La revanche d’une race/29

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L’Étoile du nord (p. 202-208).

XII

OÙ LES CARTES DU DOCTEUR
RANDALL
SE BROUILLENT.


Le Moine Noir — ou mieux le Docteur Randall s’était assis à son tour tout près de Monsieur Gaston qui paraissait s’absorber en d’amères réflexions.

— Mon cher capitaine, dit Randall sur un ton dégagé, il ne faut prendre au sérieux ce qui n’est qu’apparent ; je vous ai fait arrêter pour accomplir un projet qui ne pouvait avoir chance de succès sans cette formalité. Mais de même qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, je vous rendrai votre liberté.

À ces dernières paroles Monsieur Gaston éprouva une commotion joyeuse ; il releva la tête et regarda curieusement son interlocuteur.

Le Docteur, avec sa face pâle perdue au fond de la noire cagoule, reprenait à ses lèvres son sourire sardonique.

— Mon cher Monsieur Gaston, il me faut, avant toute chose, vous complimenter sur votre coup d’œil et votre merveilleuse adresse au tir ; surtout quand vous avez contre vous le désavantage d’une nuit fort noire. Du reste, vous m’aviez affirmé que vous étiez doué d’un œil pouvant faire une rude concurrence à la vue du hibou.

Ce compliment fit naître un sourire sur les lèvres de l’allemand.

— Oui, continua le Moine, je vous le répète, votre adresse est prodigieuse, — au point que vous logez votre balle de façon que votre homme n’en ait que pour huit à dix jours de repos.

Monsieur Gaston tressaillit.

Que voulez-vous dire ? bégaya-t-il.

— Tout simplement que vous avez envoyé en congé à l’hôpital l’homme que vous aviez convenu d’expédier en enfer.

Monsieur Gaston sauta en l’air pendant que sa physionomie se revêtait d’un ahurissement comique.

— Il n’est pas mort ?… souffla-t-il difficilement.

— Puisqu’il se porte mieux que vous et moi…

— Pourtant, repartit Monsieur Gaston qui retrouvait son calme, je l’ai vu tomber aux bras de son camarade.

— C’est dans les bras du diable que vous étiez chargé de le jeter !

— Je sais bien et vous m’en voyez tout désolé… Je n’y comprends rien, ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, il faut qu’un charme l’ait protégé en détournant ma balle.

— Vous n’y êtes pas, interrompit rudement le docteur, votre balle a porté, mais au mauvais endroit, voilà tout.

— C’est peut-être ce qui vous a poussé à me dénoncer ? dit Monsieur Gaston pendant qu’un nouvel éclair de colère et de haine enflammait ses yeux jaunes.

— Monsieur Gaston, répliqua Randall d’une voix brève et glaciale, venez vous rasseoir et causons sérieusement. Du reste, la nuit avance et je veux être à Paris au jour.

L’espion obéit à l’injonction.

— Écoutez-moi, poursuivit le docteur. Mon but, en vous faisant arrêter, c’était pour confirmer une lettre de dénonciation dont doit être saisi à cette heure l’État-major anglais. Et cette lettre accuse l’homme que vous avez si maladroitement manqué, c’est-à-dire Jules Marion, d’être affilié à la bande d’espions dont vous êtes à Paris l’un des chefs.

Un vague sourire plissa les lèvres de Monsieur Gaston.

— Vous savez bien, mon révérend, que votre accusation n’aura aucune portée.

— Comment l’entendez-vous ?

— En ce sens que les autorités militaires, n’ayant aucune preuve contre ce jeune homme, seront forcées d’admettre une stupide calomnie.

— Mais il y aura des preuves — des preuves apparentes, je l’avoue, mais suffisantes pour mettre Marion en face du peloton d’exécution.

— Quelles preuves apparentes pourrez-vous apporter ? demanda Monsieur Gaston dont la curiosité s’éveillait.

— D’abord vous confirmerez au premier interrogatoire la lettre d’accusation adressée à l’État-Major anglais. Ensuite sous allez sous ma dictée écrire une lettre qui parviendra [illisible] demain à Marion.

— Et vous croyez que cela suffira pour ca[illisible] votre homme ?

— Je le crois. Car, vous le savez comme moi, en temps de guerre un homme suspect est un homme mort ou à peu près. Et puis vous serez confronté avec votre pseudo-acolyte. [illisible] il peut arriver qu’une note sera adressée à Marion lui recommandant la réserve et la discrétion, de ne pas vous reconnaître, de n’avoir aucune relation avec vous ou vos lieutenants, [illisible] de tout nier ; il arrivera que cette note tombera un peu avant la confrontation, aux mains de l’État-Major.

— D’où viendra cette note ?

— Du ciel ou de l’enfer — qu’importe !…

— Et alors ?…

— Et alors, mon cher Monsieur Gaston, acheva le docteur avec un rire funèbre, il [illisible]vera que les autorités militaires expédieront [illisible] feu » séance tenante ledit Jules Marion et [illisible] dit Capitaine Von Solhen.

Monsieur Gaston frissonna et pâlit.

— Pourquoi, gronda-t-il, me disiez-vous tout à l’heure que vous me rendriez ma liberté ?

— Est-ce que je m’en dédis ?… Si vous m’aviez seulement laissé finir. Donc je poursuis. L’interrogatoire aura lieu ici, dans la salle supérieure de cet édifice où loge l’État-Major. Puis, vous serez confronté, ici encore, si notre blessé est en état de supporter [illisible] voyage ; car il y a d’ici à l’hôpital [illisible] trente bons kilomètres. Sinon, là-bas où vous serez conduit demain ou après-demain. À [illisible] hasard, vous reviendrez habiter cette cellule en attendant l’heure solennelle… C’est alors que je tiendrai ma promesse.

Monsieur Gaston ne paraissait ni à l’aise, ni convaincu.

— Supposez, dit-il d’une voix frissonnante, que l’exécution ait lieu là-bas… à la suite de [illisible] confrontation !

Le Docteur eut aux lèvres un sourire énigmatique.

— Cela se pourrait fort bien, répliqua-t-il tranquillement. Mais comme les Anglais et les Français ne sont ni barbares, ni paiens, [illisible] bon capitaine Vol Solden aura toujours [illisible] quart d’heure pour se préparer à l’éternel voyage…

— Eh bien !… hoqueta Monsieur Gaston [illisible]vide.

— Eh bien, il se trouvera un bon religieux pour vous réconcilier avec votre Créateur et vous ouvrir ensuite la porte du Ciel, c’est-à-dire la porte à la liberté.

— Ah ! qui que vous soyez, s’écria Monsieur Gaston plein d’admiration pour cet homme en robe de moine qui formulait les choses les plus extravagantes avec une tranquillité et une conviction indéniables, — qui que vous soyez, mon révérend, je rends hommage à votre génie inventif et je me fie entièrement à vous.

— Bien, termina le docteur d’une voix brève. Passons maintenant à la lettre que je veux vous dicter.

Sa main droite alla fouiller à l’intérieur de sa robe, et elle reparut tenant un calepin et une plume-fontaine.

— Voici le nécessaire, dit-il. Vous n’avez qu’à vous accommoder le mieux possible sur ce lit.

Monsieur Gaston releva le matelas du lit de camp, — un simple lit de planches jointes côte-à-côte, y posa le calepin, se pencha en s’ap doigts, il attendit.

Le docteur dicta alors la lettre que Jules Marion avait reçue à l’hôpital, — lettre que le hasard avait mis entre les mains du général anglais, et dont nous connaissons le contenu.

Une fois la lettre écrite et signé des initiales Von S. le Docteur fit mettre sur une enveloppe l’adresse de Jules à l’hôpital, puis mit le tout dans sa poche.

— Maintenant, Monsieur Gaston, je me retire et vous recommande de ne pas oublier mes instructions : du reste, vous le savez, il y va de votre tête.

— Mais vous n’oublierez pas vous non plus votre promesse ?…

— Je n’oublie jamais rien, riposta le docteur d’une voix dure.

Aussitôt, il pressa un ressort de sa lanterne qui s’éteignit, plongeant le cachot dans une obscurité complète.

Et aussitôt un silence funèbre environna Monsieur Gaston.

Aussitôt encore des sueurs glacées inondèrent le visage de Monsieur Gaston, et il bégaya entre ses dents qui s’entrechoquaient de superstitieuse terreur :

— Êtes-vous là, mon révérend ?…

Rien ne répondit que l’écho lugubre qui fit bondir Monsieur Gaston d’atroce épouvante.

Et ce qui accrut l’horreur de sa situation ce furent ses battements de cœur qui coupaient l’éternel silence de coups de tambour.

Dans son affolement il se rappela qu’il possédait quelque part des allumettes.

Après s’être fouillé durant une longue minute, il en trouva une.

D’une main fébrile il la frotta, — le crépitement de l’allumette le fit tressauter.

Puis il haussa ce faible luminaire à hauteur de sa tête, et promena autour de lui un regard épouvanté.

Il était seul, le moine noir avait disparu et la porte du cachot demeurait solidement fermée.

Monsieur Gaston tomba anéanti sur son grabat.


Tout, — ou plutôt une partie du tout se passa ainsi que prévu par le docteur.

Le lendemain matin, Monsieur Gaston subissait un long interrogatoire serré et minutieux. Et, pour obéir aux instructions du Moine Noir, il confirma l’accusation portée contre Jules Marion. Puis il fut renvoyé à sa cellule.

Trois jours s’écoulèrent avec une lenteur de siècles durant lesquels Monsieur Gaston ne vit âme qui vive, hormis un sous-officier qui lui apportait, trois fois par jour, un plateau de mets abondants et très bien apprêtés. Le sous-officier apportait aussi une lanterne, permettant à Monsieur Gaston de faire bombance et ripaille à la clarté, demeurait dans un mutisme farouche à toutes les questions posées par le prisonnier puis, mets avalés par Monsieur Gaston, il reprenait plateau et lanterne et s’en allait, laissant ce pauvre Monsieur Gaston se débrouiller avec sa digestion et ses terreurs.

Nous ne dirons pas tout ce que souffrit Monsieur Gaston durant ses longues heures de captivité. Seulement, lorsque trois jours après son interrogatoire on vint le chercher pour la seconde fois, il était devenu méconnaissable, — au point que la brave Berthe — à moins qu’elle ne fût morte à cette heure de ses propres épouvantes — l’eût pris pour un spectre sortant de l’enfer.

Monsieur Gaston quittait son cachot avec une tête toute blanche, des joues creuses et livides, des moustaches grisonnantes et tombantes, des yeux hagards et enfoncés dans leurs orbites…

Cette fois, ce ne fut pas à la salle supérieure que fut conduit Monsieur Gaston ; ce fut dehors, dans l’air de décembre, dans une nuit pâle et froide en son marteau d’hermine.

Et ce fut encore dans la limousine que Monsieur Gaston monta, escorté du pas militaire et de la raideur de deux officiers anglais.

Puis la limousine s’élança vers l’inconnu encore suivie de près par une autre auto.

Où allait Monsieur Gaston cette fois ?… Quelle heure de la nuit était-il ?… Qui donc suivait dans la seconde auto ?…

Ces trois questions demeuraient pour lui du mystérieux, de l’indéchiffrable.

Après une heure de vitesse modérée, la machine portant Monsieur Gaston et ses deux officiers s’arrêta.

À deux pas en arrière la seconde limousine en fit autant, et quatre personnages inconnus enveloppés de fourrures en descendirent.

Dès le premier abord Monsieur Gaston reconnut non loin de lui l’ancienne église à demi écroulée qui servait d’hôpital, et il pâlit.

Et, entraîné vers l’hôpital par ses deux gardes du corps, il pensait :

— C’est la confrontation… Il frissonna puis chancela en songeant que la sentence de mort allait peut-être suivre et, qu’avant l’aurore, il aurait fait le grand saut.

Les officiers le sentant faiblir le secouèrent rudement.

Puis ils entrèrent à l’hôpital précédés des quatre personnages inconnus, qui n’étaient autres que des officiers supérieurs.

Monsieur Gaston, d’un suprême effort se raidit et se prépara à faire face au terrible rôle qu’il allait jouer.

Hormis le chirurgien-major et l’une des gardes-malades, tout le monde, infirmiers et blessés, reposaient.

L’un des quatre officiers supérieurs échangea quelques paroles avec le chirurgien qui laissa voir sur sa physionomie un profond étonnement.

— Jules Marion !… balbutia le major… c’est donc vrai qu’il est coupable de trahison ?

— Nous venons d’établir la dernière preuve, répondit l’officier. Veuillez donc nous conduire à lui.

— Venez ! dit seulement le chirurgien.

L’instant d’après, le chirurgien, les quatre officiers supérieurs et les deux autres officiers entrainant Monsieur Gaston plus mort que vif, s’arrêtèrent devant le lit de Jules Marion. Les rideaux de blancheur éblouissante étaient fermés.

D’un geste lent le chirurgien les écarta et, au premier coup d’œil, il tressaillit, puis chancela comme frappé de vertige.

Et le même tressaillement… le même vertige saisit tous les spectateurs. Puis, il se produisit un recul de stupeur indéfinissable devant le lit vide de son blessé : Jules Marion n’était plus là !…