La revanche d’une race/21

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L’Étoile du nord (p. 142-149).

IV

L’ÉCHAFFOURÉE


À mesure que grandissait le jour un léger brouillard s’étendait peu à peu sur le sol, et, bientôt, toute la campagne environnante disparaissait comme sous un nuage de vapeur. Avec le brouillard le froid sembla augmenter.

Après le violent bombardement de la nuit précédente, le calme subit qui se produisait et le brouillard qui enveloppait la terre, l’heure présente devenait inquiétante.

Il était environ six heures du matin. Les soldats guettaient d’un œil ardent ceux qui apporteraient le café. Mais voilà que le capitaine donnait des ordres à Raoul Constant et lui, la minute suivante, demandait :

— Deux braves pour aller en reconnaissance !…

Les plus rapprochés du lieutenant, une dizaine environ, se présentèrent : mais les deux premiers furent Jules Marion et Marcil.

Et sur un geste de Raoul qui disait en même temps :

— Pas d’imprudence surtout… et gardez-vous bien…

Jules et Marcil grimpaient sur le parapet, le fusil en bandoulière, et s’enfonçaient dans le brouillard.

Ensuite, Raoul avait jeté :

— Chacun à son poste et l’œil au guet !

— Et le café ?… grogna le sergent Ouellet, est-ce qu’on l’apporte ?

— Oui… dans dix minutes prenez patience.

Et Raoul enfila le boyau de communication pour se rendre au mess des officiers.

Mais il était écrit que nos braves canadiens ne boiraient pas leur café ce matin-là. Après une nuit terrible comme celle qui venait de finir, cette perspective eût été cruelle pour nos amis qui grelottaient sous le froid et se morfondaient à attendre.

Bédard, cependant, avait fait circuler les paroles de Raoul :

— Plus que dix minutes à s’impatienter !…

Cela avait amené un soulagement… une détente… une lueur d’espoir sur les physionomies pâles, anxieuses et tourmentées.

D’aucuns avaient consulté leurs montres, et ils comptaient follement les secondes et les minutes.

— Cinq minutes encore !… fit un camarade placé près du boyau de communication ver lequel il jetait de temps à autre un regard inquisiteur.

Viennent-ils ? demanda tout à coup la voix d’un kaki dissimulé plus loin sous le parapet.

— Ils viennent… répondit une voix sonore. Et au même instant Jules Marion tombait au fond de la tranchée suivi de près par Marcil.

— Les Allemands ?… interrogèrent plusieurs voix avec une vive curiosité.

— Oui, répondit Marcil, les Allemands ! Cette fois, c’est la charge, mes amis, la vraie.

— La vraie bataille, enfin, compléta Jules Marion avec un enthousiasme dont toute la compagnie fut bientôt saisie.

— Où sont-ils ? demanda le sergent Ouellet

— À cent verges au plus, répondit Marion.

— Alors, je cours prévenir Constant.

Dès ce moment, le café, le déjeuner, tout fut oublié… le froid, les misères de la nuit passée…

Nos soldats n’avaient plus maintenant qu’une curiosité : voir de près les Allemands ; qu’un désir : se jeter sur eux…

Et, les yeux rivés à travers les meurtrières, l’arme à l’épaule, ils attendaient l’ordre.

Toutefois, la conversation continuait à voix basse, — comme s’ils eussent craint de donner l’éveil aux boches, — ou comme s’ils eussent voulu leur laisser croire que tout le monde était au repos.

— Le café est raté… fit une voix gouailleuse.

— Un vrai fiasco !… proféra un autre.

— Bah ! on le boira après, il n’en sera que meilleur.

— Oui… mais il sera refroidi…

— En ce cas, il nous rafraichira après l’affaire…

— Si on en revient…

— Bah ! on en revient toujours.

— Des fois, avec une patte de moins…

— Ou les deux manches…

— Qu’importe… tant que la tête tiendra !…

— C’est vrai qu’avec la tête on peut vivre encore, déclara un malin.

— Et même boire un café chaud ou froid…

Un rire sourd suivit ces paroles.

Plus loin, Jules disait à Marcil :

— Mon vieux, tes désirs vont se réaliser !

— Mes ambitions… pour employer le terme propre.

— C’est juste, puisque l’avenir te regarde !

— La mort !… riposta tranquillement Marcil avec un sourire candide.

— Non, Marcil, les braves comme toi ne songent jamais à la mort.

— Pourquoi les braves « comme moi » ?…

Parce que la pensée de la mort apporte généralement la pensée de la peur, et la peur n’est qu’aux lâches. Or tu n’es pas un lâche, — ne parle donc pas de mort !

— Mon cher Marion, fit Marcil avec un regard d’admiration, pour raisonner aussi tranquillement alors, que nous allons nous trouver bientôt dans la plus sanglante mêlée peut-être, il faut que tu sois bien brave ! Oui, tu es plus brave que moi, bien que la pensée de la mort ne m’émeuve seulement pas.

— Oh !… répondit Jules négligemment, si je n’ai pas peur, ce n’est pas ma faute : je suis fait ainsi. Tiens, tu peux me croire, tout simplement j’ai hâte de voir ça…

— Moi aussi. Et regarde les camarades : tous sont anxieux… et tous, si on leur disait : En avant ! d’un bond ils seraient sur le parapet faisant face aux Prussiens.

— Ils y seront tout à l’heure…

— Nous y serons tous, mon vieux…

— Et moi le premier ! murmura derrière nos deux amis la voix tranquille de Raoul Constant.

— Les ordres ? interrogea Jules.

— Attendre les Boches.

— Ensuite ? demanda Marcil à son tour.

— Leur faire une « charmante » réception, au premier coup de sifflet.

Ils l’auront… acheva Marcil sur un ton décidé.

Maintenant, Raoul Constant, le sergent Ouellet et le caporal Bédard donnaient des ordres… Et ces ordres se répétaient de bouche en bouche, le long de la tranchée qui serpentait jusqu’à la colline où le Vingt-Deuxième — d’autres braves là encore ! — était lui aussi sur le qui-vive.

Soudain, un « chut » discret circula comme un souffle.

Les regards brillèrent, les respirations s’arrêtèrent une minute…

Diffusément dans le brouillard qui commençait à se dissiper, on pouvait distinguer des ombres grises, grouillant, avançant lentement doucement…

Puis ces ombres se dessinèrent — s’amplifièrent, — puis une masse compacte, silencieuse et résolue sortit tout à coup du brouillard…

C’étaient les Boches !

Un frémissement secoua nos kakis !

Raoul Constant, le sifflet aux lèvres, debout près d’une mitrailleuse prête à gronder, attendait, froid et calme, le moment de donner le signal.

Et les Allemands avançaient d’un pas cadencé, le fusil en avant la baïonnette menaçante. Un nouveau frisson — non un frisson de terreur, mais d’enthousiasme — passa sur ces braves descendants de la fière Normandie…

Et le coup de sifflet retentit, suivi au même instant d’un effroyable crépitement : les mitrailleuses et les fusils souhaitaient la première bienvenue aux régiments prussiens.

Au même instant aussi, la voix gigantesque des canons canadiens hurlaient de l’arrière, et leurs obus, sifflants, mugissants, venaient d’éclater avec une admirable précision dans les rangs de l’ennemi.

La masse grise s’arrêta… elle oscilla un moment, puis se replia sur elle-même comme la vague géante se replie devant le rucher inébranlable.

Des rangs entiers tombèrent, s’écroulèrent, comme si le sol se fût entr’ouvert sous leurs pas.

Puis la masse ébranlée, désorganisée, ébréchée, se replia encore…

Mais par derrière d’autres masses surgissaient. Comme par enchantement les rangs se reformaient, et la masse avançait encore aussi serrée, aussi terrible, aussi résolue…

De nouveau les mitrailleuses et les fusils de nos Canadiens crépitèrent, et les obus de nos canons semblaient tomber plus drus, plus mortels, plus destructifs…

La masse grise, une seconde fois, se disloqua… recula… recula… encore dans le brouillard…

Il se produisit comme un tumulte énorme, comme une panique…

Et, subitement, la canonnade cessa. À la seconde suivante, deux coups de sifflet retentirent. et une immense clameur s’éleva de la tranchée canadienne…

C’était la charge !

Et nos Canadiens s’élancèrent sur le parapet, l’arme haute, la physionomie terrible…

À ce moment encore, les canons pointés sur une nouvelle portée, plus loin, crachaient sans relâche leurs obus formidables, coupant la retraite à la masse grise à laquelle ne restait plus que l’alternative de se faire charcuter sous la pluie de notre mitraille, ou de se faire embrocher par nos Canadiens.

Et ce fut la ruée délirante, irrésistible, au travers d’une masse de cadavres prussiens et d’un inextricable réseau de fils de fer…

Mais ils passèrent…

Puis ce fut la mêlée affreuse, sanglante, mais sublime et héroïque, dont aucune description ne pourra jamais peindre la réalité.

Comme il l’avait dit, Raoul Constant allait en tête, baïonnette, massacrant tout ce qui se trouvait sur son passage, encourageant et excitant du geste et de la voix ses compagnons.

Jules et Marcil imitaient l’exemple de leur lieutenant. Et dans l’infernal pêle-mêle, tous les éclatements d’obus, dans la clameur mêlée aux cris de rage ou d’enthousiasme, aux jurons, aux gémissements des blessés, — dans ce brouillard qui devenait rouge, dans le sang qui coulait tout fumant encore, nos braves se battaient avec un courage et un sang froid admirables, poussant les Allemands vers leurs tranchées.

Le sol se jonchait de casaques grises, — les Prussiens tombaient comme des herbes sous les baïonnettes foudroyantes des Canadiens-Français.

Oui… les Boches tombaient les uns sur les autres, par tas qui allaient grossissant…

Les uns, frappés mortellement, s’écrasaient et demeuraient immobiles conservant sur leurs physionomies leur expression résolue et stoïque ; car c’étaient des braves eux aussi !… Pourquoi ne pas leur rendre cette justice ?…

D’autres, grièvement blessés, — et ils étaient nombreux — roulaient sur le sol où, en d’inouïs efforts, ils tentaient de se redresser pour continuer la lutte.

Et les kakis passaient farouches, triomphants… et dans cette monstrueuse tuerie, dans ses îlots de sang, dans ces tas de chairs rouges fumantes et pantelantes, au sein de l’énorme masse grise gisant inanimée ou se tordant dans les tortures de l’agonie, on ne voyait encore que cinq ou six kakis, morts avec un sourire aux lèvres.

Et les autres avançaient toujours… jusqu’au moment où les Prussiens tombaient dans leurs retranchements… jusqu’au moment où les mitrailleuses allemandes vomissaient un déluge de balles… jusqu’au moment où l’artillerie boche commençait à faire pleuvoir sur nos compatriotes une avalanche de fer et de feu.

Et dès lors les kakis tombèrent à leur tour…

Un instant Raoul Constant s’arrêta pour promener autour de lui un regard scrutateur.

Ce qui restait de sa compagnie venait de se grouper autour de lui — une cinquantaine au plus, déchirés, sanglants, farouches…

Raoul eut un geste sublime en désignant la tranchée ennemie garnie de mitrailleuses qui semaient la mort.

L’élan fut foudroyant…

La seconde suivante tous se ruaient dans la tranchée boche où commençait une nouvelle lutte corps à corps. Au premier choc, Raoul Constant était embroché par une baïonnette allemande ; et déjà une seconde baïonnette allait lui percer le cœur peut-être, quand une crosse de fusil voltigea, tournoya… Un vide se fit autour de Raoul qui demeura tout émerveillé de voir Jules Marion se servant de son fusil comme d’une cognée.

— Merci Jules !… cria Raoul qui, trop blessé pour reprendre la lutte, se crispa aux parois de la tranchée et suivit avec une admiration extatique la superbe conduite de Jules et Marcil, en tête toujours, et la valeur héroïque du sergent Ouellet, du caporal Bédard et de quarante autres de nos soldats ; et les Allemands tombaient au fond de leurs tranchées pour ne plus se relever… les mitrailleuses étaient réduites au silence… et, enfin cette section de tranchée envahie par la compagnie de Raoul Constant était conquise. Mais la lutte continuait encore plus loin, vers la colline, où le Vingt-Deuxième donnait héroïquement sa vie et son sang pour un Empire qui allait peut-être manquer de gratitude !…

Cependant Jules Marion, sain et sauf, hormis quelques égratignures aux mains et au visage, revenait auprès de Raoul qui, livide et chancelant, conservait à ses lèvres un sourire triomphant.

— Où es-tu blessé ? interrogea Jules avec inquiétude.

— Au ventre… quelque part

— Sérieusement ?

— Je le crains… je me sens déjà épuisé.

— Prends courage ! nous t’emmènerons… on te guérira…

— Merci encore, Jules, je te devrai la vie.

Il ébaucha soudain un geste de stupeur et désignant un point de la tranchée à Jules il lui dit :

— Tiens !… regarde là bas…

Jules porta ses regards dans la direction indiquée et, comme Raoul Constant, il demeura frappé de stupéfaction.

Voici ce qu’ils virent.

Pendant que Jules revenait au lieutenant blessé, — pendant que le sergent Ouellet et le caporal Bédard, aidés des autres camarades, cherchaient au travers des tas de cadavres allemands leurs camarades tombés dans la mêlée, Marcil, plus éloigné, avait tout à coup découvert un souterrain communiquant avec les tranchées ennemis de l’arrière ; et dans ce souterrain, des Allemands, une dizaine environ, s’avançaient trainant trois mitrailleuses destinées à massacrer nos Canadiens. Et au moment où les Boches pénétraient dans la tranchée, Marcil sans s’assurer s’il était suivi ou non des camarades, se ruait sur les Allemands.

C’est à ce moment que Raoul Constant et Jules Marion portaient leurs regards de ce côté, et ils voyaient Marcil se démenant comme un forcené, plongeant sa baïonnette dans les corps prussiens. Puis la baïonnette reparaissait l’espace d’une demi-seconde, toute rouge et terrible, pour plonger encore le tas des Boches terrorisés.

En moins de dix minutes, Marcil, à lui seul, venait de conquérir trois mitrailleuses intactes et fait quatre prisonniers, pendant que six cadavres gisaient à ses pieds.

Et il rayonnait, il exultait, au moment où les autres kakis s’empressaient autour de lui pour le féliciter.

Marcil avait eu, à la fin, la vraie bataille qu’il avait rêvé… qu’il avait ambitionnée.

— Maintenant, disait-il à Jules Marion avec un sourire candide, si je mourais, ça me ferait moins de peine.