La revanche d’une race/15

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L’Étoile du nord (p. 102-108).

XV

OÙ RANDALL ATTISE LA HAINE DE HAROLD SPALDING


Harold Spalding était sorti de sa taciturnité et de son mutisme.

Un matin, il s’était informé de la santé de Violette et, le midi, il avait dîné en compagnie de sa fille et d’une petite nièce, de Toronto, venue passer quelques jours dans la capitale.

Dès lors, sa physionomie soucieuse s’était illuminée, il avait reconquis sa liberté d’esprit, et paraissait avoir oublié les événements pitoyables qui, durant quelques jours l’avaient tant tourmenté.

Avait-il donc oublié sa haine contre Jules Marion et l’abbé Marcotte ? Avait-il abandonné ses projets de vengeances combinés et mûris pendant des jours et des nuits ?

C’est possible !

Car Harold, nous l’avons dit, s’emportait vivement, il avait la colère facile et terrible ; mais une fois l’orage passé, c’était fini, du moins en apparence.

Et puis Violette avait peut-être raison en disant que son père pouvait, dans un premier moment de colère, se laisser aller à la violence, à des actes peut-être irréparables. Mais cette colère tombée, elle croyait que son père oubliait ses menaces et regrettait des paroles ou des gestes qu’il n’eût pas osé dire ou faire de sang-froid et de propos délibéré.

En tout cas, la suite du récit nous renseignera probablement, et saura donner tort ou raison aux hypothèses précédentes.

Sur la fin d’un après-midi, au moment où Harold pénétrait dans son cabinet, le téléphone résonna.

C’était le docteur Randall qui demandait une entrevue, annonçant qu’il avait une communication tout à fait importante à faire au millionnaire.

Harold répondit qu’il était à sa disposition et l’attendait.

Une demi-heure après le docteur, toujours très soigné de sa personne, mais la mine quelque peu soucieuse, se présentait.

— Eh bien ! mon cher docteur, demanda Harold, il y a donc du nouveau ?

— Du nouveau un peu défraîchi… parut répondre avec humeur le docteur ; mais ce n’est pas ma faute si je vous l’apporte dans cet état : depuis cinq jours sous demeurez introuvable.

— C’est que j’ai été très pris par certaines affaires que j’avais un peu négligées. Mais ce nouveau ?… interrogea-t-il. Mettez-moi donc au courant de suite, — vous aiguisez rudement ma curiosité.

Le docteur se fit tout à coup un visage très surpris.

— Décidément mon cher ami vous m’étonnez !

— Moi !… s’écria Harold surpris à son tour par l’expression et les paroles de son interlocuteur.

— Sans doute, puisque vous paraissez avoir oublié notre affaire relative à Jules Marion.

Harold se renversa sur le dossier de son fauteuil, un sourire ennuyé passa sur ses lèvres, et, prenant ce ton bonhomie qu’il savait trouver dans les bons moments :

— Mon cher docteur, répliqua-t-il, ne pensez-vous pas nous devenons ridicules ? Vraiment je trouve qu’il n’appartient pas à des gens sérieux — à des gens de votre situation et de la mienne — de s’occuper d’un individu malpropre comme ce Marion.

— À votre aise — vous avez peut-être raison !

— N’est-ce pas ? Et puis à présent qu’il est parti avec son bataillon…

— Il n’est guère loin encore !

— À Québec… je l’avoue. Mais le bruit court que d’ici peu de jours aura lieu un embarquement de troupes, et parmi ces troupes, ce bataillon canadien-français. Tenez, mon cher docteur, si vous voulez m’en croire, mettons cette affaire de côté et n’en parlons plus !

— Soit, répondit froidement le docteur. Seulement, si vous apprenez un jour que Marion vous a enlevé votre fille, vous ne vous en prendrez qu’à vous même.

— Que dites-vous ? s’écria Harold en pâlissant. Marion m’enlever Violette ? C’est impossible ! Qui vous fait supposer ?

— Le nouveau que j’ai à vous apprendre, — c’est ce nouvel incident qui me fait penser qu’un de ces jours Violette vous manquera. Elle se sera tout simplement embarquée jour l’Angleterre pour aller rejoindre votre pire ennemi.

— Que me contez-vous là ? fit Harold avec une stupeur toujours croissante.

— Je vous conte que Jules Marion vous hait, qu’il se moque de vous, et que, après l’insulte publique qu’il vous a faite, il veut se donner la gloire de vous prendre votre fille pour ensuite vous la jeter aux bras déshonorée !

— Ah !… si cela était ! gronda Harold dont la physionomie se fit soudain terrible.

Eh bien ! poursuivit froidement le docteur, cela sera ainsi, à moins que vous n’agissiez.

— Mais enfin, s’écria le millionnaire en s’emportant tout à fait, dites-moi ce que vous avez découvert, et ce qui vous fait émettre de telles suppositions.

— En ce cas, écoutez-moi et vous trouverez que mes suppositions sont très vraisemblables et très susceptibles de se réaliser.

— Allez je vous écoute ! répondit rudement Harold, ses regards coupés de farouches éclairs.

Le docteur raconta alors comment Violette s’étant rappelée la conversation surprise entre lui-même et le millionnaire, était venue le trouver pour avouer son amour pour Jules Marion, — pour dire que s’ils ne cessaient, le docteur et Harold, de s’attaquer à Jules Marion, elle ferait un scandale et que, pour s’exonérer, elle ne craindrait pas de dénoncer les machinations odieuses de son père et du docteur.

Il ajouta que Jules, qui avait été prévenu — ou mieux, qui avait accompagné Violette et s’était tenu dans l’ombre à l’écart — était survenu et qu’il avait osé frapper le docteur en disant avec une insolence inouïe. « Tenez ! allez dire à Spalding comment je traite les scélérats » !

Et qu’enfin Jules et Violette, bras-dessus bras dessous, s’étaient éclipsés dans la nuit.

On voit que le docteur se plaisait à inventer toutes espèces de fables pernicieuses pour mieux arriver à son but. Du reste, le mensonge et la calomnie lui étaient familiers. C’était un de ces êtres qui ne trouvent de bon et d’honnête que leur personnage, de vrai et de respectable que leur dire et leur fait.

Et Harold, avec sa haine qui se réveillait devenait crédule, et il aurait accepté, comme bon sur la banque les plus grossières fourberies, les calomnies les plus absurdes.

Chez lui se développait une rage froide et calculée, rage plus terrible que celle qui gronde puis éclate tout à coup.

Alors, il fit entendre ces paroles :

— Cette fois c’en est trop, la mesure déborde. Docteur, si Marion m’a pris ma fille, s’il me l’a déshonorée… eh bien ! lui d’abord, elle ensuite !

Et son accent était si vrai, les flammes de ses yeux si ardentes, les traits de son visage si férocement contractés que le docteur Randall, peu facile à émouvoir d’ordinaire, frémit.

Peut-être, à cette minute, regretta-t-il ses menées perverses ?

Peut-être même eut-il la pensée d’avouer sa perfidie ?

Nous ne saurions dire au juste quelles pensées s’agitaient dans l’esprit sombre et infernal de cet homme. Toutefois, sa physionomie paraissait exprimer une certaine inquiétude, pendant qu’il observait Harold en proie à une fureur folle.

Maintenant l’ex-industriel parcourait son cabinet à grands pas, s’abandonnant tout entier aux tempêtes de son caractère, et laissant ainsi parler ses lèvres, sa rage, sa haine :

— Ah ! grinçait-il, quel esprit infernal a jeté sur ma route ce misérable Marion qui, non satisfait de s’en prendre à l’homme, au père, va jusqu’à se jeter sur la fille, l’innocente, pour l’entraîner avec lui dans son abjection, dans son avilissement ! Elle, cette enfant pour qui j’ai tant fait, elle pour qui je n’ai cessé de travailler nuit et jour afin de lui assurer une fortune quasi royale, elle que j’ai aimée plus que tout au monde, elle, ma seule consolation, la seule espérance de mes vieux jours prochains, cette enfant de mon sang, de ma chair… ma fille, Violette !… Ah ! peut-on être ingrat et dénaturé à ce point ! Elle oublie que je suis son père, elle se révolte contre mon autorité, elle me répudie, me renie pour suivre un malotru, un croyant qui, désespérant de conquérir la fortune avec la femme, se venge sur la naïve innocence de celle-ci ! Et l’on me dit que ces gens pratiquent une religion trois fois sainte, une religion qu’on proclame la seule vraie du vrai Dieu !… Est-ce possible qu’une telle religion fasse de tels adeptes ? oh !… Cette religion contre laquelle nous avons travaillé et que sans relâche nous cherchons à anéantir, à effacer du globe terrestre — cette religion-là ne peut être qu’une effroyable société propagatrice de l’anarchie, du vol, du meurtre, de toutes les iniquités !

Il s’arrêta, haletant, à deux pas du docteur. Puis, le front inondé de sueurs, l’œil sanglant, la lèvre frémissante, il demanda avec un calme effrayant :

— Savez-vous qui je voudrais frapper à cette heure ?

— Je suis très curieux de le savoir, répondit le docteur, qui affectait une parfaite tranquillité, tout en aspirant avec une certaine béatitude la fumée de son cigare

— C’est le pape !

— Le pape ! Pourquoi ?

— Parce qu’il est la tête de cette religion exécrée !

Le docteur esquissa un sourire ironique.

— Le pape rayé de la circulation, il en surgira un autre.

— Eh bien ! l’autre ensuite

— L’autre ! ricana le docteur… vous n’y arriverez jamais, c’est une hydre !

— Ah ! que faire… que faire ! gémit Harold avec un geste de colère impuissante.

— Laissez le pape tranquille et occupez-vous simplement de Marion et de votre fille.

Harold tressaillit ; son visage reprit subitement son expression ordinaire et, hormis ses regards qui se firent féroces, il répondit :

— C’est vrai, vous avez raison.

Et il alla se jeter dans son fauteuil où il se prit à réfléchir profondément.

Le Docteur, respectueux de cette rêverie tourmentée, observait du coin de l’œil celui dont il voulait faire son complice dans l’accomplissement de ses projets de mort.

Longtemps Harold demeura dans cette posture rêveuse.

Enfin, il releva la tête et regarda le docteur d’une façon étrange.

— Docteur, prononça-t-il, je suis résolu à tout. À quoi bon demeurer un homme respectable, quand il se trouve tant de gens qui ne savent pas reconnaître la respectabilité ! À quoi bon la pratique de toutes les vertus, si vous ne pouvez suivre une route honorable sans qu’on s’attaque et s’acharne à vous qu’on vous injurie et vous avilisse ! Et père dont la paternité est répudiée par sa seule et unique enfant, à quoi servira de tout faire pour resserrer des liens qui se brisent, qui se briseront bientôt irrémédiablement. Ah ! Docteur, s’écria-t-il en frappant la table de son poing, je me sens devenir mauvais, cruel, barbare ! Renié par ma fille, bafoué par le manant qui me la prend, je sens qu’aucune considération ne pourra plus me retenir dans la voie droite que j’ai toujours suivie. Docteur, ajouta-t-il avec une froide détermination, vous avez ma parole. Ma caisse vous est ouverte, si vous avez besoin. À Jules Marion d’abord !…

Le docteur Randall put difficilement réprimer un sourire de triomphe.

— Mon cher ami, fit-il négligemment, je ne vous force pas la main. Il s’agit de votre bonheur et de celui de votre fille pour laquelle j’ai beaucoup d’estime. Il vous appartient donc de juger vous-même si ce sont là des choses dignes de votre considération.

— Je vous répète que vous avez ma parole, c’est assez. Maintenant parlons sérieusement.

— Je le veux bien.

— Pour sauver Violette, il faut que Marion disparaisse, n’est-ce pas ?

— Cela a été toujours mon avis.

— Bien, il disparaitra… La voix de Harold parut résonner comme un coup de hache.

Il poursuivit :

— Seulement, à cette heure, il est assez difficile de l’aborder. Et plus j’y songe, plus il m’entre dans l’idée que l’affaire doit être faite sans bruit. Il est important d’agir de façon à ne pas éveiller les soupçons. Ah ! si seulement cela pouvait se mettre sur le compte d’un accident !…

— Excellente idée, approuva le docteur, j’y penserai. Maintenant, je vous ferai remarquer qu’il est trop tard pour agir en Canada.

— J’y ai pensé aussi. Bah ! un petit voyage là-bas nous changera l’esprit et l’appétit ! Qu’en dites-vous ?

— Je suis de votre avis, répondit le docteur enthousiasmé.

Les deux hommes demeurèrent encore longtemps en tête à tête, combinant leurs projets sanguinaires.

Et quand, plus tard, le docteur Randall quitta la maison de Harold Spalding, il avait à ses lèvres un sourire d’atroce satisfaction.

— Allons ! se disait-il, dès ce jour je puis compter sur une fortune de quatre ou cinq millions, sur un beau-père qui, devenant mon complice, aura pour son gendre toutes les attentions et toutes les délicatesses, et sur une femme qui expiera terriblement les rudes moments d’anxiété qu’elle m’aura fait passer.

Sur cette conclusion étrange, le coquin regagna son logis.