La revanche d’une race/28

La bibliothèque libre.
L’Étoile du nord (p. 195-202).

X

L’AVENTURE DE MONSIEUR GASTON


Nous avons laissé Monsieur Gaston roulant dans un fiacre, et flanqué de deux agents de la Préfecture de Police.

Où diable allait Monsieur Gaston en compagnie de ses deux gardes du corps ?

C’était la question qu’il se posait avec une extrême anxiété.

Et cette anxiété redoubla quand il vit le fiacre s’arrêter, au bout de dix minutes, devant l’hôtel Provençal.

Et comme le fiacre s’arrêtait, Monsieur Gaston vit sortir de l’hôtel un personnage qu’il reconnut avec une émotion mystérieuse et un frisson passa sur sa nuque.

Ce personnage, c’était le clergyman londonien, c’est-à-dire Randall, — et la vue du clergyman ou du moine noir causait toujours à Monsieur Gaston un malaise indéfinissable.

Le clergyman passa tout près de la portières du fiacre sans jeter le moindre regard sur ses occupants et se perdit bientôt dans la nuit.

Cependant, l’un des agents avait sauté à terre et pénétré dans l’hôtel. Il en ressortait deux minutes après accompagné d’un second personnage avec, lui aussi, la tournure d’un agent de police.

Les deux hommes échangèrent quelques mots à voix basse, et le nouveau personnage se dirigea vers une limousine peinte en guerre qui stationnait à dix pas de là.

Puis l’agent s’approcha du fiacre, fit un signe à son camarade demeuré en surveillance près de Monsieur Gaston, et, la minute suivante, ce dernier se sentait soulevé et emporté vers la limousine dans laquelle il fut jeté comme un méchant paquet de linge.

Dans la limousine deux mains saisirent Monsieur Gaston le contraignant de s’asseoir, et dans ce mouvement il sentit qu’il se trouvait entre deux nouveaux gardes du corps dont il ne put de suite voir les physionomies dans l’obscurité qui régnait. Puis la portière se referma avec un bruit sec et la machine s’ébranla.

Alors seulement, un rayon de lumière partant d’une lampe électrique de la rue illumina une seconde l’intérieur de la voiture. Monsieur Gaston jeta un coup d’œil rapide et curieux sur la figure de ses gardiens. Un frisson d’épouvante le secoua, une sueur glacée inonda son visage, il se renversa en arrière et, les yeux fermés, demeura comme frappé de mort.

Les deux gardiens de Monsieur Gaston, c’étaient deux officiers de l’État-major français.

Et la limousine fila à travers Paris.

Longtemps Monsieur Gaston demeura plongé dans sa torpeur ou son épouvante. Puis il finit par reconquérir peu à peu son calme et sa lucidité d’esprit.

Maintenant la machine volait en pleine campagne dans une direction inconnue. Monsieur Gaston voulut jeter au dehors un regard craintif : mais les stores abaissés arrêtèrent sa curiosité.

Ses deux gardiens, dont il devinait plutôt la présence, demeuraient immobiles et taciturnes.

Un moment, Monsieur Gaston tenta d’entamer la conversation : il voulut parler… dire quelque chose… mais sa gorge et ses lèvres ne parvinrent qu’à bredouiller des sons vagues étouffés par le bruit de la machine.

Où conduisait-on Monsieur Gaston ?

C’était la question qui brûlait ses lèvres ! C’était le mystère qui tourmentait son esprit ! Et il eût donné gros pour le savoir… À coup sûr, on ne le conduisait pas en Paradis !

Et, pour la première fois, l’imagination de Monsieur Gaston — alias Capitaine Von Solhen — entrevit un piquet de soldats le couchant en joue de leurs Lebels menaçants.

Il frissonna…

Avait-il peur ? Il faut le croire.

Dans la tranchée, sous les obus pleuvants, ou devant la terrible baïonnette des tirailleurs algériens, Monsieur Gaston — il faut le reconnaître — n’eût pas même songé à la peur.

Mais le peloton d’exécution !… cela lui faisait horreur. Cette vision seule le tuait à demi.

Or, c’est au moment où il s’abimait dans ces pensées, que la voiture stoppa.

Il y eut à l’extérieur un échange de paroles brèves et basses, puis la portière fut ouverte brusquement et une voix demanda en anglais, à la stupéfaction de Monsieur Gaston :

Show your papers !

En même temps une petite lanterne électrique projetait tout à coup ses rayons lumineux dans l’intérieur de la limousine, éclairant tout à fait les deux officiers français et leur prisonnier, tandis que l’homme au dehors demeurait dans l’ombre.

L’officier qui se trouvait près de la portière ouverte sortit un parchemin de sa poche et le présenta au factionnaire.

Celui-ci tourna aussitôt sa lanterne sur le papier, et en même temps sa physionomie se trouva légèrement éclairée. Monsieur Gaston crut reconnaitre un sous-officier anglais.

Un instant plus tard ce sous-officier remettait le parchemin à l’officier français, avec le laconisme usuel, « All right, » faisait le salut militaire, refermait la portière, et la limousine reprenait sa course.

Au bout de vingt minutes elle s’arrêtait de nouveau. Cette fois, l’officier français entr’ouvrit lui-même la portière, et par la portière Monsieur Gaston, toujours curieux, — curiosité parfaitement justifiable, croyons-nous, donc Monsieur Gaston entrevit une silhouette d’homme, puis il saisit un échange de paroles toujours insaisissables en dépit de ses efforts d’ouïe, puis à sa grande surprise, il vit la silhouette d’homme monter à côté du chauffeur. Et la machine repartit encore vers l’inconnu !…

Seulement, cette fois, au cahotement de la voiture, comme roulant sur un pavé inégal et défoncé par places — à ses courbes brusques et son ballottement, Monsieur Gaston crut comprendre qu’on avait maintenant laissé la grande route et qu’on allait tournant une ruelle pour tomber dans une autre et vice versa. On avait donc atteint un village. C’est ce que pensa Monsieur Gaston.

Cette course en zigzag dura dix minutes encore. Puis la machine stoppa.

Alors, le personnage monté à côté du chauffeur descendit, ouvrit la portière, dit un mot ou deux à l’oreille de l’officier français qui, touchant Monsieur Gaston à l’épaule, lui dit :

— Descendez !

— L’espion obéit, et à l’instant où il mettait pied à terre, deux mains vigoureuses le saisirent par les bras et le maintinrent solidement, tandis que la limousine virait de bord et s’éloignait rapidement dans la nuit emportant les deux officiers français.

L’air vif de la nuit raviva les sangs engourdis de Monsieur Gaston, il respira bruyamment fit battre ses paupières et ses regards tombèrent sur un sol d’une blancheur diffuse. Il neigeait, et maintenant les flocons de neige frôlaient les joues pâles de Monsieur Gaston comme les ailes douces et farineuses des phalènes. Il voulut alors voir où il se trouvait. Il n’en eut pas le temps, ou plutôt il ne put qu’entrevoir une rue sombre garnie de toits pointus qui semblaient, dans l’obscurité blanchie par la neige nouvelle, se hausser vers le ciel comme des spectres couverts de linceuls.

Les mains qui l’avaient saisi l’entraînèrent vers une porte qui s’ouvrit comme d’elle-même, et Monsieur Gaston fut poussé dans cette porte, qu’il heurta et qui, la seconde suivante, se referma derrière lui avec un bruit sourd et lugubre.

Il se vit alors dans un large vestibule éclairé seulement par une porte vitrée garnie de rideaux blancs qui se dessinait à l’autre bout du vestibule. Et derrière cette porte éclairée de l’intérieur Monsieur Gaston saisissait un bruit de voix humaines et voyait des ombres se profiler sur la blancheur des rideaux.

Où était-il ? Mystère encore.

Ses trois gardiens l’avaient arrêté au milieu du vestibule. Puis l’un d’eux alluma une lanterne qu’il venait de décrocher de la muraille et tourna les rayons de cette lanterne sur une porte basse et d’apparence grossière percée dans le mur du vestibule.

La porte fut ouverte, l’homme à la lanterne s’effaça tout en dirigeant sa lumière sur un escalier que Monsieur Gaston voyait plonger vers un gouffre de noirceur d’où s’échappaient des courants d’humidité.

Vers ce gouffre Monsieur Gaston fut poussé…

Nous avons dit que la porte était basse ; mais Monsieur Gaston était trop préoccupé de son sort futur pour faire la moindre observation sur les choses et les êtres qui l’entouraient. Aussi, alla-t-il donner brusquement de la tête contre le cadre supérieur de la porte.

Il ne put retenir une plainte de douleur. À la plainte un ricanement répondit. Et, l’instant d’après, il dégringolait l’escalier criant et branlant, il atteignait un sol humide et, dans l’obscurité coupée de rayons blafards projetés par la lanterne, il se sentit rudement jeté dans quelque chose qui lui sembla avoir la forme d’une boite, puis, enfin, une porte se referma violemment sur la scène.

La minute suivante, Monsieur Gaston se voyait tout à fait seul, vivant dans la mort, avec la noirceur humide et lourde peuplée de spectres et de fantômes, suant, tremblant, agonisant de peur et d’horreur…

Il éprouva un étourdissement violent et chancela. D’instinct il étendit les bras comme pour se cramponner à quelque chose.

Alors, pour comble d’horreur, ses mains rencontrèrent des mains humaines qui saisissaient les siennes… Il voulut crier, sa voix se déchira dans son gosier… il tomba comme on tombe dans un rêve gigantesque… il s’évanouit.

Toutefois, son évanouissement fut de courte durée.

Une vive lumière rayonna tout à coup sur ses paupières closes… il ouvrit les yeux.

Or, comme il s’était évanoui tout à l’heure au contact de mains étrangères naturelles ou surnaturelles, — cette fois, ce qu’il vit le fit bondir sur ses pieds comme au contact d’un choc électrique. Et, hoquetant effaré, prêt à retourner dans son évanouissement, il balbutia :

— Le Moine Noir !…

En effet, devant l’affolement de Monsieur Gaston se dressait la tragique et sinistre silhouette du Moine Noir, avec sa face blême émergeant de la cagoule, ses yeux brillant d’éclairs fauves, et son crucifix lugubre aux reflets métalliques et menaçants.

Et le Moine, avec son ricanement diabolique, disait :

— Eh bien ! monsieur Gaston dites-moi donc après quel chat vous courez à trois heures de la nuit et à soixante kilomètres de Paris ou les rats eux-mêmes n’oseraient fourrer leurs museaux.

Pour toute réponse Monsieur Gaston fit entendre un rauque gémissement.

— Et ce qui plus m’étonne, poursuivit le Moine toujours avec son ricanement moqueur, c’est que le brave capitaine Von Solhen, à la vue d’un bon et brave religieux remplissant ses devoirs de consolateur des opprimés, ce brave capitaine à qui mille morts ne feraient pas peur, s’évanouit tout comme une femmelette. Fi donc, capitaine ! s’écria le Moine avec un dédain ironique, ne m’ôtez pas de l’esprit l’excellente opinion que je m’étais faite de vous.

Pendant le verbiage du Moine, Monsieur Gaston revenait peu à peu de ses terreurs. Pour la première fois il jeta autour de lui un regard circulaire comme pour chercher l’issue par laquelle le Moine s’était si subrepticement introduit.

Autant que la lumière répandue par la lanterne électrique du Moine pouvait éclairer la place, Monsieur Gaston se vit dans une espèce de cachot de huit pieds carrés environ, muré de pierres solides, avec comme issue l’unique porte par laquelle le prisonnier avait été introduit, ou mieux par laquelle il avait été jeté. Avec ses barres de fer verticales et horizontales, cette porte avait l’air d’une solidité à toute épreuve.

Comme plancher, c’était le sol brut suintant l’humidité.

Pour le confort du prisonnier, un lit de camp s’appuyait contre la muraille. C’était tout.

Le Moine observait le prisonnier avec son sourire ironique.

Enfin Monsieur Gaston demanda :

— Par où diable êtes-vous entré ?

— Par la porte.

— Celle-ci ? fit naïvement Monsieur Gaston.

— Parbleu !… En voyez-vous une autre ?

— Pourtant je ne vous ai pas vu entrer.

— C’est que j’étais ici avant vous.

— Ici ?… avant moi ?… s’écria Monsieur Gaston étourdi.

— Puisque je vous le dis.

— Mais alors… les yeux jaunes de Monsieur Gaston l’allumèrent de rayons de joie, — alors, dit-il, vous seriez prisonnier comme moi ?

— Avec une petite différence seulement.

— Laquelle donc ?

— C’est que je suis prisonnier… volontaire.

— Vous moquez-vous de moi ?

— Ai-je le temps de me moquer de vous, mon cher Monsieur Gaston ? Je vous répète, pour votre satisfaction, que je suis entré ici par cette unique porte, et que cette porte était tout ouverte.

— Je sais bien que cette porte était ouverte, fit monsieur Gaston dont l’ahurissement grandissait.

— Alors pourquoi vous étonnez-vous ?

— De vous trouver ici, quoi !

— C’est bien simple, je vous attendais.

— Moi ?…

— Oui, vous… Pas le roi d’Angleterre !…

— Vous saviez donc que j’étais arrêté ?

— Et que vous étiez conduit ici même où je vous précède de dix minutes seulement.

Tout à coup Monsieur Gaston se frappa le front.

— Ah !… gronda t-il en dardant ses regards devenus terribles et sanglants dans les yeux railleurs du Moine, ah ! est-ce vous par hasard qui m’auriez dénoncé ?…

— Enfin !… s’écria le Moine avec un rire méprisant, vous retrouvez votre perspicacité, Monsieur Gaston.

— Ah ! c’est vous !… rugit ce dernier, qui avez fait le coup ?… Et monsieur Gaston, l’œil ensanglanté, les poings crispés, écumant de rage, recula de deux pas, et, se ramassant sur lui-même comme pour s’apprêter à bondir jeta avec un ricanement terrible ces paroles menaçantes :

— Eh bien !… nous allons rire !…

— Pourquoi ? demanda le moine très calme.

— Parce que je vais tuer un traître et un lâche … Étais-je stupide ?… Pourquoi n’ai-je pas compris que cela devait arriver ainsi le jour où l’on n’aurait plus besoin de moi.

— Vous vous trompez, nous avons besoin de vous encore.

— Quand je vais être fusillé dès l’aube !… éclata Monsieur Gaston avec une furie croissante. Ah ! bandit, au moins je ne mourrai pas sans vengeance.

Puis, rapide comme la pensée et avec l’agilité d’un tigre il fit un bond énorme jusqu’au moine.

Mais une main fine et nerveuse le saisit à la gorge. Des doigts d’acier pénétrèrent dans sa chair et Monsieur Gaston vomit un râle.

— Mon cher Monsieur Gaston, ricana le moine, ne faites donc plus de bêtises… Je vous répète que vous n’êtes pas de taille avec moi.

Et en même temps il lâcha la gorge bleuie de l’espion qui, haletant, titubant, alla s’affaisser lourdement sur le lit de camp.

Encore une fois, Monsieur Gaston était dompté.