La revanche d’une race/16
XVI
DÉCISION
Au moment où le docteur Randall s’éloignait de la demeure de Harold Spalding, Violette, accompagnée de sa cousine, arrivait chez elle, par une direction opposée.
Mais elle put voir Randall.
Elle ne s’étonna pas outre mesure, car depuis quelque temps elle était accoutumée aux fréquentes visites du docteur.
Seulement, cette fois, elle éprouva une forte inquiétude.
Ah ! cet homme — elle le devinait — allait plus que jamais revenir à la charge ; elle pressentait que le perfide irait, coûte que coûte, aux plus extrêmes limites.
Et Violette eut peur, elle eut peur pour l’aimé, pour son Jules dont elle avait senti l’amour ardent, pour Jules qu’elle s’était juré de revoir malgré son père, malgré Randall, malgré les millions qu’elle perdait !
La fortune !… les millions !… Bah ! comme elle se moquait bien de tout cela !
Car elle voulait le bonheur, le sien, celui de Jules surtout, et le bonheur c’était son amour… ses amours avec Jules ; les millions ne pouvaient rien ajouter à ce bonheur qu’elle enviait ! Elle le voulait donc ardemment violemment, ce bonheur, et ces millions qu’elle pouvait perdre ne pourraient jamais l’empêcher de rechercher ce bonheur qu’elle rêvait !
Ah ! oui, ces millions que convoitait tant Randall elle était prête à les lui jeter à la face avec tout son mépris et lui crier :
— Tenez ! à présent que vous possédez ce que vous voulez, allez-vous-en ! Laissez-moi vivre ma vie ! Laissez-moi la joie suprême d’aimer selon mon cœur ! laissez-moi le bonheur d’être aimée pour moi-même, pour ce que je vaux moralement et physiquement, et non pour cet argent qu’à la fin, je déteste et méprise !…
Oui, c’était là la pensée de cette noble fille, la plus noble entre les nobles, comme avait dit Jules Marion.
Ce soir là, Harold, craignant de ne pouvoir dissimuler les sombres pensées qui l’agitaient, n’avait pas voulu souper avec sa fille et sa petite nièce. Il était allé en ville.
Violette et Stella — c’était le nom de la petite cousine — soupèrent donc seules.
Et Stella, qui venait de recevoir une lettre d’une amie lui annonçant son départ prochain pour l’Angleterre et la France, où elle allait en qualité de garde-malade, Stella, une brune aux yeux noirs, jolie et coquette avec ses vingt ans, légère et pas mal romanesque, exprimait déjà son enthousiasme pour les infirmières, et le désir qu’elle avait de suivre les cours spéciaux et de s’enrôler.
Et elle ajoutait, comme si elle eût été très sincère, très patriotique, très dévouée :
— N’est ce pas, ma chère Violette, que ce devrait être le rôle de toute jeune fille de la société qui n’a rien à faire, qui perd son temps, s’amuse et jouit de tous les conforts de la vie, pendant que nos braves soldats donnent héroïquement leur vie pour nous ? Pendant que ces pauvres et malheureux blessés implorent des secours qui, trop de fois, tardent à venir ou ne viennent pas du tout à cause du manque de personnel dans les hôpitaux et les ambulances ?… qu’en penses-tu, Violette ?
— Je pense, répondit Violette, dont les prunelles claires venaient de briller étrangement aux paroles de sa cousine, je pense que ce serait notre devoir ; et je pense aussi que nous sommes des ingrats, qui ne méritons nullement l’estime de ceux qui souffrent pour nous, quand nous, qui pourrions peut-être amoindrir leurs souffrances. nous demeurons ici les bras bien bonnement croisés !
— Eh bien ! Violette, plus j’y songe, plus j’ai l’envie de suivre l’exemple de mon amie. Et puis pense donc, le voyage ! Un voyage que nous n’aurons peut-être jamais l’avantage de faire ! Visiter l’Angleterre… la France !…
À ces paroles de sa cousine Violette eut dans ses yeux bleus comme un éclair d’indignation. Oui, ces paroles la choquèrent. La légèreté de sa cousine, qui projetait ce voyage plutôt pour le plaisir que pour le dévouement à nos soldats, l’irritait. Elle fut sur le point de la réprimander sévèrement, mais elle se contint.
Et elle se disait, toute palpitante d’une émotion inconnue qui l’envahissait :
— Ah ! moi, si j’y allais là-bas, ce serait pour eux… pour lui !… Oui, lui, d’abord s’il était blessé… les autres après, ses camarades… et les consoler, les soigner, les guérir !
Et, avec ces pensées, sans plus prêter attention au verbiage de sa cousine, Violette se mit à repasser cette idée dans son esprit. Et cette idée, qui devenait un désir violent, faisait battre son cœur à coups redoublés.
Puis elle se répétait :
— Me faire infirmière… oui, c’est mon devoir a moi, comme c’était son devoir à lui de se faire soldat !…
Et, maintenant, au lieu d’en vouloir à sa cousine pour la légèreté de son langage, elle la remerciait du fond du cœur de lui avoir apporté une si bonne inspiration.
— Ah ! j’y songerai… j’y songerai !… se redisait-elle.
Dix heures du soir étaient sonnées quand Harold rentra chez lui.
Aussitôt il fit venir Violette dans son cabinet.
Il avait réussi à donner à sa physionomie son expression accoutumée, il avait même aux lèvres un demi-sourire.
— Violette, dit-il, sans autre préambule, quand ta cousine retourne-t-elle à Toronto ?
— Lundi, père.
— C’est aujourd’hui mercredi, n’est-ce pas ?
— Oui, père.
— Eh bien ! que dirais-tu d’une promenade à Toronto ?
— Si c’est ton désir, père, je serai enchantée de faire cette promenade.
— Oh ! ce n’est pas exactement un désir de ma part répondit-il négligemment ; j’avais pensé que cela pourrait peut-être te distraire un peu.
— Je le pense aussi, père.
— En ce cas, je te recommande d’emporter des bagages en quantité, car il est tout probable, il est même certain que tu demeureras avec ta cousine deux ou trois mois.
Dans un autre moment, avant les scènes désagréables qui s’étaient passées entre elle et son père, Violette, devant cette perspective d’un petit voyage, eut posé mille questions… elle eût taquiné embrassé son père ; elle eût voulu savoir pourquoi, pour quel motif mystérieux son père la « chassait » ainsi !
Maintenant, cette jeune fille au rire joyeux, cette enfant un peu espiègle était devenue une femme grave, réservée et digne ; un peu triste et passive, peut-être !… mais elle souffrait tant dans son cœur meurtri !
Et à ce père auquel elle aurait voulu accorder toutes ses caresses de fille aimée, elle répondit presque froidement :
— Père je ferai comme tu veux.
Harold parut content
— Si je dis, reprit-il, deux ou trois mois, c’est parce que je pense m’absenter moi-même pour la même période de temps.
Violette tressaillit légèrement et demeura silencieuse.
Harold continua avec une certaine indifférence, comme s’il eût voulu dérober la joie intérieure que lui causait l’approche d’un voyage au terme duquel il entrevoyait une haine satisfaite et une vengeance accomplie :
— Des nouvelles qui me parviennent d’Angleterre me font penser que des affaires importantes vont m’y appeler prochainement. Un moment, j’ai songé à t’emmener ; mais à cause des dangers créés par les croisades de sous-marins allemands, j’ai décidé de te confier à tes cousins de Toronto. Je compte bien que ma décision ne te chagrinera pas.
— Me chagriner ! pas le moins du monde. Néanmoins, s’il y a du danger pour moi à faire ce voyage d’outre-mer, il y en a également pour toi.
— Certes, certes. Mais un homme, au cas d’accidents imprévus, finit toujours par s’en tirer tant bien mal. Oh ! pour moi personnellement je ne suis pas inquiet, et je t’assure que tu n’auras nullement besoin de t’inquiéter. Voilà donc ce que j’avais à te dire conclut Harold. Tu peux maintenant rejoindre ta cousine : du reste, nous reparlerons de tout cela.
Déjà Violette s’éloignait, lorsque Harold l’arrêta en prononçant d’une voix très tendre :
— Violette, tu m’en veux donc toujours ?
— Ah ! père, peux-tu avoir pareille pensée de ta fille ! dit Violette avec un morne sourire.
— Pourquoi alors ne m’embrasses-tu pas… comme avant ?
Un sanglot vite réprimé souleva à demi le sein de Violette, et elle répondit :
— Je craignais de t’importuner.
— Allons donc, folle ! se mit à rire Harold. Viens m’embrasser, Violette !
Ah ! elle l’aimait son père… en dépit de tout ! Et lui, comment pouvait-il ne pas aimer sa fille !
Il lui ouvrit ses bras et Violette, étouffante, s’y jeta en pleurant
Ce même soir, lorsqu’elle fut seule en sa chambre, Violette eut à ses lèvres un peu blêmies un sourire mystérieux, et longtemps elle demeura comme perdue dans une rêverie lointaine.
Plus tard, sous cet afflux de pensées nouvelles qui surgissaient à son esprit, la physionomie de la jeune fille s’éclaira, s’irradia, et cette Violette peu à peu redevint la Violette d’autrefois.
Et plus tard encore, ses lèvres longtemps fermés s’ouvrirent pour laisser s’envoler ce murmure tout résonnant d’énergie :
— Ah ! mon père s’en va de l’autre côté des mers… eh bien ! moi aussi… j’irai !