La revanche d’une race/03

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L’Étoile du nord (p. 21-26).

III

LE CONSOLATEUR


Ce prêtre, c’était l’abbé Marcotte.

Très grand, et d’une maigreur excessive, il ressemblait, serré dans sa longue robe noire un peu roussie par le temps, un peu luisante par l’usage, — dans cette robe noire qui moulait ce grand corps osseux et vieilli, mais plein de vaillance encore, — il ressemblait, disons-nous à un squelette vivant.

Et quelle figure !

Une figure, comme on dit, taillée en lame de couteau.

Une face terreuse, un teint bilieux, des lèvres décolorées… Mais une physionomie expressive, énergique et intelligente.

Oui, une figure osseuse, avec un crâne à cheveux blancs et longs rejetés en crinière sur la nuque.

Une chevelure léonine !

Et puis, sous un front haut, large et bombé, sous de très gros sourcils grisonnants, brillaient ardemment des yeux gris… rieurs et doux ou sévères et graves.

Enfin, son nez long, mince et droit, surplombait une bouche large aux lèvres pâles et un menton allongé et pointu.

C’était une de ces figures de douceur et d’énergie à la fois, au profil puissant, comme en ont consacré le souvenir certains estampes des siècles derniers.

Deux années auparavant la maladie avait contraint l’abbé Marcotte d’abandonner sa cure. Son évêque et son médecin lui avaient conseillé le climat de la Floride. Mais lui n’avait pas voulu s’éloigner de sa paroisse. Il avait acheté une petite maison dans laquelle, avec son sacristain, Pascal, il vivait très modestement.

Ce Pascal, vieux célibataire et homme de tous métiers, ne voulant pas quitter son curé, lui avait demandé de le garder en guise ou à titre de « servante ». Car Pascal entendait comme pas une femme, le soin du ménage et de la cuisine. On disait même qu’il réussissait très bien certains plats de sa composition, dont on vantait fort la succulence.

Donc sur la prière de Pascal l’abbé Marcotte avait répondu en riant :

— Ma foi, mon vieux Pascal, puisque tu y tiens, je t’autorise à devenir « ma maîtresse de maison et ma cuisinière ».

Et Pascal, tout heureux et fier, s’était mis à l’œuvre.


L’abbé Marcotte avait considéré l’instituteur avec une expression d’infinie douceur.

— Jules, dit-il enfin d’une voix grave, que signifie ce désespoir qui fait que je ne te reconnais plus ?

— En effet, je suis désespéré, répondit le jeune homme d’une voix sourde. Ah ! monsieur l’abbé, si vous saviez seulement ce qui m’arrive !

— Je m’en doute, répliqua le prêtre d’une voix triste. Des enfants que j’ai rencontrés m’ont parlé d’adieux que tu leur as faits. Ils m’ont dit que l’école serait fermée. Alors, anxieux, impatient de savoir au juste ce qui se passait, je suis accouru… Et tout de suite, à ton air, j’ai compris que les enfants ont dit la vérité.

— Et voici qui confirme cette vérité, fit Jules en tendant à l’abbé la lettre de Harold Spalding.

L’abbé lut lentement et silencieusement.

Sa figure demeura froide et grave.

Puis, la lettre relue, il la mit tranquillement dans la poche de sa soutane.

— Qu’en voulez-vous faire ? interrogea le jeune homme intrigué.

— Je ne sais pas. Peut-être n’en ferais-je jamais rien du tout. Peut-être me servira-t-elle à quelque chose ! Qu’importe ! Nous verrons plus tard. Pour le moment, parlons de toi puisque c’est de toi qu’il s’agit. Que vas-tu faire ?

— Mais que voulez-vous que je fasse, sinon me plier aux ordres qu’on me donne : envoyer ma démission, remettre la clef de l’école, partir.

— Soit, tu enverras ta démission telle qu’exigée, mais pas la clef de l’école.

— Pourquoi pas la clef ? fit Jules très surpris.

— Parce que cette clef, tu vas me la remettre à moi. Parce que l’école ne sera pas fermée. Parce que moi je te remplacerai à ce pupitre et continuerai la classe.

— Vous, monsieur l’abbé !

— Oui, moi. Du reste, cette école nous appartient. Et puis, ce sera le moyen peut-être de savoir au juste ce qui se brasse dans la marmite orangiste, et aussi ce que cet Harold Spalding te veut. Car ces raisons de force majeure, dont parle la lettre, ne sont qu’un prétexte sous lequel se dérobe une rancune personnelle, un prétexte qui veut cacher une haine contre la nationalité, contre ta religion. Que veut donc Harold Spalding ? Un instituteur de son choix sans doute ?… Un Ontarien anglais probablement ?… Un orangiste à coup sûr ?… D’ailleurs, je lui mettrai un mot à la poste pour le prévenir que je te remplace temporairement. Nous ne pouvons laisser ces enfants sans école, c’est de notre devoir de maintenir la classe. Plus tard, nous verrons.

— Pensez-vous, interrogea timidement Jules Marion, que Harold Spalding a quelque haine personnelle contre moi ?

— Je le pense, sans l’affirmer.

— Mais pour quelle raison ? Que lui ai-je fait ?

— Peut-être, répondit lentement l’abbé pendant que ses yeux gris se rivaient profondément dans les yeux du jeune homme peut-être, Jules parce que tu aimes sa fille !

— Violette !… s’écria Jules Marion en tressaillant.

— Oui, Violette Spalding I

— Mais comment pouvez-vous dire que j’aime Violette ? demanda encore Jules souriant et rougissant.

L’abbé eut à son tour un sourire mystérieux sur ses lèvres minces et blêmes.

— Je l’avais deviné, répondit-il simplement.

— Vous m’en faites un crime, peut-être ? hasarda timidement Jules Marion.

— Ah ! non !… protesta l’abbé avec un bon sourire.

— Ou bien : vous vous dites « Quelle folie de prétendre — lui, un va-nu-pieds, — à la main de la plus riche héritière d’Ottawa ! »

— Ça non plus ! se défendit l’abbé toujours très souriant.

— Peut-être, me pensez-vous capable de convoiter une fortune ?… que sais-je ?

— Jamais.

— À coup sûr vous me blâmez, au fond, de m’être laissé aller à un amour que vous désavouez ?

— Mon fils, répondit l’abbé avec une tendresse profonde, je ne désavoue rien. Car je sais — ou mieux, je crois savoir, — que le cœur humain a de ces envolées mystérieuses, puissantes, irrésistibles, qu’on ne peut empêcher. Entre deux âmes bonnes et loyales il est des attraits qu’on ne pourrait arrêter, des liaisons qu’on ne pourrait briser, sans, du coup, briser les vies, sans briser les cœurs. Néanmoins il est pénible de constater que de tels liens se nouent entre des âmes de race étrangère, de croyance religieuse différente surtout. Ah ! mon fils, je ne veux pas décrier celle pour qui ton âme tressaille d’ardente allégresse, non. Je crois Violette tout à fait digne d’être aimé par un garçon tel que toi. Seulement, ce que je déplore, c’est le fait que cette bonne jeune fille soit l’enfant d’un orangiste, d’un ennemi terrible de notre religion et de notre nationalité française. Mon fils, tu aimes Violette non pour sa fortune, j’en suis sûr, mais parce qu’elle est bonne, généreuse et intelligente. Et c’est la première page du livre de la jeunesse, et c’est avec cette page-là en mémoire, au cœur, qu’on s’épouse. Mais survient bientôt l’heure où l’on sent la nécessité de passer à la seconde page. Or, à cette page on trouve des idées contraires aux nôtres, des opinions différentes souvent opiniâtres et récalcitrantes : on y trouve des choses qui nous étonnent d’abord, qui nous froissent et nous mortifient ensuite. Ou des choses qui, de ce moment, prennent toutes nos pensées accaparent tout notre esprit, le fatiguent, aigrissent… Et il arrive que ces choses, dont on souhaiterait ignorer l’existence, il arrive que ces choses produisent la défiance, enfantent le désaccord, amènent la séparation… Bref, c’est le malheur !

— Jules, ajouta l’abbé avec une douce gravité, réfléchis bien tandis qu’il est encore le temps… c’est tout ce que je demande à mon fils adoptif…

Puis, brusquement, comme s’il eût voulu apporter un dérivatif aux pensées douloureuses qui devaient assurément assaillir l’esprit du jeune homme, il poursuivit :

— Mon enfant, je t’ai demandé tantôt ce que tu allais faire, — c’est-à-dire quel sera le but de ta vie désormais ?

À cette question directe. Jules releva la tête, sa physionomie avait déjà revêtu une expression énergique, ses yeux noirs brillèrent d’éclats étranges et il répondit d’une voix :

— Monsieur l’abbé, je ne veux vous répondre immédiatement. Mais avant peu de jours vous saurez ce que j’aurai décidé, et j’ose espérer que vous approuverez ma conduite.

— Ah ! mon cher enfant, tu ne peux redouter un désaveu de ma part, sachant toute la confiance que j’ai en toi. Et je comprends en ce moment que tu imprimes une direction nouvelle à ta vie, et j’aime la résolution et le courage qui t’animent. Va mon fils, regarde l’avenir bien en face et n’aie pas peur ! Je ne sais pas au juste quel est le secret de ta pensée et de ton ambition, je ne devine pas tes projets ; mais ces projets, quels qu’ils soient, je les approuve à l’avenir. Et puis, je suis là, tu sais… Ma carcasse vaut peu de chose, j’en conviens ; mais tout ce qui constitue mon « ego » est à ton service.

— Merci, monsieur l’abbé, vos paroles me causent un bien aise inestimable. Ah ! pourquoi le monde n’est-il pas fait que d’hommes de votre trempe ? Pourquoi y a t-il tant de monstres humains ? Pourquoi Dieu a-t-il permis que cette terre, qu’il a créée, renferme dans son sein tant de mortels qui sont indignes de ressembler à son image ?

— Mon fils, dit l’abbé d’une voix sévère, n’accuse pas le bon Dieu. Ses actes sont impénétrables, et ce qu’il a fait est bien fait ! Ce serait une impiété et un outrage à la Divine Majesté de penser le contraire. Rien n’arrive que par la Volonté Céleste ! Sachons donc nous y soumettre et adorons le Grand Maître durant la tourmente comme pendant l’accalmie ! Et il ajouta : maintenant, mon fils, occupons nous de ta lettre de démission, et aussi de ma petite note que je veux adresser en même temps à M. Spalding. Ah ! monsieur Spalding, s’écria-t-il avec un accent déterminé, j’espère bien que le dernier mot n’est pas dit entre nous !…