La solitude (Grenier)

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 5-21).

LA
SOLITUDE


À cet âge de force et de mélancolie
Où l’homme, jeune encor, sur son cœur se replie,
Et, rappelant à lui ses rêves dispersés,
Quitte un instant la lutte et compte ses blessés ;


À cet âge où chacun se rend à l’évidence,
Trouve la vie amère et la juge en silence,
J’avais fui les cités ; et seul, loin des humains,
Des glaciers et des monts j’avais pris les chemins.

L’esprit de Dieu réside au fond des solitudes.

Là, dominant la terre et ses inquiétudes,
Le calme descendit du ciel dans mon esprit.
À la vie en secret mon âme se reprit.
L’air libre et le soleil, retrempant ma jeunesse,
Chassèrent les brouillards de ma longue tristesse.
Mon cœur, que le mépris devait clore à jamais,
Se rouvrit au bonheur sur ces âpres sommets :
Et l’amour y germa comme ces roses pâles
Qui fleurissent au fond des Alpes glaciales.

 
Ô lac, forêt, torrent au murmure éternel,
Toit visité par Dieu sous les traits d’un mortel,
Glacier qui dans l’air bleu dresse son front de neige,
Solitude bénie ! oh ! quand vous reverrai-je ?
Lieux sacrés où j’appris pour suprême leçon
Le rachat par l’amour et le divin pardon !

À mi-côte des monts sous un glacier sublime,
Il est un vieux château bâti sur un abîme,
Nid d’aigle où s’abrita plus d’un baron guerrier
Pour planer sur la plaine ainsi qu’un épervier.
Ces jours sont loin. Le temps de l’aire féodale

N’a rien laissé debout que les murs d’une salle
Dont le lierre étreint les piliers crevassés.
Tout autour l’œil ne voit que débris entassés.
Un pâtre du vallon a d’un faîte rustique
Couronné les arceaux de la ruine antique.
De lourds fragments de roc chargent ce toit mouvant
Qui déborde et se rit de la pluie et du vent.
Séjour d’ombre et de paix, simple et douce retraite
Faite pour l’œil du peintre et l’âme du poète !
Un bouquet de mélèze au feuillage léger
Comme un frais éventail cherche à la protéger
Des ardeurs du Midi ; vers le nord, en revanche,
Un bois de grands sapins défend de l’avalanche.
À leurs pieds, dans la cour, parmi les blocs épars
Qui couronnaient jadis les créneaux des remparts,
On entend murmurer le doux bruit d’une source ;

Mais avant que de prendre et perdre au loin sa course,
Elle forme à deux pas un bassin naturel
Où se mire et frissonne un coin d’ombre et de ciel.
L’eau qui fuit par les bords sous le flot qui la pousse
Arrose un vert tapis, où, les pieds dans la mousse,
La gentiane entr’ouvre un œil timide et bleu
Qui regarde en rêvant le cyclamen en feu.
C’est là qu’il faut venir écouter le silence
Vers le déclin du jour, quand la brise balance
Sur ce miroir tremblant les ombres des grands bois
Et mêle au bruit des eaux les soupirs de sa voix !
Par devant la maison une étroite terrasse
Mène au bord du rocher qui soudain dans l’espace
Manque ; l’abîme est là. Sous les yeux effrayés
Un vallon se déroule à plus de mille pies ;
Puis des monts, puis un lac comme au fond d’un cratère.

On croit voir devant soi la moitié de la terre.

Voilà la solitude et quel était le nid
Où je passai les mois que le soleil bénit.

Un soir j’étais assis sur cette plate-forme
Dont la base en granit s’allonge en cap énorme.
Ainsi que chaque soir je regardais les cieux
L’infini, c’est la fête et de l’âme et des yeux.
Puis, pour le paysan qui cultive la terre,
Pour le navigateur et pour le solitaire,
Que l’aurore soit pâle ou l’occident vermeil,
Le grand événement du jour, c’est le soleil.
Ce soir-là, le couchant se couvrait de nuées,

Chaos d’Alpes en feu de forme dénuées,
Où tous les vents du ciel, se frayant des sillons,
D’invisibles boulets trouaient ces bataillons.
Afin de retarder leur marche sûre et lente,
Le soleil, tout couvert d’une pourpre sanglante,
Comme un héros qui meurt en combattant encor,
Faisait de ses rayons autant de flèches d’or,
Et semblait contenir par le respect surprises
Au bord de l’horizon leurs masses indécises.

Quand je quittai des yeux ce poëme du soir
Que Dieu varie au ciel chaque jour, je pus voir
Partout les précurseurs d’un infaillible orage :
Les cimes des forêts se heurtaient avec rage ;
À leurs pieds, les grands bœufs qui paissaient dispersés

Accouraient se coucher sur l’herbe en rangs pressés.
Dans le fond du vallon les troupeaux et le pâtre
Cheminaient sous des flots de poussière blanchâtre
Que le vent dispersait en léger tourbillon ;
Le laboureur quittait en hâte son sillon ;
Les oiseaux regagnaient leur nid, et solitaire
L’aigle du haut du ciel cherchait au loin son aire.

Seul dans l’anxiété de la terre et des cieux,
Un voyageur montait, calme et silencieux,
Le sentier verdoyant qui va de pente en pente,
Et du fond du vallon jusqu’aux chalets serpente.
Quand il fut à deux pas, un salut de la main
M’indiqua qu’il voulait poursuivre son chemin ;
Mais moi : « Tu viens à temps pour éviter l’orage,

Lui dis-je, entre avec moi dans mon humble ermitage.
Tu ne peux pas aller plus loin ; car le sentier
Avant une heure au moins n’atteint pas le glacier ;
Et sur l’autre versant tu marcherais encore
Sans trouver les premiers chalets jusqu’à l’aurore. »

L’étranger s’arrêta comme indécis. Ses yeux
Jetèrent un regard rapide sur les cieux,
Puis sur moi. Je sentis que son œil plein de flamme
Voulait interroger jusqu’au fond de mon âme.
Il secoua la tête et dit : « Tu ne sais pas
Quel est ce voyageur dont tu retiens les pas.
À quoi bon, arrêté par ta douce prière,
Franchirais-je avec toi ta porte hospitalière,
Si mon nom prononcé doit glacer cet accueil
Et me forcer bientôt à repasser ton seuil ?

— Mais quel que soit ton nom et ton sort, m’écriai-je,
Encor faut-il qu’un toit cette nuit te protège !
Regarde autour de nous ! » En effet, des éclairs
Muets et convulsifs tressaillaient dans les airs.
Les nuages vainqueurs dans la sombre étendue
Descendaient menaçants sur la terre éperdue ;
Et déjà sur les bords de l’horizon lointain
La pluie avait jeté comme un voile incertain.

Alors prenant en main son bâton, sa besace,
À mon foyer désert je lui fis prendre place.
Je réveillai le feu dans la cendre engourdi ;
Et quand le clair sapin dans l’aire eût resplendi,
Voyant ses pieds tout blancs de poussière : « Sans doute
Tes membres sont lassés par une longue route,
Lui dis-je ; aux premiers jours de notre humanité,

Quand on suivait les lois de l’hospitalité,
Dans le monde naissant de la Bible et d’Homère,
Toujours l’hôte lui-même, ou sa fille, ou sa mère,
Ou quelque serviteur, tout en le recevant,
Lavait dans un bassin les pieds de l’arrivant.
Tu n’accepterais pas sans doute cet usage ;
Mais avant que la nuit soit close et que l’orage
Éclate, je pourrai te montrer, si tu veux,
Une source où baigner tes pieds las et poudreux. »
L’étranger consentit, et, lui servant de guide,
Je l’assis sur les bords de la source limpide.

Tandis que dans l’eau vive et fraîche du bassin
Il oubliait le poids du jour et du chemin,
Je rallumai la lampe et sur la table prête

Je servis mon souper de jeune anachorète :
Du pain bis, du chamois, des fraises, et du miel
Gardant le goût des fleurs qui sont plus près du ciel.
J’ajoutai, pour fêter mon hôte, honneur si rare !
Un flacon de vieux vin dont la chaleur répare.
Voilà tout le repas, tout ce que le matin
Un pâtre m’apportait du village lointain.

Quand l’hôte revenant du bain sous la verdure
Fit mieux voir en rentrant sa taille et sa figure,
La lampe qui tombait sur ses traits amaigris
Le montra tout entier à mes regards surpris.
Je fus frappé d’abord de respect et de crainte,
En voyant la douleur sur tout son être empreinte.
Tout la disait : son front, son regard et sa voix.

Je crus le voir alors pour la première fois.
Ses lèvres et son nez d’une forme aquiline
D’un fils de la Judée annonçaient l’origine ;
Son front pâle était droit ; de longs et noirs cheveux,
Mêlés de fils d’argent, couvraient, son cou nerveux ;
Une barbe légère, à moitié blanche et rousse,
Estompait son menton d’une ombre fine et douce ;
Et l’ardente pensée en sillons verticaux
Avait entre les yeux creusé deux plis égaux.
Une majestueuse et sereine tristesse
Ennoblissait encor ses traits pleins de noblesse.
Mais ce qui rayonnait et doublait sa beauté,
C’était cet œil de feu, profond et velouté
Dont la nature dote en mère partiale
Les aînés du soleil, la race orientale.


Pendant que j’admirais l’étranger, son regard
Sur mon humble réduit se portait au hasard :
« J’aperçois, me dit-il avec un doux sourire,
Des livres, des feuillets disposés pour écrire.
Jeune et seul, loin du monde et perdu dans les bois,
N’es-tu pas un poète, un de ces porte-voix
Par où l’esprit de Dieu s’épanche sur le monde,
Un de ces cœurs ouverts comme une urne profonde
Qui recueillent les pleurs de ce globe mortel
Et portent nos soupirs au pied de l’Éternel ?
Ne rougis pas, la muse est sœur de la prière.
Toutes deux en pleurant montent vers la lumière
Et rapportent d’en haut aux cœurs simples et bons
Un céleste trésor de consolations.
Chante ! laisse ton cœur rayonner, s’il s’enflamme !

Laisse couler tes pleurs et déborder ton âme !
Sans honte et sans orgueil sois poète ! Il n’est pas
De sort plus glorieux ni plus grand ici-bas !

Hélas ! lui répondis-je en secouant la tête,
Je n’ai pas cet orgueil de me croire poëte.
Le monde a dévoré ma jeunesse ; et puis Dieu
Ne m’avait pas au front marqué d’un doigt de feu.
De la gloire en naissant il m’a donné la fièvre.
Mais le charbon divin n’a pas touché ma lèvre.
Comme un aiglon blessé que tente l’infini
J’ouvre en vain l’aile au vent, je mourrai près du nid. »

Alors d’un geste ami je lui fis prendre place

À la table frugale, et je m’assis en face :
« La marche a dû, lui dis-je, aiguillonner ta faim ;
Je voudrais t’offrir mieux que ces fruits et ce pain ;
Le couvert est rustique et ce lin un peu rude.
Mais tu feras la part de cette solitude. »

Je dis ; et le repas commença. Ses discours
Étranges, fins, profonds en charmèrent le cours.
Sa conversation à la fois grave et vive
Ranimait du passé l’image fugitive.
On croyait voir agir les hommes d’autrefois,
Et les siècles poudreux se lever à sa voix.

« Maintenant, dis-je après un moment de silence,
Pour abréger la nuit dont la course commence,

Si le sommeil encor ne tente pas tes yeux,
Dis-moi quel est ton nom, ton pays, tes aïeux. »

À ces mots, je crus voir une pâleur mortelle
Redoubler de ses traits la pâleur naturelle ;
Puis soudain tout son sang reflua vers son front :
« Ce récit sera court, dit-il d’un ton profond,
Car mon nom seul suffit pour dire mon histoire. »
Et baissant ses longs cils sur sa prunelle noire,
Il se tut, puis enfin reprit en soupirant :
« Je me nomme Ahasver ; je suis le Juif errant ! »