La revanche d’une race/41

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L’Étoile du nord (p. 287-293).

IV

RUE D’ANJOU


Monsieur Durieux avait dit à l’abbé Marcotte que Spalding avait loué, pour la période d’une année, une magnifique maison rue d’Anjou.

En effet, le soir de ce jour où, grâce à l’héroïque générosité de Jules Marion, il avait vu se refermer les portes sombres du bagne qui un moment, s’étaient ouvertes toutes béantes pour le recevoir, ce même soir qu’il avait fixé à Violette pour l’entrevue exigée nous retrouvons Harold Spalding arpentant un immense salon de sa demeure.

Ce salon, tout resplendissant de peintures de maîtres et de tapisseries d’exquise beauté, s’illumine et scintille sous les mille feux de ses dix lustres d’argent.

Harold se promène, sombre et perplexe, les mains aux poches comme toujours, la tête inclinée.

Un moment il s’arrêta pour consulter une riche pendule qui se dresse dans un angle de l’immense pièce.

Huit heures vont sonner.

Harold reprend sa marche.

Deux minutes s’écoulèrent encore. Puis l’horloge dans le grand silence du salon, vibre de huit coups qui se répercutent en échos argentins.

Harold s’arrête près d’une table placée au centre du salon. Sur cette table il prend un petit marteau d’argent finement ciselé — œuvre, peut-être, d’un Benvenuto Cellini — l’élève d’un geste lent, puis le laisse négligemment tomber sur un timbre d’or.

À cet appel sonore un laquais en habit noir parait dans le cadre d’une porte à coulisse qui vient de glisser silencieusement.

— Français, dit Harold, j’attends la visite prochaine d’une jeune femme. Vous aurez soin de l’introduire en ce salon et de me prévenir à l’instant si, par cas, je n’y suis pas.

Le laquais s’inclina et disparut.

Harold reprit sa promenade songeant au passé, songeant au présent, songeant à l’avenir.

Il s’absorba tout à fait dans ses pensés… il s’y perdit.

Pour la seconde fois le timbre argentin de l’horloge vibra.

Harold tressaillit et s’arrêta. De ses regards étonnés il constata que la neuvième heure sonnait.

À ce même moment il aperçut tout enfoui dans un large fauteuil, la silhouette gracieuse d’une jeune fille, très pâle dans ses vêtements noirs.

Crut-il à une vision de rêve ? Il frotta vivement ses paupières et, de nouveau, il arrêta ses regards sur la jeune fille.

Violette ne le regardait pas. Ses yeux demeuraient attachés sur la peau de tigre que butait son pied mignon.

Sous son chapeau à larges bords garni de soie noire et sans autre ornement qu’une épingles d’or incrustée de petits diamants s’échappaient les boucles épaisses de sa chevelure rousse ; et sous les feux éclatants des lustres la masse lourde de ses cheveux semblait un bronze en fusion.

Perdue dans ce grand fauteuil, elle apparaissait toute petite, toute frêle, toute mignonne.

Harold la considérait comme avec regret.

Lentement il s’approcha d’elle. Puis, de cette voix à laquelle il savait parfois donner des intonations très tendres, il demanda :

— Violette, y a-t-il longtemps que tu es là ?

La jeune fille releva sa tête fine et répondit :

— À peine un quart d’heure, mon père.

— Un quart d’heure !… Pourquoi n’as-tu pas donné signe de ta présence ?

— J’ai craint de troubler vos méditations.

— Mais je t’attendais avec impatience…

— Je croyais que vous m’aviez vu entrer.

— Moi ?…

— Puisque vous m’aviez regardé !

— Est-ce possible ? s’écria Harold stupéfait. Alors, pardonne-moi… j’étais tellement distrait que je ne me rappelle pas… Violette, merci d’être venue.

— Je suis venue parce que vous l’avez exigé.

Violette, sans s’en douter peut-être, ne tutoyait plus son père. Lui s’en aperçut, et cela, joint à la réponse froide de la jeune fille lui fit mal.

Un instant il demeura silencieux et très sombre. Mais, faisant un effort sur lui-même, il reprit :

— Violette j’ai jugé cette entrevue nécessaire afin de déterminer définitivement la conduite que nous devrons tenir dorénavant l’un vis-à-vis de l’autre. Je veux donc causer avec toi longuement et sérieusement.

La jeune fille soupira et garda le silence.

Tout en parlant Harold continuait de marcher, les mains aux poches toujours.

— Je ne veux plus songer au passé, poursuivit-il, comme s’il se fût parlé à lui-même. Il arrive souvent, — et cela à son insu, — que l’homme le plus droit, le plus respectable, fasse des écarts au cours de son existence. Des circonstances plus fortes que sa volonté, des obstacles imprévus peuvent le faire dévier de la route qu’il suit. Mais, sitôt l’erreur reconnue, il doit rentrer vite dans la bonne voie. « Erreur n’est pas compte » ! comme disent les faiseurs de chiffres. Faut-il condamner un homme parce qu’il a commis un acte trop précipité ? Cet homme peut-il être foncièrement mauvais, parce qu’il a levé la main dans un geste irréfléchi ? Peut-on lui jeter la pierre ? Doit-on l’envoyer à l’égout ? Peut-il avec justice être mis au ban de la société ?

Il se tut, arrêta sa marche et jeta sur Violette, qui demeurait tête basse, un regard timide et honteux.

Peut-être réprouvait-il pour la première fois, au dedans de lui-même la honte de sa conduite passée !… En face de l’innocence immaculée de sa fille peut-être rougissait-il de sa scélératesse !… Nous ne saurions affirmer.

Une chose certaine, c’est qu’il cherchait à se disculper aux yeux de Violette, comme s’il eût cherché à obtenir son pardon.

Autre chose non moins certaine, c’est qu’il sentait peser sur sa conscience un très lourd fardeau.

Et qui sait, pendant qu’il considérait sa fille, s’il ne se disait pas :

— Comment, monstre que je suis, puis-je prétendre encore à ma paternité ? Est-ce possible que je sois le père de cet ange ?…

Toujours est-il qu’après un long silence il s’approcha tout près de Violette se pencha vers elle, posa ses deux mains sur les bras du fauteuil, et demanda d’une voix craintive et tremblante :

— Violette… me pardonnes-tu ?

— Oui… mon père ! murmura tout bas et péniblement la jeune fille.

— Merci, mon ange !

Et se penchant davantage il posa ses lèvres sur le front pâle de Violette.

Elle ne bougea pas, elle ne releva pas les yeux sur son père.

Lui rasséréné reprit sa marche. Le pardon de Violette lui suffisait. Déjà il avait oublié les autres… d’autres qui souffraient aussi par sa faute ! Déjà sa conscience était apaisée ! Oui le pardon de Violette lui suffisait pour effacer la tache d’infamie qui s’attachait il était blanc comme neige ! Il était réhabilité !… du moins, c’est ce qu’il pensait ou cherchait à s’avouer à lui-même.

Ce furent les pensées qui, pendant dix minutes, s’agitèrent dans son esprit. Au bout de ces dix minutes il s’arrêta et dit :

— Violette, il me faut maintenant aborder une question pénible pour nous deux. Si nous voulons rétablir l’harmonie d’autrefois, cette question doit être pour toujours tranchée.

Et il ajouta brusquement :

— Je veux parler de tes amours !

Violette tressaillit légèrement.

— Aujourd’hui, continua Harold sur un ton peu assuré j’ai compris que tu aimes toujours le lieutenant Marion. Me trompé-je ?

— C’est vrai, père, je l’aime toujours.

— Violette, as-tu réfléchi ?… As-tu envisagé un peu seulement, toutes les désillusions où peuvent te conduire de telles amours ? Je conçois qu’une fille de bonne maison de haute société même — puisse aimer un pauvre maître d’école doué d’un physique passable et d’intelligence ordinaire ; mais je ne comprends pas qu’elle aime, adore presque un misérable impotent, un cul-de-jatte qui, il me semble, ne peut inspirer d’autres sentiments que sa pitié ou l’horreur.

— À moi père, il inspire tout l’amour et toute la vénération dont est capable le cœur d’une femme, répondit Violette avec une noble ardeur.

Devant de tels aveux Harold, en d’autre temps, se fût emporté ; cette fois, chose bien étonnante, il conservait son calme. Et Violette ajoutait avec une ardeur croissante :

— Père, Jules Marion, déformé mutilé impotent, — par délicatesse elle ne disait pas aveugle — garde encore… toujours son âme grande, noble, généreuse. C’est l’un de ces héros modestes pour lesquels toute femme bien née aime à vivre et mourir. De même que je fusse morte de sa mort je veux vivre de sa vie. D’autant que cette vie est mon œuvre. J’ai lutté trois mois contre la mort qui voulait me le prendre… je l’ai sauvé. Ah ! père, même sans l’aimer mon Jules, je me penserais la dernière des misérables en l’abandonnant après lui avoir fait entrevoir… que dis-je après lui avoir promis le salut ! Père, ajouta Violette en se levant, j’ai juré à Jules Marion d’être sa femme !

Harold tressauta et regarda sa fille avec stupeur, avec épouvante.

Fière, majestueuse, Violette attendait que son père se prononçât définitivement.

Elle le vit pâlir et rougir tour à tour.

Elle vit ses traits se contracter ses poings se crisper, ses lèvres s’agiter en des imprécations qu’elles ne prononcèrent pas.

Un instant, elle se prépara à soutenir la tempête furieuse contre laquelle elle s’était déjà débattue.

Mais rien ne survint de ce qu’elle avait redouté.

Harold, par nous ne savons quel prodige, conserva son sang-froid, ou mieux, il calma l’orage qui commençait à gronder au dedans de lui-même.

Mais sa voix frémissait quand il dit :

— Violette prends garde de t’abuser ! Tu ne sembles pas voir le gouffre qui vous sépare toi et Marion.

— Quel gouffre ? demanda Violette qui comprenait très bien, mais qui voulait avoir le temps de préparer sa réponse.

— Je veux parler de vos croyances religieuses.

— Le gouffre n’existe plus, père, répondit Violette d’une voix assurée.

— Il n’existe plus !… répéta Harold stupéfait, étourdi. Allons donc ! ajouta-t-il en ricanant, il est impossible que Marion ait renié la foi de ses ancêtres ?

— Père, répliqua Violette, sur un ton convaincu en reniant la foi de ses ancêtres Jules renie la vérité

— Alors… c’est toi… haleta Harold.

— C’est moi qui ai quitté l’erreur pour aller à la vérité.

— Violette, tais-toi ! tonna la voix retentissante de Harold.

— Père, continua Violette sur un ton grave, depuis un an je suis catholique par les aspirations de l’âme ; depuis un mois, je le suis par le baptême !

— Malheureuse !

Avec cette parole qu’il jeta comme un râle, Harold Spalding se laissa choir dans un fauteuil pour demeurer livide et presque pantelant.

Ce coup inattendu l’avait foudroyé.

Violette le considéra un instant avec une profonde pitié. Puis, à pas très lents elle quitta le grand salon au moment où l’horloge tintait minuit comme un glas funèbre.

Désormais entre le père et la fille la rupture était définitive.

Harold Spalding l’avait dit :

— La question devait être tranchée… !