La revanche d’une race/02

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L’Étoile du nord (p. 15-21).

II

CHASSÉ


Par petits groupes les écoliers ont quitté la classe, non avec leurs cris joyeux coutumiers, leurs babillages enfantins, leurs rires clairs et retentissants ; ils sont sortis de la classe, ce jour-là, avec une physionomie morne… ils sont partis sans bruit, ne laissant flotter derrière eux qu’un vague murmure. Plusieurs, d’assez loin, ont jeté un dernier et long regard vers l’école solitaire et de ce regard s’est envolé comme un mélancolique adieu.

Maintenant, dans la grande salle déserte, avec ses petits pupitres bien alignés, ses tableaux noirs aux murs, ses cartes géographiques au cent couleurs, son grand Christ en plâtre d’une blancheur immaculée accroché au mur derrière le pupitre du maître… oui, dans cette tiède et douce chaleur qu’y a laissée la gent écolière, l’instituteur demeure seul.

Les coudes sur le bord du pupitre, la tête dans les mains, Jules Marion s’absorbe en de douloureuses pensées.

On le chasse de cette école, comme on peut chasser un laquais qui nous a déplu.

Car devant lui s’étale, tout ouverte, la lettre de Harold Spalding ! Néanmoins, quelques minutes plus tard, pour s’assurer qu’il n’est pas sous l’empire d’un rêve monstrueux, le maître d’école relit lentement cette lettre.

Et pendant qu’il lit, une souffrance énorme crispe les traits délicats de son fier visage.

Ah ! c’est qu’elle est outrageante cette lettre écrite avec une froide politesse !

Ah ! C’est qu’elle est abominable, cette lettre qui dit :

Monsieur,

Pour obéir aux décisions prises par notre Commission et en vertu de raisons de force majeure, vous êtes prié de donner votre démission au reçu de la présente. Il est entendu que cette démission prendra effet dès maintenant. Votre école sera close et vous devrez en informer vos élèves. Et notre Commission espère, Monsieur, que vous vous conformerez à la décision prise et que, avec votre lettre de démission, vous nous retournerez la clef de l’école.

Agréez, Monsieur…

Harold Spalding,
Président.

On ne pouvait être plus explicite.

Chassé !

Ah ! comme cette pensée torture l’âme franche et loyale de Jules Marion !

Qu’a-t-il fait de répréhensible pour qu’on le chasse ?

Rien… il n’a rien à se reprocher. Sa conscience est parfaitement tranquille. Il n’a toujours fait que son devoir. Depuis cinq ans il a tenu sa classe avec une assiduité et un zèle remarquables.

Il est aimé de ses élèves, très estimé de leurs parents et de tous les honnêtes gens qui le connaissent.

Garçon rangé, sobre et travailleur, Jules Marion est digne de toute confiance.

Il a trente ans. Son physique est agréable : le teint mat de son visage est éclairé par les éclats de deux grands yeux noirs qu’ombragent des sourcils d’un dessin parfait. Une petite moustache noire, très soyeuse, aux pointes toujours soigneusement effilées, donne à sa figure une expression de noble énergie.

Enfin, grand et bien découplé, il possède cet air d’élégante distinction qui plaira toujours aux regards féminins.

Fils d’un pauvre menuisier mort depuis de longues années, Jules, dès son jeune âge, s’est fait aimer de son curé, l’abbé Marcotte, dont il a été le servant de messe.

Le curé avait remarqué dans ce gamin de douze ans une intelligence précoce.

Après la mort du menuisier, quand il vit la veuve aller en journées pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses deux enfants, Jules et Angèle, avait décidé de s’intéresser à ce gamin.

L’abbé Marcotte était à peu près sans famille. Il n’avait plus que des parents fort éloignés dont il avait perdu la trace.

C’était un prêtre très charitable, très généreux, désintéressé tout à fait des biens de la terre.

Aimant à vivre modestement, il abandonnait à sa paroisse une bonne part de ses revenus. Et c’est à même ces revenus qu’il résolut d’entreprendre les frais d’instruction du petit Jules : il en ferait ce que Dieu voudrait.

Jules aimant l’étude, tout alla bien : il travailla, il apprit, il s’instruisit. Si bien que plus tard il finissait toutes ses études avec une très grande distinction.

Il avait alors vingt-quatre ans.

Tout d’abord, l’abbé Marcotte avait cru découvrir dans son jeune protégé des dispositions pour la prêtrise. Plus tard, il avait trouvé chez le jeune homme des idées tout à fait différentes ; il avait cru entrevoir que Jules possédait des goûts prononcés pour l’enseignement laïque.

Mais le jour où le jeune homme eut terminé ses études, l’abbé Marcotte voulut en avoir le cœur net.

— Eh bien ! mon garçon, demanda-t-il avec un accent vraiment paternel, qu’est-ce que nous avons l’intention de devenir ?

Jules secoua la tête.

— Monsieur l’abbé, répondit-il, vous me posez justement une question que depuis assez longtemps je débats avec moi-même ; je n’ai pu m’arrêter encore au choix définitif d’une carrière.

— Oh ! oh ! fit le prêtre, qui demeura méditatif.

— Monsieur le curé, reprit Jules Marion, vous savez toute la gratitude que j’ai pour vous, et c’est par crainte de vous paraître un ingrat que je n’ai pas encore décidé de ma carrière. Franchement je vous l’avouerai, j’ai redouté de détruire une espérance que vous auriez peut-être conçue à mon sujet.

— Ah ! mon cher ami, répliqua vivement l’abbé, il ne faut pas avoir de ces craintes. Je n’ai jamais songé à influer son ton avenir, et Dieu me garde de le faire jamais ! Jules, il faut suivre tes goûts, tes aptitudes, tes inclinations… aller là où tu te sens appeler, profiter et faire profiter le plus possible tes compatriotes, ton pays, ta religion, de la belle instruction que tu as acquise. Je m’empresserai d’approuver ton choix, certain que tu auras bien choisi.

Le jeune homme avait alors demandé un délai, le temps de plus ample réflexion… qu’il s’étudierait… qu’il chercherait.

Et l’abbé Marcotte avait répondu :

— Mon enfant, pour mieux choisir, il n’y a rien comme le voyage. Ça consolide l’instruction, ça donne des idées nouvelles, ça ouvre a l’esprit des horizons inaperçus et insoupçonnés. Enfin, le voyage, selon moi, c’est ce qui achève tout à fait l’instruction… c’en est le vernis ! Ah ! le voyage !… s’écriait-il comme il a manqué à beaucoup d’autres également ! Mon garçon, ajouta l’abbé, je ne veux pas faire les choses, à moitié : tu vas aller faire un voyage, là où tu voudras. Néanmoins, je te conseillerai un peu d’États-Unis, pas mal de France, beaucoup d’Italie.

Disons que l’abbé Marcotte était un fervent admirateur de la terre de Raphaël.

Et Rome, donc !

Il était allé à Rome une fois.

Ah ! de Rome, de la Ville Éternelle comme il gardait un ineffable et pieux souvenir !

Et puis, il avait visité Naples, Milan, Florence et d’autres, et il était revenu en Canada enthousiasmé.

Au retour d’Italie, il avait traversé Nice, Marseille, Lyon, Versailles et Paris ; mais toutes ces belles villes de France n’avaient dans son esprit rien de comparable aux villes de la Péninsule Italienne.

En dépit de tout l’attrait qu’avait pour lui ce voyage, Jules avait trouvé des objections. La première était l’énorme dépense que ce projet entraînerait. Jules il est vrai, était un économe par tempérament, et tout en ménageant il présumait que ce voyage aplatirait joliment la bourse du bon prêtre ; car l’abbé Marcotte n’était pas un millionnaire.

Mais il est vrai aussi que, tout au tréfond de lui-même, Jules se promettait bien de ne pas dépenser un sou inutilement… pas un sou qui ne lui portât profit, qui ne lui acquit une connaissance utile.

Il voyagerait donc, puisque le brave prêtre semblait tenir tant, oui, Jules voyagerait, mais très modestement. Oh ! il n’était pas fier, ce Jules ! Il se proposait même de marchander tout ce qui se pourrait marchander, sans toutefois faire le mesquin, bien entendu !

Oui, Jules Marion partirait en voyage parce que l’abbé Marcotte détruisait toutes les objections… et c’est ainsi qu’il fut absent cinq mois.

Le jeune homme revint au pays avec une idée unique pour carrière : l’enseignement !

Il se ferait d’abord instituteur d’écoles primaires… il commencerait par le plus bas échelon. Et puis il travaillerait, il étudierait pour y arriver — ah ! quand cela prendrait vingt ans ! — à l’enseignement supérieur !

Au retour de Jules, il s’était trouvé qu’une institutrice, pour des raisons de santé, avait abandonné la direction d’une école primaire, et par l’influence de l’abbé le jeune homme avait obtenu la position.

Au moment où débute cette histoire, c’est-à-dire après cinq années de travail et d’étude, Jules Marion, avec ses économies, se disposait à aller bientôt suivre des cours spéciaux à Paris. Alors il se lancerait dans le haut enseignement…

Mais voilà que la lettre de Harold Spalding venait faire crouler l’édifice si cher et si péniblement élevé !

Chassé !… Ah ! quelle pensée affreuse au cœur d’un homme qui n’a fait toujours que son devoir !

Mais pouvait-on légalement le chasser de cette école ?… une école soutenue par les deniers d’un groupe de Canadiens-Français ? Il est vrai que Jules Marion détenait son diplôme du département de l’Instruction Publique, que son poste lui avait été accordé par la Commission des Écoles Bilingues sous la surveillance des inspecteurs du département, et que ce même département pouvait, en aucun temps mettre fin au contrat d’engagement intervenu entre la Commission des écoles et l’instituteur.

Pourtant, lorsque cette Commission des écoles avait suspendu, faute de rentrée de contributions, le traitement des instituteurs, — lorsque ces derniers, se voyant impayés depuis près de quinze mois, résolurent d’abandonner une situation qui ne leur rapportait que la crève-faim, Jules Marion décida de suivre l’exemple général.

Mais alors, le groupe soutenant l’école de Jules résolut de se rendre directement responsable du salaire du jeune homme, après lui avoir payé en entier ce que la Commission n’avait pu faire, et Jules Marion le seul peut-être des instituteurs de la Capitale, put continuer sa classe.

Pendant que des milliers d’enfants battaient journellement le pavé d’Ottawa, les quarante élèves de Jules Marion continuaient de recevoir l’éducation première.

Or, voila que l’instituteur, qui ne relevait en aucune façon — pas même financièrement — de la nouvelle Commission, était brutalement chassé par cette même Commission !

Avait-on droit-là ?

Mais déjà Jules préférait se soumettre sans récriminer, espérant que le malentendu allait disparaitre tôt ou tard, et que les écoles rouvriraient leurs portes closes.

Et puis, il aimait, ce Jules, ce grand garçon à figure un peu sévère… oui, il aimait ardemment, éperdument ! Et voilà encore, par l’un de ces hasards inouïs, que celle qu’il aime jusqu’à l’adoration peut-être est précisément la fille de l’homme qui le chasse aujourd’hui comme un être dangereux !

Ah ! quelle torture !

Il lui faudra quitter son école, ses élèves, — ses petits enfants, comme il se plaisait à les appeler, — oui, il lui faudra tout quitter… et quitter — ah ! démence ! — oui quitter Violette ! C’est-à-dire chasser cette fleur de son cœur, l’arracher de son souvenir, l’éloigner de sa pensée !

Ah ! s’il n’était pas un homme, comme il pleurerait !

Il pleurerait, comme il a vu pleurer tout à l’heure ses petits enfants, quand il leur faisait ses adieux. Oui, dans leurs petits yeux étonnés Jules avait surpris des larmes… ces larmes, il les avait vues peu après couler sur leurs joues pâles, et ces larmes d’enfant avaient rejailli sur son âme comme des laves brûlantes !

Ah ! crucifiement !…

Au moment où ces pensées torturantes assiégeaient l’esprit du jeune homme, celui-ci tout à coup, sentit une main peser sur son épaule.

Il tressaillit violemment, leva brusquement sa tête pâle, et balbutia ces mots avec surprise :

Ah ! c’est vous… monsieur l’abbé !

Mais en même temps aussi une lueur de joie et d’espoir parut illuminer ses sombres prunelles.

Un prêtre était là debout, tout près du jeune homme, et ce prêtre considérait avec une tendresse toute paternelle le pauvre maître d’école.