La revanche d’une race/20

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L’Étoile du nord (p. 134-142).

III

SOUS TERRE


C’était le bombardement des tranchées, le terrible déluge des marmites prussiennes, l’infernal vacarme et l’affreux gâchis produits par tous ces engins de guerre qu’enfante le cerveau de l’homme et que ses mains dirigent.

Toutes les descriptions — quand seraient-elles millions et billions — n’arriveront jamais à donner au profane une idée juste, une peinture exacte de ce qu’est un « duel d’artillerie » — comme disent les Bulletins d’États-Majors.

La plus juste idée qu’on pût s’en faire serait de se représenter à soi-même la soudaine désorganisation des astres, l’épouvantable choc de tous les corps tournant dans l’espace avec une rapidité vertigineuse, puis, au sein d’éclairs fulgurants, de détonations assourdissantes, de sifflements lugubres, leur chute lourde, foudroyante, échevelée vers la terre ; et enfin, le dernier et terrifique choc, l’ébranlement complet de la création, l’anéantissement de tout dans un fracas de tonnerres éclatants, de volcans monstrueux vomissant leurs laves ardentes, de mers écumantes qui se jettent avec furie dans l’affreux pêle-mêle…

L’homme qui, dans le calme de sa solitude, pourrait se représenter par l’imagination un semblable spectacle, arriverait peut-être à se faire une idée du formidable éclat et destructif effet de l’artillerie moderne.

Et, chose curieuse, dans la tranchée, sous terre, le vacarme des obus qui éclatent de toutes parts semble encore plus formidable qu’au dehors. Car le sol qui vous abrite, la tranchée invulnérable presque, éprouve à chaque détonation un tressaillement, une secousse qui porte à croire que la terre tout entière va se fendre soudain sous vos pieds et vous engloutir dans un abîme de foudres furieuses. Et cette secousse loin d’être intermittente, devint pour ainsi dire continue ; car les obus de tous calibres se succèdent, se suivent, éclatent, foudroient…

Certains critiques militaires ont dit — justement peut-être — qu’un bombardement de ce genre bien soutenu produisait parfois sur les troupes encore peu aguerries et nouvellement terrées, un effet moral souvent désastreux.

Et encore, ces troupes enfoncées sous terre n’ont-elles qu’une demi-notion de l’ouragan qui passe sur leur tête.

Au dehors, dans la nuit noire, c’est le sinistre hurlement des monstres qui fendent l’espace, qui sifflent, détonnent puis l’aveuglant et foudroyant rayon d’un projecteur électrique — lugubre météore qui sillonne en une seconde l’espace d’un horizon à l’autre — … puis les fusées çà et là montant, hurlant, déchirant la noirceur qui enveloppe le monde terrorisé, — effroyables et gigantesques reptiles de feu rampant avec une rapidité prodigieuse vers des astres invisibles, puis se tordant soudain et vomissant de leurs gueules enflammées des langues de feu qui sèment jusque sur la terre horrifiée des lueurs fantastiques et sanglantes ; semblent s’agiter comme des spectres épouvantés !…

Et, sans trêve, dans la nuit qui reprend tout à coup son voile funèbre, la monstrueuse explosion d’une mine !…

C’est dans de telles circonstances que nous trouvons, un soir de décembre, nos amis du Bataillon Saint-Louis pour la première fois tapis dans une tranchée de première ligne.

Depuis douze heures les Allemands n’ont cessé de faire pleuvoir une grêle d’obus énormes sur ce secteur. Et les tranchées peu à peu se démantèlent en dépit du travail acharné de nos braves, qui ne se lassent jamais de réparer les dégâts, d’étançonner, de renforcer.

Ils se relayent par groupes : car il faut bien prendre haleine, ne pas s’épuiser entièrement, conserver des forces pour tenir tête à l’ennemi qui, d’un moment à l’autre, pourrait surgir.

Il fait presque noir dans la tranchée : une bougie fichée dans une niche répand une tremblotante et blafarde lueur sur un groupe de kakis en train d’étançonner une paroi qu’un obus allemand vient de démolir.

Raoul Constant et Jules Marion sont en tête d’une vingtaine de camarades, tous armés de bêches et de pioches.

Les uns remettent au dehors la terre qui vient de glisser au dedans. Les autres ajustent des pièces de bois contre les parois pour les soutenir. D’autres empilent des sacs de sable.

Tous travaillent avec une ardeur incomparable, la sueur au front, le sourire aux lèvres, lançant, entre deux éclatements d’obus, quelque bon mot ou quolibet qui amène un éclat de rire général que couvre aussitôt une détonation vibrante, plus rapprochée ; et cette détonation est suivie d’une pluie de terre et de cailloux qui viennent crépiter sur le parapet comme une mitraille de fer.

— Voilà une marmite remarqua Constant, qui n’a pas crevé à cent milles de nous !

— Pourvu qu’il n’en vienne pas nous tomber en plein dessus, fit un grand et pâle jeune homme qui, la pelle au repos, essuyait d’un revers de main son front inondé de sueurs.

— Jusqu’à ce moment, mon vieux Marcil, dit Jules Marion avec un sourire, tu peux te vanter d’avoir pour le moins profité de cette guerre…

— En quoi donc ?

— En apprenant le métier de terrassier répondit Jules.

— Je m’en vanterai peut-être un peu plus tard… si j’en réchappe.

— Bah ! s’écria négligemment le lieutenant Constant tu as quatre-vingt dix-neuf chances sur cent…

— De m’en vanter ?… sourit moqueusement celui que Jules Marion avait appelé Marcil.

— Non, grosse bête, d’en réchapper ! répliqua Constant en riant.

— Quatre-vingt dix-neuf sur cent !… la marge est forte.

— Mais non… puisque c’est le deuxième obus seulement, qui vient de nous faire une omelette.

— Et sans casser les œufs encore ! s’écria un autre.

— Seulement, riposta Marcil en reprenant sa pelle, la troisième omelette pourrait fort bien se faire avec nos os !

— Est-ce là tout ce que tu redoutes ? demanda Jules gouailleur.

— Je ne redoute rien du tout, répondit Marcil. Seulement je trouve que c’est ridiculement bête de se faire assommer tout net dans un trou.

— Ah ! ah !… ricanna Constant… Est-ce que Monsieur Marcil désirerait un grand fait d’armes souligné d’une V.-C. ?

— Vous ne me comprenez pas, répliqua Marcil avec humeur.

— Explique-toi donc alors, s’écria le caporal Bédard qui n’avait pas encore placé son mot.

— Et bien, repartit Marcil tant qu’à venir crever à la guerre, je voudrais tout simplement crever avec la satisfaction d’avoir passé à travers une bonne charge à la baïonnette.

— Bravo, Marcil ! s’écria Marion.

— Il est fort probable qu’avant longtemps les Boches vont te donner cette satisfaction, retourna le caporal Bédard.

— Tu crois ? interrogea avidement Marcil.

— Je le crois et le souhaite, répondit simplement le caporal.

— Encore un brave ! applaudit Marion. Eh bien ! ajouta-t-il, moi aussi je l’espère, je la souhaite la charge, le vrai combat, la vraie bataille !

— Et moi donc !… s’écria Constant.

— Et moi… et moi… et moi… s’écrièrent vingt voix.

Mais à l’instant un fracas épouvantable retenti, le sol entier fut ébranlé, les étançons craquèrent sinistrement, trois ou quatre hommes furent projetés violemment contre les parois de la tranchée.

Il y eut des exclamations de stupeur, pendant que la bougie oscillait, tombait, s’éteignait ; et la confusion qui suivit se démêla au sein de lueurs terrifiantes qui tombaient de la nuit.

Fiat lux !… domina tout à coup la voix retentissante de Raoul Constant.

— Je tiens la bougie… répondit la voix de Jules Marion.

L’instant d’après le bout de cierge était rallumé et replacé dans sa niche.

— Et lux facta est !… articula sentencieusement Marcil.

— Mais la tranchée « bouleversa est » !… grogna le caporal Bédard avec une mauvaise humeur marquée.

Raoul Constant s’était précipité vers le point qui venait d’être atteint par l’obus boche.

— Personne de blessé ? interrogea-t-il.

— Personne !… répondit une voix.

— Tous sains et saufs ! prononça une autre.

— Troisième omelette ! fit Marion.

— Sans œufs encore ! ajouta Marcil en riant. C’est égal, les Allemands vont nous faire gagner notre déjeuner.

— Holà ! commanda Constant, dix hommes par ici !

Plusieurs se précipitèrent à l’appel pour se trouver en face d’un nouveau dégât, une véritable montagne de terre, de pierres, de pièces de bois et de sacs de sable enchevêtrés et séparant complètement nos amis du boyau de communication avec les tranchées de l’arrière.

Un obus plus puissant avait atteint le parapet, et tout avait été enfoncé, éventré.

— Pourvu qu’il n’y ait personne enseveli là-dessous ! émit soucieusement le lieutenant. En même temps il jetait un rapide coup d’œil autour de lui.

Il fut aussitôt rassuré : tous étaient là attendant les ordres de leur lieutenant.

— Allons ! s’écria-t-il, un coup d’épaule !

De suite le travail recommença.

Cette fois, un silence complet régna parmi les travailleurs. Dans le fracas des machines de guerre on n’entendait que les ordres des sous-officiers et le cliquetis des outils mêlé au halètement des poitrines. Marion, Bédard, Marcil, le sergent Ouellet, gros gaillard paraissant doué d’une force herculéenne, et quelques autres avaient repris leur première besogne d’étançonnement.

Ceux qui, l’instant d’avant, se reposaient dans les enfoncements de la tranchée sur des lits de paille ou de foin, ou simplement de terre, s’étaient remis à l’œuvre.

À environ cinquante pieds l’une de l’autre, deux Maxims dressaient leurs gueules menaçantes prêtes à vomir leur mitraille, la pipe aux dents, impassibles, tenaient, par les meurtrières leurs regards rivés sur la noirceur de la nuit que perçait de temps à autre la lueur vive et éclatante d’une fusée.

Aux premières clartés de l’aube, le bombardement parut diminuer.

Les obus n’éclataient plus qu’à intervalles éloignés.

Parfois, au loin vers le Sud-Est, les échos apportaient des crépitements de mitrailleuses, et de plus loin encore le grondement sourd des canons français.

Pendant qu’un répit survenait dans un secteur, ailleurs la sarabande commençait ou se poursuivait.

Au petit jour, la tranchée occupée par la première compagnie du Bataillon Saint-Louis était tout à fait remise en ordre, et, tout en fumant une bonne pipe, nos amis attendaient patiemment le café qu’on allait apporter par le boyau de communication.

Ce café, bien chaud, serait un rémédiatif au froid qui se faisait sentir maintenant, surtout après une suée comme celle de la nuit qui finissait.

Quelques-uns battaient des semelles contre la terre durcie.

D’autres, autant que l’exiguïté de la place pouvait le permettre, faisaient des exercices gymnastiques.

D’autres semblaient inaccessibles au froid.

Près d’un trou d’eau dont il avait crevé la glace, Jules Marion achevait sa toilette du matin. Et, toujours soigneux de sa personne comme là-bas — à l’école qu’il n’avait pas oubliée, qu’il ne pouvait pas oublier, et au petit logis il avait laissé des êtres si chers — oui, Jules avec soin effilait sa moustache.

Cette toilette, une fois terminée, Jules alluma une cigarette, puis s’approcha d’une meurtrière pour jeter dans la blancheur diffuse du matin un regard curieux.

Il tressaillit soudain et murmura :

— Encore ce moine !…

— Qu’est-ce ? fit un guetteur qui n’avait pas compris.

— Le Moine Noir ! répéta tout haut Jules Marion.

— Où est-il ?

— Regarde vers cette petite colline à gauche… tu ne le vois plus maintenant… des buissons le dérobent. Mais regarde toujours…

— Que voyez-vous ? demanda tout à coup Raoul Constant qui revenait d’une tranchée de l’arrière où il avait été appelé par le conseil des officiers.

— Le Moine Noir ! répondit Jules Marion.

Le voilà qui passe ! s’écria le guetteur.

Je le vois aussi, murmura Constant. Mystérieux… ajouta-t-il comme se parlant à lui-même.

Plusieurs camarades s’étaient aussitôt rassemblés autour de nos deux amis, et chacun voulait jeter son coup d’œil, sur ce moine dont les allures étranges avaient enfiévré l’imagination de nos soldats.

Depuis trois semaines, en effet, toutes espèces de rumeurs, de légendes, de fantasmagories, circulaient dans les tranchées sur le compte de ce Moine Noir. On prétendait l’avoir vu pour la première fois secourant des blessés à travers une grêle de balles et d’obus, allant, tranquille, grave et solennel comme s’il eût été seul au fond de son couvent solitaire.

On l’avait vu sortir de l’ouragan de fer et de feu sans une égratignure…

Et puis, on avait été témoin de la merveilleuse adresse, avec laquelle il avait apporté les premiers soins aux blessés.

Ce moine ne parlait à personne ne regardait personne ; on ne savait à quelle nationalité il appartenait ni à quelle communauté. L’abbé Marcotte, interrogé au sujet de l’ordre religieux que pouvait représenter le Moine Noir, avait répondu qu’il n’en connaissait aucun portant ce costume.

Ce moine, on le voyait, non seulement sur les champs de bataille et dans les tranchées saccagées, mais on le voyait encore aux ambulances, aux hôpitaux… partout, enfin, où les secours de la chirurgie, et de la religion étaient requis.

Du côté des Alliés, c’était un allié.

Pourtant, les Boches, qu’on disait n’avoir de respect pour rien de ce qui touchait de près ou de loin aux Alliés, — qui fusillaient tout ce qui n’avait pas un caractère germanique… enfants, femmes, vieillards, infirmiers, blessés, — enfin, tout ce qui vivait, tout ce qu’ils pouvaient tuer, — chose singulière — ce Moine Noir, ils semblaient le respecter.

Souvent, comme ce matin de décembre, on l’avait vu passer à portée des fusils allemands, et pas un coup de feu n’avait éclaté.

Une fois, dans les premiers jours, un soldat d’un bataillon anglais était sorti de la tranchée sur un pari ; et, rampant, il était allé remettre en ordre quelques fils de fer que des obus avaient dérangés.

Or, une détonation avait retentit quelque part du côté des tranchées allemandes, et une balle avait blessé assez grièvement l’imprudent qui demeurait exposé à tous les dangers.

Alors, comme par magie, comme sortant de sous terre, on avait vu le Moine Noir paraitre, s’avancer droit et imperturbable vers le blessé, le soulever dans ses bras, et le ramener au milieu de ses camarades ébahis, sans que les Allemands qui avaient assisté à cette scène, n’eussent tiré un seul coup de fusil.

Nous avons dit que ce moine ne regardait personne. Erreur : il avait en deux occasions regardé étrangement un kaki : c’était Jules Marion.

Jules s’était trouvé deux fois sur le passage du moine énigmatique, et chaque fois le Moine avait jeté sur Jules un regard brillant, étrange, — un regard sous lequel Jules avait frissonné involontairement.

Et le moine s’était ensuite perdu dans les ruines d’un village voisin.

Ce matin là, Jules Marion se rappelait les regards du Moine Noir, et il en frissonnait encore. pendant que Raoul Constant répétait :

— Oui… vraiment mystérieux, ce moine !…

Mais quand d’autres kakis, attirés aussi par Madame Curieuse, voulurent voir à leur tour, le Moine n’était plus visible : il s’était éclipsé derrière les buissons touffus de la colline.