La revanche d’une race/40

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L’Étoile du nord (p. 275-287).

III

LA REVANCHE D’UN CHRÉTIEN


Sur le seuil de la porte l’abbé s’était arrêté pour considérer assez curieusement Jules et Violette tout à tour.

La jeune fille avait baissé les yeux, rougissante.

Jules, silencieux et souriant, tenait sa main levée comme pour l’offrir à l’abbé.

Celui-ci parut lire sur ces deux physionomies rayonnantes la scène qui venait de se passer.

Puis il sourit à Violette qui relevait sur l’abbé ses regards brillants.

— Mademoiselle, dit l’abbé d’une voix aux intonations douces et profondes, hier votre pâleur, la fatigue que je lisais sur vos paupières tombantes de lourdeur, et votre démarche parfois chancelante me faisaient vous réprimander pour l’excès de zèle que vous apportez auprès de notre pauvre malade. Aujourd’hui, je dois vous complimenter sur votre bonne mine et l’air reposé que m’offre toute votre personne. En quittant l’hôpital hier, je m’en voulais presque de vous avoir grondée ; aujourd’hui, je m’en félicite.

Puis, s’approchant vivement du lieutenant dont il prit affectueusement la main :

— Et toi, mon cher enfant, dois-je attribuer à ce bon souffle printanier, à ces beaux rayons de soleil ces rougeurs de santé, de force et de vie qui font que je reconnais difficilement aujourd’hui le moribond d’hier ?

— Monsieur l’abbé, répondit Jules avec un sourire de bonheur, depuis ce matin je sens couler avec mon sang une vie nouvelle.

— Béni soit le bon Dieu !… Te voyant revivre, mon cher enfant je revis moi-même.

Il se baissa à l’oreille du jeune homme et lui murmura :

— Ne t’ai-je pas dit qu’elle te sauverait, un jour ?

Oui, deux fois !… répondit Jules.

— Deux fois !… fit l’abbé surpris.

— Elle m’a sauvé de la mort en premier lieu, du désespoir ensuite !

— Du désespoir ?

— Je vous expliquerai cela tout à l’heure.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Quand nous serons seuls.

L’abbé se tourna du côté où Violette se tenait la minute d’avant ; la jeune fille n’était plus là.

L’abbé eut un sourire tendre.

— Mon fils, dit-il, tu peux parler sans crainte, nous sommes seuls : Violette n’est plus ici.

— Déjà partie ?

— C’est une fille intelligente et discrète.

— C’est une sainte ! murmura Jules avec ardeur.

— C’est vrai, approuva l’abbé en inclinant la tête. Et penser qu’autrefois je l’avais mal jugée… Mais qu’importe ! le passé est loin, c’est du présent et de l’avenir qu’il s’agit. Et à présent m’expliqueras-tu, Jules ce bonheur étrange que je devine un peu depuis mon entrée dans cette chambre.

— Ne comprenez-vous pas un peu quelque chose ?

— Que veux-tu que je comprenne ?

— Que Violette m’aime toujours… quand même !

— Tu avais donc douté d’elle, malheureux ?

— Mes affreuses infirmités… pensez-donc !… N’était-ce pas assez pour faire douter de moins sceptiques ?

— Je t’ai toujours dit que rien ne brise des amours comme les vôtres :

— Ensuite : continua Jules, il y avait un si grand obstacle… un abime qui nous avait paru impossible de combler.

— Que veux-tu dire ?

— Que Violette m’a révélé l’entière vérité. Elle m’a affirmé que l’obstacle, l’abime, tout ce qui nous séparait et nous éloignait jadis, a été renversé, comblé !… Elle m’a dit… ah ! monsieur l’abbé, quelle joie !… elle m’a avoué tantôt que, depuis un mois, elle adore notre Dieu… celui que nous adorons…

— Oh ! la terrible enfant ! gronda l’abbé d’une voix de paternelle tendresse, elle m’a désobéi. Je lui avais ai bien recommandé d’attendre encore. Mais, enfin, je ne lui en veux pas trop, puisque cette confidence t’a fait du bien.

— Je vous répète qu’elle m’a sauvé pour la seconde fois. Je me désespérais de rester dans la vie avec mes terribles infirmités ; je ne pouvais me faire à la pensée de devenir une nouvelle et accablante charge à ma bonne Angèle ; la vie me devenait odieuse je souhaitais mourir… lorsqu’elle m’a dit qu’elle ne me quitterait plus… jamais !

— Ah ! vaillante et noble fille ! s’écria l’abbé avec admiration.

— La plus noble entre les nobles, comme je vous le disais là-bas.

— Tu l’avais bien jugée mon fils. Mais parlons d’autres choses, ajouta l’abbé en s’asseyant sur le lit du malade. Il va s’agir maintenant de choses d’une extrême gravité, et je compte que tu seras fort et courageux.

— Avez-vous quelque mauvaise nouvelle à m’apprendre ?

— Oui et non… Laisse-moi d’abord te poser une question qui me démange terriblement la langue depuis quelques jours.

— Je suis prêt à vous répondre.

— Jules, tu te rappelles bien maintenant toute la terrible et sanglante affaire de laquelle tu es sorti en lambeaux, mais vivant ?

— J’en garderai toujours l’effrayant souvenir.

— De la bataille… de la mine… je sais. Mais il est un autre incident, qui a suivi le premier de quelques heures ; je veux parler de ce qui est survenu sur la lisière de ce bois où, tout sanglant, agonisant tu demeurais seul.

Jules tressaillit et pâlit.

— Ah ! je vois que tu en as gardé aussi le souvenir. — Ce souvenir, Monsieur l’abbé, répondit Jules d’une voix sourde, je cherche à le rayer de ma mémoire.

— Pourquoi ?

— Par amour pour elle !

— Grande âme ! Je l’avais pensé. Ainsi, c’est « lui » qui fut le coupable ?

— Hélas !

— C’est donc que tu lui pardonnes ?

— Pour elle… oui.

— Et non pour le bon Dieu qui demande de pardonner les offenses ? demanda l’abbé d’une voix lente et grave.

— Pour elle… seule ! monsieur l’abbé, répondit Jules avec un accent énergique.

— Jules !… dit sévèrement l’abbé.

— Monsieur l’abbé, le bon Dieu à qui je rends mille actions de grâces, ne peut défendre qu’un tel misérable échappe à la justice des hommes. C’est le devoir… oui, le devoir de tout honnête homme, comme de tout bon chrétien qui aime la société, de dénoncer de tels coquins à la justice, afin qu’ils reçoivent la punition à leurs crimes. L’ai-je dénoncé, lui ? Non. Pour la première fois j’ai failli à mon devoir d’honnête homme, j’ai failli à ce devoir par amour pour elle !

L’abbé demeura pensif. Tout au fond de lui-même il respectait la logique du jeune homme. Durant une longue minute il parut méditer les paroles du lieutenant. Puis il dit en relevant la tête :

— Jules, tu as peut-être raison… n’en parlons plus. Néanmoins, il faut que je t’apprenne un incident tout récent, l’œuvre — et un peu la mienne aussi — de ton ami défunt, le capitaine Constant. L’autre jour, je t’ai dit comment le capitaine n’avait pas voulu mourir sans que tu fusses vengé. Eh bien…

— Eh bien ?

— Harold a été arrêté.

Jules sursauta, une lividité cadavérique se répandit sur son visage, entre ses lèvres passa comme un gémissement. Il demeura muet. Le prêtre comprit qu’une nouvelle souffrance venait d’ouvrir une plaie à peine cicatrisée dans l’âme du malade. Il reprit sur un ton très compatissant :

— Jules, je t’ai fait mal, n’est-ce pas ? Pardonne-moi, mon garçon. C’était nécessaire. Il fallait t’apprendre ce fait pour mieux te préparer à une très grosse épreuve.

— Monsieur l’abbé, répondit le lieutenant d’une voix angoissée, quant à moi, je suis prêt à tout, à toutes les épreuves, à toutes les catastrophes. Mais c’est à Violette qu’il faut penser ! C’est d’elle qu’il faut éloigner l’épreuve et la souffrance. Ah ! comme tout à l’heure elle était heureuse ! Je le sentais, je la voyais… Et maintenant faudra-t-il que ce bonheur à peine né s’éclipse à l’approche d’un sombre nuage ? Est-ce que déjà les beaux rêves ébauchés vont s’éparpiller et s’évanouir sous le vent d’orage ? Ah ! cruauté du sort !… gémit le malheureux tandis que ses traits se crispaient douloureusement.

— Jules, dit l’abbé avec un accent de doux reproche, je te pensais plus courageux.

— Eh ! monsieur l’abbé, ne le suis-je pas assez ? répliqua le lieutenant avec un sourire amer. Mais ne comprenez-vous pas que c’est Violette qui souffrira… si déjà à cette heure elle ne verse des torrents de larmes !… Le sait-elle que son père a été arrêté ?

— Je pense qu’elle sait tout en ce moment, parce que le chirurgien a dû le lui apprendre, comme il en était chargé. Mais je suis tranquille : je connais trop sa vaillance pour m’inquiéter à son sujet. Violette, j’en suis certain, saura surmonter cette épreuve avec tout l’héroïsme de son amour pour toi.

— Mais enfin, quelle est donc cette grosse épreuve dont vous me parliez tantôt ? demanda Jules très inquiet.

L’abbé n’eut pas le temps de répondre, on venait de frapper à la porte.

Il alla ouvrir. Puis, reconnaissant les personnes qui entraient, il revint aussitôt près de Jules à qui il murmura d’une voix très tendre.

— Mon fils, voici l’épreuve ! Sois fort et courageux ! Songe à elle car elle est là aussi ! Oui, songe à elle, puisque c’est elle qui t’a sauvé !

Alors, Jules se raidit, reprit son calme et serra énergiquement la main que l’abbé abandonnait.

Sept personnages venaient de pénétrer dans la chambre.

C’était d’abord le chirurgien en chef suivi d’un juge d’instruction.

Puis venait monsieur Durieux, l’agent de police, accompagné d’un autre agent. Entre ces deux hommes de police marchait Harold Spalding, tremblant, défait, pitoyable.

En dernier lieu venaient Pascal et Violette. La jeune fille avait insisté pour être admise à la confrontation.

Le chirurgien et le juge d’instruction s’étaient approchés jusqu’au chevet du blessé.

Les deux agents de police s’étaient arrêtés au pied du lit, de sorte que Harold se trouvait face à face avec sa victime. Aussi, à la vue du malade avec son bandeau blanc sur ses yeux éteints, avec son unique bras reposant sur la blanche couverture du lit, Harold avait chancelé et promené autour de lui un regard de détresse, comme s’il eût cherché une issue pour s’enfuir, si bien que les deux agents avaient dû le maintenir.

L’abbé Marcotte avait pensé avec épouvante :

Le malheureux !… il va se perdre !

Derrière le groupe formé par les deux agents et Harold, et tout près de la porte, comme s’il eut craint de se montrer, Pascal, demeurait pâle et gêné.

Quant à Violette elle s’était postée derrière son père, mais de façon à bien voir son Jules. En dépit de la terrible scène qu’elle prévoyait, la vaillante fille conservait une attitude calme.

Durant quelques minutes un silence funèbre enveloppa les personnages de cette scène.

Le juge d’instruction, après avoir salué l’abbé avec courtoisie et murmuré quelques paroles à son oreille, s’approcha tout près du blessé.

Un instant, il parut observer avec une profonde pitié cette pauvre loque humaine. Puis, ce fut d’une voix douce qu’il commença :

— Mon ami, vous nous pardonnerez de venir vous importuner ; nous n’avons pu nous dérober aux devoirs que nous imposent nos fonctions de magistrat. Du reste, je ne vous poserai que les questions les plus indispensables.

Jules garda le silence.

Le juge fit un signe à monsieur Durieux, qui prit en mains son carnet de notes, et il interrogea :

— Vous vous appelez Jules Marion, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le juge.

— Lieutenant dans l’infanterie canadienne ?

— Oui.

— On dit que vous fûtes blessé lors d’un engagement au cours duquel vous vous êtes sacrifié en allant mettre le feu à une mine souterraine ?

— J’ai fait mon devoir.

— Bien. Vous vous rappelez avoir perdu votre bras gauche et votre jambe droite dans cette terrible explosion ?

— Je me le rappelle.

— Vous vous souvenez aussi que votre vue était en parfait état lorsque vous avez été secouru ?

— J’ai reconnu, de mes yeux, les deux amis qui m’ont sauvé.

— Très bien. Pouvez-vous me dire en quelques mots seulement en quel endroit vous ont conduit ces deux braves au sortir du champ de bataille ?

— À deux kilomètres environ de la dernière tranchée, sur la lisière d’un petit bois.

— Vous aviez alors votre parfaite connaissance ?

— Oui.

— Vous pouvez le jurer ?

— Oui.

— On dit que vos camarades vous ont abandonné un moment pour aller chercher un brancard ?

— C’est la vérité

— Combien de temps êtes-vous demeuré seul ?

— Je ne puis préciser, n’ayant pas eu connaissance du retour de mes camarades.

— Ah ! vous n’avez pas eu connaissance du retour de vos camarades. Pourquoi ? Pouvez-vous me donner des explications claires ?

Jules garda le silence et parut réfléchir. Il était demeuré très calme, et toutes ses réponses avaient été faites sur un ton ferme.

Toute l’assistance paraissait suspendue aux lèvres pâles du malade, et durant la minute qui suivit les dernières paroles du juge, un silence de mort pesa lourdement. Tous pensaient entendre une accusation terrible, et cette pensée les tenait tous en haleine. Mais tous, néanmoins, avaient une physionomie tranquille.

Seul, le prisonnier paraissait mal à l’aise. Sa tête chauve s’inclinait lourdement sur sa poitrine. D’abondantes sueurs inondaient sa figure décolorée et noyaient le plastron de sa chemise. Tous ses membres frissonnaient comme s’il eût grelotté de froid sous une bise du nord.

Il faisait pitié !

Violette ne semblait pas voir son père, elle tenait constamment ses yeux rivés sur la figure calme de son cher Jules. Et en dépit de la tournure que prenait l’interrogatoire, en dépit de l’effroyable vérité qu’elle savait et de la terrible condamnation qui pouvait tomber sur la tête de celui qu’elle aimait encore, son père, en dépit de tout cela, la noble fille gardait au fond de ses yeux bleus une lueur d’espoir.

Et cet espoir parut grandir quand Jules demanda d’une voix lente et haute :

— Monsieur le juge, me contraignez-vous de dire toute la vérité ?

— Oui, toute la vérité ! répondit le juge d’une voix solennelle.

Jules tressaillit légèrement. Violette et l’abbé Marcotte pâlirent.

Harold échappa un rauque gémissement.

Seul, Pascal eut un sourire, car seul de nos amis il souhaitait que Jules fût vengé, que le coquin qui était là fût châtié.

Maintenant Jules disait :

— Je demeurai donc seul sur la lisière du petit bois où mes camarades m’avaient déposé. Vingt minutes s’écoulèrent. Tout à coup à travers les buissons du voisinage je vis un homme, vêtu en ouvrier, mais un homme que je reconnaissais bien, s’avancer furtivement dans ma direction. À dix pas de moi cet homme — cet ennemi que je redoutais — s’arrêta pour me lancer un regard de haine. Puis ses lèvres esquissèrent un sourire cruel. L’homme se rapprocha de moi à pas lents et en jetant autour de lui des regards scrutateurs. Je frémis. Je devinais que quelque chose d’horrible allait se passer, que ce qui me restait de vie allait être la proie de ce fauve. Il fut bientôt tout près de moi. Je voulus me dresser pour me défendre, mais je demeurai inerte, sans force. Je voulus parler, ma langue demeura collée à mon palais. Et je regardai l’homme avec épouvante. À cette minute, je vis briller dans sa main droite le verre bleu sombre d’une petite fiole, j’entendis en même temps un ricanement funèbre. Je tentai de fermer mes yeux pour ne pas voir ce démon, je n’y parvins pas. Et tout à coup je poussai un rugissement de douleur : mes yeux brûlaient. La souffrance fut si atroce que je m’évanouis. Le reste, monsieur le juge, échappe à mon souvenir.

Jules se tut.

Dans la chambre silencieuse on entendait le halètement des poitrines.

Le juge semblait réfléchir.

Le prisonnier flageolait sur ses jambes. Pensant qu’il allait tomber, l’un des agents le soutint d’un bras. Toute l’attitude du millionnaire l’accusait. Et de temps à autre le juge laissait peser sur lui un regard perçant.

L’abbé Marcotte ne quittait pas Jules de ses regards profonds et tristes. On eût dit qu’il cherchait à saisir à l’avance la pensée du jeune homme, comme pour mieux entendre la réponse que Jules allait faire aux questions du juge.

Pendant cette minute de lourd silence le chirurgien avait pris le poignet du malade et en tâtait le pouls. Il parut satisfait.

Le juge rompit le silence.

— Lieutenant Marion, dit-il d’une voix posée, si tout à coup l’art médical vous faisait recouvrer votre vue, et que votre agresseur se trouvât en votre présence, reconnaitriez-vous cet homme ?

— Je le reconnaitrais, répondit jules sur un ton assuré.

— Vous êtes sûr de votre affirmation ?… Songez-y, il peut y aller de la vie d’un homme !

Un frisson d’angoisse secoua tout le monde.

Violette, pour la première fois, se sentit défaillir, elle eut peur. Elle perdait confiance en Jules elle perdait son dernier espoir !

Et Jules répondait au juge d’instruction :

— Je suis sûr de mon affirmation.

Harold fit entendre un nouveau gémissement.

— En ce cas, reprit le juge, écoutez bien mes paroles. L’homme qui vous a jeté aux yeux le contenu de la petite fiole que vous vous rappeler avoir vue dans sa main, — cet homme a été arrêté. Il est maintenant notre prisonnier. Et cet homme-là, lieutenant Marion, est devant vous ! Regardez…

Le juge indiqua du doigt Harold Spalding et demanda :

— Le reconnaissez-vous ?

Tous les regards pesèrent lourdement sur Harold qui, de pâle qu’il était, devint livide, et il ferma les yeux pour ne pas voir les yeux qui le regardaient.

Le spectacle était émouvant.

Le juge venait de poser une question qui avait jeté une sorte d’épouvante dans tous les esprits. Et toutes les physionomies — même celle de Pascal — exprimèrent une terrible inquiétude. Seul, Jules paraissait tranquille.

Nous avons déjà dit que ce garçon était énergique. — il le prouvait. Et se fut d’une voix très naturelle qu’il répondit à la question extraordinaire et inattendue du juge :

— Comment voulez-vous, monsieur le juge, que je reconnaisse cet homme-là, puisque je ne le vois pas ?

— C’est juste approuva l’homme de la justice avec un demi-sourire. Pourtant, si l’on vous faisait une description de l’homme, le reconnaitriez-vous ?

— Je le pense.

— Écoutez donc !

Alors, lentement, en articulant chaque mot, en accentuant chaque terme en pesant sur chaque syllabe, le juge fit un portrait exact de Harold Spalding. Il était impossible de ne pas reconnaitre le millionnaire d’Ottawa.

Jules n’avait pas éprouvé le moindre tressaillement. Sa physionomie, un peu pâle et un peu fatiguée, était demeurée impassible. Et cette physionomie ne se modifia pas à cette nouvelle question du juge :

— Maintenant, lieutenant Marion, au nom de la vérité, de la justice et de la société, voulez-vous nous dire si l’homme que je viens de vous dépeindre est celui qui vous a brûlé les yeux ? Répondez !

Toutes les respirations s’arrêtèrent subitement, tous les regards se [illisible] [illisible] avec avidité, inquiétude, épouvante, sur la figure immobile du blessé.

Harold Spalding lui-même jeta ses regards éperdus sur sa victime qui allait devenir son juge.

Violette livide et tremblante, s’appuya au dossier d’un fauteuil voisin.

Et dans le morne et lourd silence, ces paroles tombèrent une à une des lèvres de Jules Marion :

— Monsieur le juge, dans le portrait que vous venez de faire, je ne reconnais pas l’homme qui m’a privé de la vue !

Le Juge eut à ses lèvres un sourire vague.

Toutes les poitrines respirèrent avec effort, les physionomies se détendirent, les lèvres crispées s’agitèrent…

Comme par magie Harold releva la tête, se raffermit sur ses jambes et reprit tout son calme.

Violette chancela de joie suprême.

L’abbé Marcotte leva vers le ciel un regard de reconnaissance.

Pascal esquissa une grimace et pensa :

— Pourtant, moi, je jurerais que c’est lui !

Le juge rompait de nouveau le silence :

— Lieutenant Marion, la justice prend acte et fait de votre déclaration. Mais avant de clore l’interrogatoire, il me paraît nécessaire que vous nous fassiez une description de votre agresseur, c’est-à-dire du vrai coupable.

Jules fit alors le portrait du docteur Randall, ce qui fit bondir Pascal et s’écrier :

— Comment !… c’était lui, ce croquant ? Eh bien ! tant mieux… Je suis content de…

Il s’interrompit sur un geste impérieux de l’abbé.

Le juge regarda Pascal et lui demanda d’une voix sévère :

— Vous connaissez le coupable ?

— Moi… bredouilla Pascal interloqué. Non pas… puisque je…

— C’est bon ! interrompit le juge avec un sourire.

Puis, se tournant vers Jules :

— Savez-vous le nom du coupable ? demanda-t-il.

— Il se nommait le docteur Randall.

— Que Dieu a châtié selon sa Divine Justice ! compléta l’abbé d’une voix grave.

— Très bien, fit le juge. La justice des hommes est satisfaite.

Faisant un signe aux deux agents qui gardaient toujours l’ex-industriel, il commanda :

— Le prisonnier est libre.

Cette fois, ce fut la joie qui fit chanceler Harold.

Tout de suite il chercha Violette de regard. Il la vit s’avancer rapidement vers le malade.

En effet, Violette, incapable de résister plus longtemps aux sentiments divers qui se partageaient son esprit et son cœur, s’était faufilée au travers des spectateurs pour s’approcher de Jules. Et là, se penchant avec avidité, elle posa ardemment ses lèvres sur les lèvres closes du blessé. En même temps elle murmura :

— Jules merci… merci pour lui !

Ce baiser et ces paroles furent pour Jules la suprême récompense.

Et sa joie fut complète, lorsque l’abbé vint lui dire :

— Mon fils, tu t’es vengé comme un chrétien… merci !

Alors, un troisième personnage s’approcha : c’était Harold, pâle et sombre. Il avait surpris le baiser de Violette à Jules.

Sans regarder l’abbé, il attira Violette à l’écart et il lui dit d’une voix impérieuse et brève :

— Ce soir, je t’attends rue d’Anjou. Tu viendras ?

— Vous l’exigez ?

— Je le veux.

— J’irai, répondit Violette, soumise.

— J’y compte.

Et sur cette dernière parole, le misérable s’éloigna et sortit de la chambre sans un remerciement, sans un regard de pitié ou de reconnaissance pour celui qui venait de le sauver de l’infamie du bagne.