La revanche d’une race/22

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L’Étoile du nord (p. 149-156).

V

À L’HÔPITAL PROVISOIRE


Cette affaire avait coûté à la compagnie de Raoul Constant soixante hommes, et la perte de vie totale du bataillon Saint-Louis se chiffrait à deux cent cinquante. Quant au Vingt-Deuxième, il perdait au-delà de trois cents hommes et quelques officiers. Mais en revanche nos deux bataillons avaient conquis cinq cents mètres de tranchée, enlevé à l’ennemi une dizaine de mitrailleuses et fait cent cinquante prisonniers.


La nuit tombait — une nuit-noire, sans étoiles, morne et silencieuse — sur se secteur canadien où le calme s’était rétabli.

Entre les tranchées allemandes et les tranchées canadiennes, on pouvait voir des ombres s’agiter, aller çà et là, furtives et silencieuses.

Les unes — ambulanciers et brancardiers — ramassaient les blessés : d’autres jetaient dans les tranchées démolies et abandonnées, dans les cratères et les excavations de toutes espèces, des cadavres et des paquets de chairs sanglantes et à demi gelées : d’autres encore réparaient les défenses de fil de fer barbelé.

Enfin, un certain groupe de nos braves creusaient un boyau de communication pour relier à nos parallèles la tranchée prise aux Allemands dans la journée.

À l’arrière, sur une route défoncée par les obus — route qui conduisait aux ruines d’un petit village où l’on avait installé récemment un hôpital provisoire — sur cette route noire, difficile de passage, trois hommes cheminaient lentement côte à côte.

C’étaient nos trois amis Raoul Constant, Jules Marion et Marcil.

Les ambulances, bondées de blessés, n’avaient pu emmener Raoul. Aussi, après un pansement sommaire, le Colonel avait-il demandé à Jules et Marcil de conduire le lieutenant à l’hôpital.

Et ils étaient partis, Raoul Constant soutenu par le bras vaillant de ses deux amis.

La nuit n’était pas froide, et cette marche d’à peine deux milles — même pour Raoul blessé était un dégourdissement, un plaisir.

Ce qu’ils en avaient des choses à se dire, tout en brûlant les cigarettes du Colonel.

Pourtant ce n’était pas Jules qui faisait les frais de la conversation.

Jules, ce soir-là, laissait errer son esprit vers des horizons illuminés… Son souvenir traversait la France et l’Atlantique… C’était Ottawa qui hantait sa pensée… et l’Atlantique… C’était Ottawa qui hantait sa pensée… et c’était Violette !…

Le dénaturé !… Il n’avait de temps à autre qu’une demi-pensée pour sa pauvre mère aveugle, — qu’un demi-souvenir pour sa bonne sœur Angèle.

Mais que voulez-vous !… L’image de Violette, l’avait suivi jusque là… jusque dans la tranchée saccagée par les obus des Boches.

Avant et pendant la bataille, c’était Violette qui lui souriait, l’électrisait, l’entrainait ; après c’était encore Violette qui le félicitait, qui le décorait !…

C’était toujours Violette qui, à ce moment encore où ses camarades ne parlaient que de la charge du matin, oui, c’était Violette qui prenait toute sa pensée, tous ses rêves, toute son âme !

Et Jules s’extasiait en face de l’image adorée de Violette, pendant que le lieutenant disait à Marcil :

— Mon cher Marcil, je souhaiterais cinquante blessures comme celle que m’a flanquée cet idiot d’allemand pour recevoir une « affaire » comme celle d’aujourd’hui.

Marcil qui ne détestait pas la plaisanterie répondait :

— Selon moi, tu en demandes un peu trop ; car je suis d’avis qu’un second coup comme celui-là, tu ne verrais et ne reverrais plus rien.

— Blagueur ! répliqua Constant en riant, tu sais bien ce que je veux dire.

— Admettons !… Cependant, il ne faut pas trop t’illusionner, — tu n’es pas clair encore, tu sais !

— Une bagatelle ! fit Raoul en haussant les épaules avec dédain, je le sens bien. Mais non, au contraire, se reprit-il aussitôt, je ne la sens pas du tout.

— Ce qui signifie que tu ne sens pas de mal ?… Ça se comprend, puisque le major d’ambulance t’a plaqué là-dessus des antiseptiques puissants. Mais je te le répète, tu n’es pas clair, car j’ai vu le trou qu’a pratiqué la baïonnette du Boche. C’est grave, très grave, ajouta Marcil avec un sérieux de vieux chirurgien.

Le lieutenant ne put retenir un éclat de rire.

— C’est égal, s’écria-t-il, pourvu que je n’en crève pas avant d’avoir vu ton fait d’armes couronné et décoré !

— Souligné d’une V. C. — comme tu faisais observer ce matin.

— Justement… Et puis tant mieux si je crève, tant mieux pour toi, puisque je te désigne à l’avance comme mon successeur.

— Merci, mon vieux, je ne suis pas pressé de faire embrocher ma lieutenance, répondit Marcil avec sa raillerie habituelle.

— Soit. C’est Jules, en ce cas, qui me remplacera. Hein !… qu’en dis tu, Marion ?

À cette interpellation directe Jules tressaillit, son rêve se déchira, et il retomba dans la réalité.

Raoul et Marcil échangèrent un sourire.

À ce moment l’attention de nos trois amis fut attirée par des lumières qu’on voyait s’agiter non loin dans la noirceur.

— C’est là qu’est l’hôpital, fit observer Jules Marion.

— Diable !… s’écria Raoul Constant, nous avons dû marcher vite : il me semble que nous venons de quitter la tranchée seulement.

— C’est heureux que tu n’aies pas trouvé le chemin long, répliqua Marcil. Est-ce un éloge à notre agréable compagnie ? demanda-t-il narquois.

— Parfaitement !… répondit le lieutenant avec un éclat de rire.

À cet instant, un veilleur stationné auprès d’un mur à demi écroulé jeta dans la nuit son retentissement :

Who goes there ?…

— Un blessé ! répondit la voix sonore de Jules Marion.

Cinq minutes plus tard nos trois amis se trouvaient en face de l’église du village, à moitié démolie, qu’on avait transformée par des réparations sommaires en hôpital provisoire.


À peine nos trois amis avaient-ils dépassé la sentinelle que, derrière les ruines d’une maison avoisinante, deux ombres se détachèrent et se mirent à marcher avec mille précautions au travers des décombres dans la direction de l’hôpital.

Et l’une des deux ombres avait dit :

— Voilà notre homme… je l’ai reconnu à sa voix.

Après dix minutes de marches, elles s’approchaient à pas furtifs, et s’arrêtaient sous l’une des fenêtres de l’église.

— Êtes-vous solide, Monsieur Gaston ? demanda l’une des deux ombres.

— Que faut-il, mon révérend ?

— Me faire la courte échelle simplement.

— Allez !

Monsieur Gaston s’arc-bouta et le docteur Randall, toujours travesti en moine, grimpa aux épaules de l’espion allemand et se haussa jusqu’à la barre d’appui de la fenêtre, qui était séparée du sol par une hauteur de six ou sept pieds.

Ainsi placé, le docteur pouvait à son gré étudier les êtres et les choses à l’intérieur de l’église.

Ses regards tombèrent tout d’abord sur un lit placé sous ses yeux. Dans ce lit un blessé recevait d’une garde-malade les soins nécessités par son état.

À la vue de la garde-malade le docteur éprouva un si violent tressaillement qu’il faillit perdre l’équilibre et dégringoler. Sous la secousse Monsieur Gaston chancela, puis se raidit et demanda :

— Qu’avez-vous donc, mon révérend ?

— Rien ! répondit brusquement le docteur qui se remit immédiatement d’aplomb. Et il ajouta à part lui :

— Elle ici !… garde malade !… Est-ce possible ?…

Puis, après la surprise qui avait un moment altéré l’expression de ses traits, le docteur eut à ses lèvres un sourire mauvais.

— Allons, c’est le diable qui me la livre… elle est à moi ! pensa t-il pendant qu’un sourd ricanement agitait ses lèvres.

Puis ses regards perçants avisèrent nos trois amis, Raoul, Jules et Marcil, qui venaient d’entrer.

Randall vit Jules Marion. Ses yeux s’allumèrent de flammes sinistres et il murmura :

— Lui et elle… je les tiens tous deux en même temps.

Et sachant ce qu’il voulait savoir, il retomba sur le sol, s’arc-bouta à son tour et commanda à Monsieur Gaston :

— Montez !

L’espion obéit. Et quand il fut posté à la fenêtre le docteur lui dit :

— Regardez près de la porte d’entrée !

— Bien.

— Voyez-vous trois hommes dont l’un est assis et les deux autres debout à ses côtés ?

— Je les vois.

— Regardez attentivement l’homme de droite.

— Je le regarde, répondit l’espion ; grand, droit, figure un peu pâle, moustache noire et fine aux pointes effilées…

— Vous le reconnaitrez facilement entre cent autres ?

— Sa photographie est, dès ce moment, gravée au tréfonds de ma mémoire.

— Eh bien, c’est l’homme en question !

— Suffit !… et Monsieur Gaston sauta à terre.

— Maintenant, dit le moine, vous savez ce qu’il vous reste à faire cette nuit… cette nuit sans faute, insista le moine.

— Je le sais, et ce sera fait cette nuit sans faute, puisqu’il faut que je sois à Paris demain.

— Très bien. Seulement, en dépit de l’assurance que vous semblez avoir, je crains fort que l’obscurité ne vous empêche d’atteindre sûrement votre but.

L’espion eut un vague sourire et répondit :

— Soyez sans crainte j’ai tout prévu. Tenez, ajouta-t-il en exhibant un petit projecteur électrique, avec cette petite machine j’y verrai comme en plein jour.

— Allons, je suis tranquille, prononça le docteur Randall. Maintenant éloignons-nous, car l’endroit pourrait devenir dangereux.

Sur ce, les deux coquins se perdirent dans la nuit.


Le personnel de l’hôpital était si fort occupé que nos trois amis furent contraints d’attendre plus d’un quart d’heure avant qu’on pût s’intéresser à eux.

Après la marche qu’il venait de faire, Raoul, — sans toutefois l’avouer — se sentait tout épuisé. Sa figure était d’une pâleur excessive, et une sueur glacée inondait son front.

Enfin, le chirurgien-major aperçut la face blême de Raoul et reconnut en même temps le grade du lieutenant. Il s’approcha aussitôt pour s’enquérir de l’état du blessé.

Raoul le mit au courant du coup de baïonnette qu’il avait reçu.

Le chirurgien parut réfléchir une minute. Puis, désignant aux deux camarades de Raoul ce qui jadis avait été la sacristie ! leur dit :

— Conduisez le lieutenant à la salle privée ; j’y serai dans cinq minutes.

Nos amis s’empressèrent d’obéir à l’ordre du chirurgien, et, l’instant d’après, ils pénétraient dans ce que le docteur avait appelé « la salle privée » qu’une lampe fumeuse éclairait vaguement.

— Et nous, qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? demanda Jules Marion.

— Attendre ! répondit simplement Marcil.

— Attendre quoi ?

— Des ordres, pristi !

— Et quels ordres ?

— Tout au moins celui de nous retirer.

— C’est juste, admit Jules en souriant ; j’oublie toujours qu’un soldat ne doit bouger que sur l’ordre de son supérieur.

— En ce cas, répliqua Constant, ne bougez pas et attendez les ordres du chirurgien-major.

— Compris ! fit Jules.

— Attention ! souffla tout à coup Marcil en prenant la position réglementaire, pendant que ses yeux se fixaient sur une garde-malade qui venait d’entrer.

Sans paraître remarquer la présence des trois soldats, l’infirmière se dirigea vers une table sur laquelle — parmi un tas de choses qui s’y accumulaient en désordre, elle choisit des bandes de toile et quelques médicaments. Puis, d’un pas alerte, elle retourna vers la salle des blessés.

Elle passa devant Jules, tête basse, sans lever les yeux.

Lui, dans un coup d’œil rapide, remarqua ses traits pâles et fatigués, — il vit sous la cornette de toile blanche des boucles de cheveux dorés, — puis il tressaillit, porta ses deux mains à son front comme s’il eut été pris d’un étourdissement, ferma les yeux et chancela en murmurant :

— Violette !… Mon Dieu… ce n’est pas possible !…

Alors, pris d’un fol espoir, il se raidit et promena avidement ses regards autour de lui. Mais l’infirmière avait disparu, et Jules demeura hypnotisé comme sous l’empire d’un rêve prodigieux.

Constant et Marcil avaient surpris l’émotion agitée de leur camarade ; mais seul le lieutenant avait compris. Et, se penchant à l’oreille de Jules, il demanda :

— C’est elle, n’est-ce pas ?

— Non… j’ai dû rêver !… répondit Jules en se frottant les yeux.

— Tu crois à une ressemblance, peut-être.

— C’est vrai !

— Pourquoi ne pas t’en assurer ?

— Comment ?

— En posant une discrète question au chirurgien.

— C’est juste !… Mais non, c’est fou !… se récria-t-il tout aussitôt… c’est impossible que ce soit Violette !…

— Qui sait ?… Je l’ai regardée aussi et, comme toi, je l’ai reconnue.

— Ah ! Raoul, ne me mets pas au cœur une espérance pareille !… c’est une ressemblance te dis-je !

— Singulière… avoue-le !

— Si tu veux… mais ce ne peut-être celle que nous pensons.

L’entrée du chirurgien mit fin à ce dialogue.

L’homme de l’art, une minute, regarda distraitement les trois camarades ; puis, s’adressant à Jules et Marcil :

— Vous pouvez vous retirer, dit-il, car je pense que l’état de votre lieutenant va requérir quelques jours de traitements et de repos.

Raoul fit un geste à ses deux amis que ceux-ci comprirent : ils obéirent à l’ordre reçu.

Mais avant de sortir de l’hôpital, Jules Marion jeta un ardent regard vers la garde-malade. À ce moment, elle avait la figure tournée vers le jeune homme et les rayons d’une lampe voisine éclairaient nettement ses traits. Jules éprouva un violent frisson : la garde-malade avait souri, — ses regards avaient croisé ceux de Jules… Et lui, saisi de vertige, tituba comme un homme ivre et il serait peut-être tombé si la poigne solide d’une main nerveuse ne l’eût retenu sur ses jambes, et si une voix ne lui eût dit :

— Avance à l’ordre !… il est tard…

Et Marcil, qui ne connaissait rien des amours de Jules Marion, entraina le jeune homme au dehors. Et lui, Jules, l’esprit perdu, la tête en feu, s’en allait en se répétant !

— Violette… Violette… oui, c’est Violette !… Ah ! comment Dieu cela est-il possible ?…

Cependant, en dépit des tentatives de Marcil pour entamer la conversation, Jules demeurait obstinément renfermé dans ses pensées.

Ils étaient sortis du village abandonné, ils se trouvaient de nouveau sur la grande route défoncée, hachée, quand dans la nuit profonde un jet de lumière étincela soudain, rapide comme l’éclair qui précède le coup de tonnerre. Une seconde la silhouette de nos deux amis se dessina nettement sur la noirceur environnante — puis une détonation éclata stridente, sinistre, et dans la nuit qui reprit sa noirceur d’encre, Jules Marion poussa un gémissement plaintif et s’écroula aux pieds de Marcil consterné…