La revanche d’une race/01

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L’Étoile du nord (p. 1-15).

PREMIÈRE PARTIE

AMOURS ET DEVOIR

I

PÈRE ET FILLE


Dans le cercle de blancheur dessiné par l’abat-jour de la lampe électrique qui repose sur la table de travail surchargée de livres, de brochures et de journaux, Harold Spalding écrit d’une main fiévreuse. Sa figure, comme le vaste cabinet-bibliothèque et son mobilier sévère demeure dans une demi-obscurité.

Trois ou quatre fois millionnaire, l’ex-industriel jouit d’une haute influence sociale et politique, et passe pour l’un des premiers citoyens de la capitale du Dominion.

C’est un homme de quarante-cinq ans, de taille ordinaire qu’amplifie un fort embonpoint.

Au premier abord, l’homme est plaisant, quoiqu’un peu brusque de manière et de ton, mais cette brusquerie est aussitôt atténuée par un sourire de bonhomie, ou par les regards presque doux de ses yeux bleus. C’est, nous le répétons, l’impression du premier abord.

Méticuleusement soigneux de sa personne, il tient sa figure quotidiennement rasée, et par les pores de cette figure, grasse à lard et fortement colorée, suinte l’apoplexie

Il a la tête chauve — nue comme un genou, selon l’expression vulgaire, — ce dont il s’enorgueillit beaucoup, tout à l’encontre d’une foule de « pelés » qui, secrètement, à la sourdine, ont recours à la science régénératrice des perruquiers.

Mais sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres du reste, Harold Spalding diffère d’opinion avec le commun des mortels. Selon lui, un crâne nu est le symbole d’une haute intelligence et d’une grande énergie, — sans compter que cela ajoute une note d’importance et de respectabilité qui vaut bien son pesant d’or !

Sans compter encore — du moins le pense-t-il ainsi — que les petites femmes sont très avides toujours de savoir ce qui se tripote sous un crâne chauve, et qu’un tel crâne devient pour le beau sexe un appât dont l’homme adroit sait toujours profiter !… Nous répétons que c’était l’opinion intime de ce personnage.

Dans la société Harold Spalding passe pour un homme honnête, aimable et très galant. Et ceci se comprendra aisément en disant que le millionnaire est veuf depuis deux ans… On lui connaît nombre d’amies — de la bonne sorte, s’entend, — et d’aucunes se plaisent à répéter — Oh ! pas bien fort — que ce pauvre Harold est timide comme une jeune fille et doux comme un mouton.

Chose assez curieuse, les gens qui l’ont connu au temps où il était propriétaire et directeur de vastes scieries, ses anciens employés tout particulièrement, ne se gênent pas de dire à qui veut les entendre que l’ex-industriel est affligé d’un caractère violent, brutal. On dit même que c’est un homme impossible.

Quoi qu’on eût dit et quoi qu’on dise, il est certain que Harold est une de ces chaudes natures qui s’emportent aisément, soulèvent des vacarmes épouvantables à propos de rien, crient, ragent, tempêtent, font le diable à quatre toujours pour rien !

Rancunier, parait-il, il n’oublie pas facilement les contrariétés ou les ennuis qu’on a eu l’imprudence de lui causer, — moins encore un geste de menace ou une parole outrageante.

Mais nous laisserons à notre lecteur le loisir d’apprécier à sa juste valeur, au cours de ce récit, le caractère énigmatique de cet homme.

Quant à son influence politique, disons seulement qu’elle est considérable ; et en 1911, Harold Spalding a été un des leviers qui ont porté M. Borden au pouvoir.

Disons encore, pour terminer cette esquisse, que l’opinion publique reconnaît Harold Spalding comme l’un de ces loyaux Anglais qui prétendent mettre toute leur énergie à l’agrandissement et à la consolidation de l’Empire Britannique, à sa puissance, à sa gloire. D’aucuns le disent plus anglais que le roi Georges !…

En même temps que la grandeur de l’Union Jack, il veut un grand Canada… un Canada plus homogène, plus attaché à la grande patrie, un Canada « exclusivement anglais ». Car, pour lui, le mot « canadien » n’existe pas, et il ne saurait exister un « Canada Canadien » ! Or, pour parfaire un Canada anglais, il faut établir au pays l’unité de croyances et de cultes autant que possible, mais surtout et à tout prix l’unité de langue ; et cela contre toutes les lois établies et les droits reconnus.

Harold Spalding a donc décidé de prescrire de l’école l’enseignement de la langue française ; il veut détruire, si cela est possible, une langue qu’il a apprise, qu’il parle couramment, et qu’il a fait apprendre à sa fille Violette.

Enfin c’est l’un des plus zélés chefs de cette société des Orangistes qui, sous le règne de Guillaume iii, d’Angleterre, ont tant fait contre le catholicisme qu’ils voulaient effacer des Îles Britanniques. Et Harold est l’infatigable partisan de ces mêmes Orangistes qui, venus au Canada, ont continué leur œuvre acharnée contre l’Église de Rome.

Harold aurait voulu déraciner au cœur du Canadien-français la grande Foi… ce piédestal sur lequel reposent ses plus belles traditions.

Est-il possible d’arriver à ce but ? Il le pensa, en faisant ce raisonnement :

— Frappons la langue, se disait-il, arrachons tous les vestiges de cette langue, faisons périr le germe, et nous aurons vite raison du reste, c’est-à-dire la religion catholique !

C’est avec cette idée au cerveau que Harold vit surgir des événements qui allaient, pensait-il, lui mettre dans les mains une arme puissante.


Au mois d’août de 1913, la Législature de la province d’Ontario promulguait de nouveaux statuts relatifs à l’enseignement dans les écoles primaires, et, de ces statuts, un règlement tout particulier, dénommé « Règlement No 17 », abolissait en principe les écoles bilingues, c’est-à-dire les écoles franco-canadiennes établies et entretenues par deux cent mille Canadiens-français habitant la province d’Ontario.

La mesure était extravagante.

Nos lois constitutionnelles, depuis le Traité de Paris, en 1763, jusqu’à l’Acte de la Confédération canadienne, en 1867, garantissant aux habitants de langue française le libre exercice de leur religion, l’usage de leur langue et son enseignement au Canada, ainsi que tous leurs us et coutumes, étaient méconnues, violées par les législateurs d’Ontario. Toute une race, noble et fière, était impitoyablement frappée !

Contre un geste si cruel, la nationalité canadienne et française d’Ontario, de Québec, des États américains, protesta vigoureusement : le Règlement No 17 demeura. Il demeura et, en plus, afin d’en rendre le principe plus efficace, les impôts scolaires affectés au soutien des écoles françaises furent confisqués pour être ensuite portés aux fonds d’entretien des écoles anglaises, Si bien que les instituteurs de nos écoles furent oubliés et ignorés, et leur salaire empoché par des gens sans scrupule. Il arriva donc que ces instituteurs — les nôtres… ceux de notre race française… — privés de leur juste rémunération, abandonnèrent leur poste. Et il arriva que nos écoles françaises fermèrent leurs portes, faute d’instituteurs, et que des milliers d’enfants furent contraints de faire l’école buissonnière. Mais alors, nos compatriotes d’Ontario refusèrent carrément de payer leurs impôts scolaires. Ce que voyant, le ministre de l’instruction Publique établit une Commission de trois citoyens influents de la Capitale — Commission spécialement chargée de la perception des impôts récalcitrants — et cette Commission reçut plein pouvoir, au nom du ministre, de résoudre le problème. Ce fut Harold Spalding qui fut nommé à la présidence de cette Commission spéciale, et ce fut avec un sourire cruel aux lèvres qu’il se dit :

— Maintenant, nous verrons bien !


Ce soir-là, Harold Spalding écrit une simple lettre. Mais cette lettre doit lui procurer une jouissance infinie, car dans ses yeux, qu’il lève de temps à autre comme pour chercher une expression, un mot qui lui manque, oui, dans ses yeux bleus brillent des éclairs de joie barbare, des rayonnements de triomphe étincellent.

Quand il a écrit la dernière phrase, quand d’une main nerveuse il a posé sa signature, il rejette sa plume fontaine, pousse un long soupir de satisfaction, se renverse dans son fauteuil et murmure ces paroles :

— Enfin, cela va lui apprendre à cet instituteur, à ce Marion, à ne pas tant se moquer de nous…

Il s’interrompt tout net : ses regards qu’il vient de lever se fixent avec surprise sur une jeune fille, dont la silhouette légère et gracieuse se profile un peu vaguement dans l’ombre du cabinet. La figure d’enfant de cette jeune fille semble exprimer une mélancolie profonde.

— Pardonne-moi, père, de te déranger. Je viens, dit la jeune fille pour s’excuser, prendre les journaux du soir.

— Les journaux ? Certainement. Tiens, Violette, ils sont là, tous, je crois, le Daily News, le Telegram, le Herald…

En même temps que ces paroles Harold Spalding réunit quelques journaux éparpillés sur sa table de travail et les remet à sa fille.

— À propos, ajoute-t-il, un ami m’a remis aujourd’hui une découpure de journal français que voici. Tu y liras un éloge superbe du rôle que joue la Grande-Bretagne dans la guerre européenne. Ah ! c’est magnifique ! On ne peut dire les choses avec plus de justesse ! On ne peut mieux rendre justice à notre grand Empire ! Avant toute chose je t’engage à lire cet article, un article qui a d’autant plus de poids qu’il vient d’une plume française. Ah ! une plume superbe, elle aussi ! N’est-ce pas que tu me promets de lire cet article ? Et puis, tu m’en diras des nouvelles… hein, ma petite Violette ?

— Je te le promets, père… je le lirai tout à l’heure après que j’aurai causé cinq minutes avec toi.

La jeune fille a prononcé ces paroles avec une telle tristesse dans le ton de sa voix que Harold demeure tout surpris.

D’habitude Violette Spalding est souriante ; et, gaie par tempérament, elle aime le rire sonore et joyeux.

Elle prend souvent plaisir à taquiner son père sur certaines questions de politique, elle le contrecarre, soutient des thèses tout à fait opposées aux siennes.

Lui, très souvent finit par se fâcher. Violette, alors, se met à rire de tout son cœur, puis elle embrasse son père bien tendrement, le [illisible] et le ramène toujours à la bonne humeur.

Et après ces petites colères, ces emportements, il semble à Harold qu’il aime davantage cette enfant qu’il adore !

Puis il la repousse avec une douce affection en disant sur un ton demi fâché :

— Laisse-moi, folle… tu finiras par me brouiller avec ma fille !

Elle alors, cette Violette, se met à rire plus fort, elle donne une ou deux petites tapes amicales sur cette tête chauve, et se sauve en laissant retentir après elle son rire espiègle.

Mais ce soir-là, Harold peut lire sur la face de Violette une souffrance dont il souffre, et son inquiétude dont il est lui-même inquiété.


Violette Saplding a vingt-trois ans.

C’est une blonde, dont la tête s’auréole d’une chevelure rousse aux teintes de cuivre, — une chevelure épaisse, lourde, massive, sous laquelle se détache nettement une physionomie ouverte, douce, intelligente. La fraîcheur de son teint et du rose de ses joues s’allient harmonieusement avec l’incarnat humide de ses lèvres. C’est une fleur que deux grands yeux d’azur — deux soleils — que pleins d’effluves mystérieux éclairent et réchauffent, et de ces grands yeux on voit jaillir le rayonnement d’une âme pure et généreuse.

Violette adore le badinage ; mais, au fond c’est une jeune fille sérieuse, très sérieuse même, qui sait raisonner, qui peut émettre une opinion, la soutenir et la défendre à l’occasion.

Depuis la mort de sa mère, Violette, unique enfant, dirige la maison. Tâche assez facile pour elle parce que Harold reçoit peu, et parce que aussi Violette n’est pas mondaine. Elle aime s’occuper d’œuvres de charité, et avec les promenades en auto, la musique, la lecture et, quelques fois, le théâtre, elle trouve moyen de passer sa vie plus agréablement que bien de ces riches désœuvrés qui s’ennuient en ennuyant les autres.

La jeune fille jouit d’une liberté presque entière : elle sort, rentre à l’heure qu’il lui plaît, sans que son père, qui, du reste, a une confiance aveugle en elle, s’en inquiète.

Et elle n’est pas timide, cette Violette : si elle a quelque chose sur le cœur, il faut qu’elle le dégage ce cœur, qu’elle dise ce qu’elle a à dire.

Voilà donc, en quelques mots, ce qu’est Violette Spalding.


Ce soir Harold regarde sa file et s’étonne un peu de cet air tout drôle qu’il ne lui connait pas. Aussi lui demande-t-il d’une voix douce :

— As-tu quelque chose qui te chagrine, Violette ? Qu’est ce donc qui ne va pas ?

— Père, ce qui me chagrine, c’est cette lettre que tu viens d’écrire.

— Cette lettre ?… s’étonne davantage le millionnaire.

— Oui, père.

— Mais ma chère enfant, en quoi cette lettre peut-elle être une cause de chagrin pour toi ?… Au fait, il n’y a pas de mal à te le dire : tout simplement j’envoie son congé à cet instituteur, à ce Marion, qui ne cesse de se moquer de nous.

— Il ne cesse de se moquer de nous, dis-tu ? commença Violette avec une inquiétude qui la fit pâlir.

— Oui, de nous… c’est à dire de tout ce qui est anglais, de tous ceux qui ne pensent pas comme il pense ce monsieur-là. On me dit qu’il a répété bien haut et à diverses reprises que jamais on empêcherait l’enseignement du français dans notre province, que les trois commissaires nommés par le ministre de l’Instruction Publique étaient des ignorants et des imbéciles, que les Anglais d’Ontario étaient du plus crasseux fanatisme, et les Orangistes d’ignobles anarchistes, tous gens de corde et de sac…

— Ah ! il a dit tous cela !… balbutia Violette très pâle.

— Et bien d’autres insultes encore.

— Es-tu certain, au moins, que Jules Marion a répété toutes ces insultes ?

— Certain s’écria Harold en s’animant. J’ai des amis digne de toute foi qui l’ont entendu de leurs oreilles, des gens honorables qui sont prêts à témoigner contre ce sale individu.

— Des gens honorables ! sourit Violette avec une légère ironie. Oui, je les connais ces gens-là : des menteurs, des calomniateurs… Sont-ce de telles gens que tu appelles « honorables » ?

— Qu’est-ce à dire, Violette ? gronda Harold.

Elle, sans se troubler :

— C’est à dire, père, que je connais trop bien Jules Marion pour le croire l’auteur des insultes que tu lui imputes « de auditu », où mieux que lui imputent tes amis, tes gens honorables. Je sais Jules Marion trop généreux pour outrager même ses pires ennemis. Non, père, n’ajoute pas foi aux dires de ces gens : la calomnie nait de la rancune, de l’envie ou de la haine. Je te jure que Jules Marion n’a jamais eu sur ses lèvres de pareilles injures !

— Comme tu le défends !… fit Harold, tout surpris d’une telle ardeur.

Un peu de rouge empourpra subitement les joues pâles de la jeune fille. Mais elle ne perdit pas contenance ; et ce fut d’une voix calme et ferme qu’elle poursuivit :

— Je le détends, parce que j’aime la justice, parce que, père, tu m’as appris à être juste. Je rends justice à Jules Marion qui, aux dires de tes gens honorables, a tous les torts, et plus spécialement ceux d’être un canadien-français, un catholique, et un homme instruit et intelligent.

Harold considérait sa fille d’un regard singulier. Sur ses lèvres s’imprimait un sourire, énigmatique auquel s’ajoutait un peu d’ironie.

Et comme sous ce regard persistant Violette paraissait enfin se troubler, son père lui dit d’une voix basse et profonde.

— Violette, tu me fais penser que ce garçon ne t’est pas indifférent !

— Que veux-tu dire ? interrogea Violette émue.

— Ceci : aimerais-tu, par hasard, un individu de ce calibre ?

Par un effort de volonté sublime, la jeune fille reprit sa tranquillité ordinaire et répliqua :

— Père, je t’assure que ce jeune homme mérite toute ta sympathie.

— Tu ne réponds pas à ma question, réprimanda Harold dont les sourcils se fronçaient.

— Père, répondit Violette d’une voix plus ferme, j’aime tout ce qui est bon, brave, intelligent, généreux. J’aime ce garçon parce qu’il est admirable ; je l’estime parce qu’il est digne de l’estime de tous les honnêtes gens !

— Allons ! exclama Harold dont la figure se dérida, ta réponse me rassure un peu. Toutefois, je profite de l’occasion pour te dire, Violette, que je serais désespéré… Je ne sais pas ce que je ferais… s’il me fallait apprendre et savoir que la fille de Harold Spalding s’est enamourée d’un canadien français, d’un voyou de l’espèce de Jules Marion.

Violette eut à ses lèvres un sourire mystérieux. Puis elle courut s’asseoir sur un bras du fauteuil de son père entourer son cou et lui murmura avec une câlinerie adorable :

— Père, ne pense donc pas de telles choses tu sais bien que je t’aime trop pour jamais te désespérer !

Et elle l’embrassait bien fort, le caressait en lui chuchotant mille choses douces, affectueuses. Et lui, à présent, souriait, il était apaisé, content, heureux !

Ah ! l’adorable enfant !

Dans ces moments-là, Harold eût pardonné à sa Violette les plus grandes fautes, si cette enfant eut été capable de commettre une faute !

Et puis, elle, cette câline, cette charmeuse cette cajoleuse, comme elle savait le prendre ce bourru, cet emporté, ce brutal !

Quand elle le vit bien tranquille, serein, gai presque, elle demanda entre deux baisers :

— Mais comment se fait-il que tu le détestes tant que ça, ce pauvre garçon ?

— Ah ! oui, ce pauvre garçon ! ricana Harold. Le détester, moi ?… Mais pas du tout. Je n’éprouve jamais que du mépris pour des gens de cette sorte.

— Père, ne cherche pas à me donner le change ; moi, je sais que tu le détestes très fort que tu le hais terriblement, et que tu lui en veux énormément !

— Qui te fais supposer ?

— Et puis, veux-tu que je te dise pourquoi tu l’exècres tant ?

— Dis !

— Parce que c’est le protégé, comme l’enfant adoptif de l’abbé Marcotte.

— Ah ! bah, que vient faire l’abbé Marcotte dans cette carriole ?

— Tu hais Jules Marion, poursuivit Violette toujours souriante, toujours câline, parce que tu hais l’abbé Marcotte. Et tu détestes tu abhorres l’abbé depuis le jour où il a combattu ta politique, où il s’est dressé avec succès contre certains candidats que tu appuyais.

— Folle ! ricana le millionnaire.

— Soit. Mais tu ne peux nier, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! c’est vrai. Seulement, tu ignores que cet abbé Marcotte est l’ennemi le plus acharné des Anglais. C’est cet homme qui a inoculé des sentiments de haine au cœur de ce jeune homme, son enfant adoptif comme tu dis.

— Supposons que l’abbé Marcotte est notre ennemi le plus mortel — supposition que je ne peux admettre comme vérité — pourquoi je me le demande, faire retomber sur un pauvre instituteur, l’unique soutien d’une pauvre vieille mère aveugle et d’une pauvre sœur un peu infirme ? Oui, pourquoi le poursuivre d’une rancune que tu éprouves contre un autre ? Est-ce d’un homme sensé ?

Harold échappa un geste d’impatience.

— Décidément, ma petite Violette, dit-il sur un ton sarcastique, tu te mêles là d’affaires qui ne te regardent pas, je pense !

Mais elle, l’embrassant plus fort :

— Père, il y a encore autre chose que j’ai observé…

— Quoi donc, petite folle ?

— Je m’aperçois que, depuis quelques mois, tu prends à partie tout ce qui est canadien et français ? Ces Canadiens, pourtant, sont nos compatriotes, des sujets britanniques comme nous, loyaux à l’Empire…

— Loyaux ! interrompit Harold avec un rire de mépris. Ils le prouvent bien !… Alors que l’Empire est en danger, quand ces canadiens devraient tout sacrifier pour sa défense, ils se croisent tranquillement les bras pour dire : Qu’elle s’arrange l’Angleterre !… Tu appelles ça de la loyauté, toi ? Quand à l’appel des clairons nos fils ont répondu avec toute l’ardeur du plus pur patriotisme, eux, ces mêmes Canadiens, n’ont seulement pas bougé d’une semelle ! Et cela s’appelle de la loyauté ?

— Tu sembles oublier, père, qu’il y a actuellement sur le front de bataille deux bataillons de Canadiens-français.

— Oui, parlons-en… une couple de mille hommes… quand leur population est à l’égal de la nôtre… quand ils devraient être cinquante mille au moins ! Que dis-tu de cela, Violette ?

— Je dis que s’il n’est point cinquante mille Canadiens-Français sur le front de bataille, il n’est pas non plus cinquante mille Canadien-anglais. Observe, père, que nos bataillons là-bas sont composés pour la plupart d’Anglais immigrés en Canada et aux États-Unis, de diverses nationalités étrangères et de plusieurs centaines, sinon des milliers, de Canadiens-français dont l’éparpillement parmi nos bataillons ne peut constituer un nombre dans son entité. Mais ajoutons-les aux deux mille que tu leur alloues, et je pense que le nombre de Canadiens-français faisant actuellement le coup de feu ne restera pas bien loin en arrière de celui de nos Canadiens-anglais. Et toi, à ton tour, que dis-tu de cela ?

— Violette, gronda Harold, tu vas finir par m’agacer !

— Et puis, père, ce qui m’étonne, c’est de savoir que tu admires tant la France, sa langue, ses institutions, la valeur de ses belles et héroïques armées, et que pour ses descendants, tu sembles n’avoir que du dédain ?

— Du dédain ! ricana Harold, tu n’as pas le mot qui complète ma pensée. Mais qu’importe ! Oui, j’admire la France, mais je ne peux admirer ses descendants canadiens qui sont des dégénérés, n’ayant conservé du peuple français que la langue. Ah ! s’ils étaient les vrais fils de cette terre française, on ne les appellerait pas à l’enrôlement : ils se précipiteraient d’eux-mêmes, ils réclameraient des fusils, ils exigeraient qu’on les conduise à la bataille, qu’on les jette contre les Allemands ! Le font-ils ?

— Peuvent-ils le faire, riposta Violette avec une noble ardeur, lorsque nous les harcelons sans cesse, quand nous les traitons comme des commis, quand nous voulons leur enlever ce qu’ils ont de plus cher : leur foi, leur langue ? Peuvent-ils se battre sous des drapeaux qui se déploient en drapeaux ennemis ? Père, tu sais bien que tu ne leur rends pas la justice qui leur est due. Oui, donne-leur cette justice qu’ils réclament, et tu les verras réclamer des fusils, et tu reconnaîtras que nos compatriotes de race française sont toujours les vrais descendants du vaillant et noble peuple de là-bas. Traitons-les en amis, en frères, et tu verras !

— Observe, Violette, qu’ils sont en pays anglais et qu’ils sont censés se conformer aux lois et usages du peuple qui les domine !

— Tu n’observes pas, père… Oh ! ne te fâche pas… Et avec ces paroles elle déposait deux gros baisers sur la tête chauve de son père… Non, tu ne sembles pas observer que ces canadiens se sont soumis conditionnellement : c’est-à-dire que leurs mœurs seraient respectées, ce à quoi nous nous sommes engagés. Or, qu’est-il de plus respectable que la langue et la foi d’une nation ? Ensuite, observes-tu que ces colons français sont par priorité, plus chez eux dans ce pays qu’ils ont fondé que nous ne sommes chez nous ? Observes-tu, père, que ces Français sont toujours et seront sans cesse en terre française ? Quoi que nous faisons, ce Canada gardera toujours l’empreinte de son passé français, parce qu’il est justement encore des Français pour conserver fatalement et courageusement cette empreinte !

— Je te dis, moi, que nous effacerons l’empreinte et le passé en effaçant la race !

— C’est une race qui demeure toujours et quand même ! Un siècle et demi d’efforts n’a pas même entamé la racine ! La race croit toujours, plus vigoureuse, plus forte, plus invulnérable. Il est insensé de s’y attaquer davantage ! Vous perdez votre temps à faire une lutte inutilement cruelle, jamais vous ne réussirez à éteindre la vie française au Canada, pas plus que vous n’éteindrez la religion catholique !

— Jamais ! Attends et tu verras. Mais c’est assez de ce bavardage, Violette, ajouta brusquement Harold Spalding en repoussant sa fille. Laisse-moi, car je sens que je finirai par me fâcher tout à fait !

Violette, pourtant, ne s’éloigna pas. Elle esquissa un sourire mélancolique et murmura à ses lèvres pâles :

— Père, tu ne m’aimes plus !

— Violette, ne m’outrage pas d’un tel reproche ! Ne t’ai-je pas maintes fois fournis la preuve de mon affection paternelle ? Ne te donné-je pas chaque jour cette preuve de mon amour pour toi ? Parle !

— Oui, c’est vrai. Néanmoins j’exige une nouvelle preuve de cet amour ce soir encore.

— Que veux-tu dire ?

— N’envoie pas cette lettre… déchire-la sous mes yeux !

— C’est un caprice étrange !

— Qu’importe ! Satisfaits ce caprice !

— Tu es folle !

— Père guéris la folie de ta fille !

— Ah ! Violette, ne m’oblige pas à te causer une peine dont je souffrirai beaucoup !

— Père, n’envoie pas cette lettre ! supplia Violette.

Et c’était une prière si douce, si triste !

Pourtant, Harold Spalding s’emporta tout à fait.

— Violette, s’écria-t-il d’une voix dure, je te dis que cette lettre parviendra à son destinataire. Retire-toi, je le veux.

En même temps il pesa sur un timbre.

La minute suivante un domestique raide et guindé se présentait et venait s’arrêter à deux pas de Harold, dans une attitude toute militaire.

Harold mit la lettre sous enveloppe, la cacheta, écrivit la suscription d’une main agitée.

Violette le considérait avec une physionomie toute désespérée.

Harold la regarda, et de ses yeux bleu d’acier des éclairs jaillirent.

— Violette, fit-il sur un ton concentré qu’un commencement de colère faisait légèrement trembler, je t’ai dit de te retirer !

Il ajouta, tendant la lettre au domestique :

— Jack, faites jeter cette lettre à la poste !

— Père !… s’écria Violette avec un geste d’irrésistible supplication et en arrêtant le bras de son père.

— Violette !

— Père, père, je t’en supplie !

— Violette ! répéta Harold avec plus de colère.

Elle alors, avec une audace héroïque, arracha la lettre des mains du valet qui venait de la saisir, et s’écria avec une joie triomphante :

— Père, tu ne commettras pas une injustice ! Cette lettre, je la déchire !

Harols poussa un rugissement de fureur. Et bondissant jusqu’à la jeune fille, il saisit violemment ses deux poignets qu’il serra à les briser.

Sous la brutale et douloureuse étreinte Violette échappa la lettre.

Et lui, le père, la face congestionnée, les yeux sanglants, les lèvres livides, gronda d’une voix sourde et tremblante :

— Folle… tu es folle, te dis-je ! Oui, vraiment, folle !

Elle, pâlissant davantage, bégaya :

— Père, tu me fais mal !

D’un geste brusque Harold laissa retomber les deux poignets bleuis.

Violette ferma les yeux… puis, elle tomba lourdement sur le tapis du cabinet de travail.

Alors, Harold Spalding ramassa la lettre, la tendit au valet qui n’avait pas bougé d’un cheveu durant cette scène étrange, et commanda sur un ton impérieux :

— Allez !