accomplisse !… Et maintenant, ajouta-t-il, occupons-nous de cette femme. Nous allons l’étendre dans l’annexe de mon laboratoire, sur le lit de fer où je couche quand je dois me relever pour surveiller mes grandes expériences.

Le docteur passa le bras gauche derrière le dos de l’inconnue, son bras droit au-dessous des genoux et la souleva.

Allons, dit-il.

Prenant son bâton, la Trois-Pattes releva le flambeau.

Le docteur Carlate et son étrange servante entrèrent dans l’appartement, traversèrent un salon d’attente, puis une autre pièce, puis une troisième, et arrivèrent dans un cabinet, aux murailles nues, chauffé par un poêle de fonte.

Ce cabinet avait environ trois mètres de long sur quatre de large. Un lit de fer occupait l’un des angles, en face du poêle.

Cette petite pièce avait trois portes. Elle était comme le carrefour de l’appartement.

Le docteur, aidé par la Trois-Pattes, déshabilla la malade, l’étendit sur le lit et l’examina lentement :

— Cette femme accouchera d’ici deux heures, dit-il. Il faut que vous la fassiez revenir à elle. Le pouls est très faible, mais régulier. La malheureuse va se réchauffer.

— Et la morte ? demanda la Trois-Pattes.

— Nous ne déclarerons le décès que demain dans la matinée. Les croque-morts viendront toujours assez tôt.

Quelle maison ! dit en grommelant la sorcière.

Et, allant chercher dans une armoire des flacons et des chiffons de flanelle, la Trois-Pattes frictionna la pauvresse évanouie.

À droite du poêle de fonte se trouvait une porte. Le docteur l’ouvrit et disparut.

La pièce dans laquelle venait d’entrer le docteur Carlate, était un des milieux les plus étranges qu’il soit possible de rêver.

En pénétrant dans cette vaste salle carrée, éclairée seulement par la lueur de cauchemar d’une lampe à la flamme tremblotante et rouge, on était tout d’abord frappé par une odeur fade, inquiétante, rappelant l’odeur qui s’exhale du tablier des bouchers.

Un bruit particulier, sorte de ronflement douloureux et plaintif, semblait s’élever de toutes parts. On eût dit l’haleine de créatures vivantes sommeillant dans l’étouffement.

Au moment où le docteur Carlate entra, une forme blanche, qui semblait posée comme une âme sur le bord d’une sorte de berceau qui se profilait vaguement au fond de la pièce, s’éleva tout à coup dans l’air et, volant à reculons d’un vol tourbillonnant, singulier, pareil à l’essor d’un oiseau que la tempête affole et roule, vint tomber sur l’épaule du docteur.

C’était une tourterelle.

Le docteur la prit de la main gauche, caressa les ailes et le dos de la jolie petite bête, puis, l’approchant de la lampe, l’examina attentivement, écartant les plumes qui recouvrent la partie inférieure du crâne.

La tourterelle, qui jusque-là s’était laissé faire, commença à se débattre avec un roucoulement monotone et plaintif.

— Voyons ! dit le docteur, tenons-nous tranquille.

Puis, il ajouta :

— C’est bien… Tu as toujours ton aiguille.

Une longue aiguille d’acier était en effet enfoncée dans le crâne de l’oiseau.

Le docteur saisit entre ses doigts l’aiguille, afin de s’assurer qu’elle était bien assujettie, puis, lançant en l’air la tourterelle, il la regarda voler.

Elle gagna le fond de la pièce, voltigeant follement à reculons comme elle était venue et alla tomber sur le berceau, où elle se mit à tourner en roucoulant avec un bruit doux et lugubre.

Le docteur prit la lampe, la remonta, haussa la mèche, puis, enlevant l’abat-jour, éleva la lumière et promena ses regards sur son laboratoire.

Au milieu de la pièce, sur une grande table de chêne, étaient solidement liés quatre chiens, tous quatre immobiles. Leurs crânes étaient enlevés et l’on ne voyait qu’ils vivaient qu’au battement rythmique de leurs cervelles tour à tour soulevées ou abaissées par le flux ou reflux sanguin.

Près de ces quatre bêtes, dont le museau était attaché avec de solides ficelles serrées, un autre chien, un épagneul, était cloué sur la table par ses longues oreilles soyeuses, et fixé en outre par une corde passée dans les narines préalablement traversées avec une broche de fer.

Ce chien, dont les pattes étaient liées, avait l’épine dorsale mise à nu.

Sur la muraille, à droite du docteur, étaient clouées, frémissantes, des chouettes et des chauves-souris.

De petits écriteaux indiquaient la date où chacune d’elles avait été mise au mur.

Enfin, dans un coin, se trouvait un fourneau plein de charbon flamboyant et rouge, surmonté d’une boîte dont la partie antérieure était vitrée. Cette boîte contenait le corps hérissé d’un chat dont la tête sortait par l’un des côtés.

Un thermomètre indiquait la température : 80 degrés.

Le chat, comme les chiens, avait le museau lié.

Le docteur Carlate examina successivement, avec calme, toutes ces bêtes martyrisées :

— Allons, dit-il, nous n’avons pas de décès ici.

Et il se dirigea vers le fond de la pièce.

Son pied heurta le corps d’un grand terre-neuve étendu en rond. Le chien releva la tête.

Le docteur Carlate se baissa, caressa l’animal et dit :

« Mon pauvre Turc… Je t’ai crevé les yeux. Je t’ai détruit l’odorat, l’ouïe et le goût. Tu ne me sens plus, tu ne m’entends plus, tu es aveugle, muet, et cependant tu m’es fidèle. »

Et le chien devinant obscurément la présence de son maître, sortit sa langue et lécha cette main qui lui avait crevé les yeux avec des pinces.

Le docteur Carlate arriva près du berceau.

Dans cette horrible chambre de torture, lugubre et rouge comme une sanguine de Goya, ce berceau semblait un nid.

Sur le bord était perchée la tourterelle blanche. Elle battit des ailes à l’approche du docteur. On eût dit qu’elle voulait le chasser.

Dans le berceau était étendu un nouveau-né vêtu d’une brassière noire. Le petit être dormait.

Le docteur posa la lampe sur une tablette et regarda l’enfant.

Il le regarda longtemps, et son regard terne jusqu’alors prit peu à peu une expression de profonde haine.

« Enfant de trahison, dit-il, je ne sais ce qui m’empêche de te traiter comme les bêtes que je tue lentement. Mais non, je ne veux pas que tu meures… Demain les croque-morts emporteront l’infâme qui t’a mise au monde, et demain tu seras vouée, toi, à la plus affreuse des vivisections : la misère. Née dans la honte, tu vivras dans les larmes, dévorée par le cruel vautour. Fille de l’adultère, maudite dans ton berceau, sois maudite dans ton avenir, sois maudite jusque dans ta mort ! »

Le docteur fit quelques pas à travers la pièce.

Des éclairs semblaient sortir de ses yeux.

« Oh ! la misérable, disait-il… Mais elle est morte, morte, bien morte, étendue là-bas, froide, livide. Je n’aurai plus maintenant qu’une femme et qu’une maîtresse : la science ! »

Et le docteur ajouta avec exaltation :

« Je veux être célèbre. Je veux que mon nom soit immortel. Si l’Éternel existe, je le chasserai de son trône de nuées. L’humanité végète misérable et bornée. Je veux créer l’Adam, le premier homme d’une humanité de génie. Oui, j’ai trouvé, j’en suis sûr maintenant, la formule suprême du développement intellectuel. Alchimistes qui cherchiez le grand œuvre, sublimes pionniers des pays du mirage, coureurs de monde, coureurs d’idées, j’ai découvert mieux que vos découvertes. Fouille les cieux, Copernic ; fouille la pensée, Descartes, et toi, Franklin, prends à l’infini sa foudre tonnante… moi, je ferai tenir l’infini sous la largeur d’un crâne humain. Donne-moi un homme, ô Nature, donne-le-moi comme il sort de sa mère, vagissant, aveugle, infirme, sans force, intelligence qui s’ouvre, volonté commençante, et tu verras ce que j’en ferai ! Un homme, rien qu’un homme, ô Nature ! et je te rends un demi-Dieu ! »

Le docteur était debout, pâle, frémissant, l’œil illuminé, les lèvres tremblantes, les bras en croix.

« Oui, dit-il à mi-voix… Oui, c’est possible !… J’en suis sûr !… Je le veux ! »

À ce moment, la porte s’ouvrit et la Trois-Pattes parut sur le seuil.

— Venez, monsieur, dit-elle… Venez vite !… Cette femme accouche !..

La malheureuse avait rejeté ses couvertures. Elle était étendue sur le dos, presque nue et se tordait, disant des mots sans suite.

— Le lâche !… Il m’a laissée là… Ah ! je souffre !… Je ne veux pas tuer mon enfant ! Non !… Non !… mais comment vivre ? Pauvre Georgette ! Je veux mourir… Laissez-moi…! On est heureuse morte !… »

— Cette pauvresse a le délire, dit le docteur à la Trois-Pattes.

Puis, examinant la malade :

— Le travail est déjà commencé… Tenez cette femme. Je crois que l’accouchement sera facile.

L’accouchement, en effet, se fit pour ainsi dire de lui-même, quoique la patiente fût comme folle et poussât des cris affreux.

« Au premier coup d’œil jeté sur l’enfant, le docteur Carlate eut un regard de triomphe.

— Prenez cet enfant et allez le laver, dit-il à la Trois-Pattes.

Et il ajouta lentement d’une voix basse et brève :

— Prenez cet enfant. Vous rapporterez l’autre, la petite fille…

La Trois-Pattes regarda fixement le docteur.

— Allez, dit celui-ci. Faites ce que je vous ai commandé.

La vieille disparut avec le nouveau-né dans le laboratoire.

En ce moment, la mère se dressa subitement, les cheveux flottants, livide.

— Mon enfant ! cria-t-elle. Vous emportez mon enfant ! Ne me le prenez pas !

La Trois-Pattes revint.

Elle tenait dans ses mains un nouveau-né, vêtu d’une brassière noire.

— Mon petit enfant !… criait la mère, où est-il ? Je veux l’embrasser !…

Le docteur prit l’enfant des mains de la sorcière, et, le mettant dans les bras tremblants de l’accouchée, dit d’une voix calme :

— Le voici.