L’Orage (Grenier)

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 27-43).

L’ORAGE


Ahasver !… À ce nom, l’écho comme incrédule
Gronda longtemps aux murs de l’antique cellule.
Je sentis un frisson de surprise et d’effroi
Glisser comme un éclair sur mon front pâle et froid.

 
L’étranger, croyant lire au fond de mes pensées,
Triste et sans relever ses paupières baissées,
Se mit debout et dit doucement : « À mon nom
Je sais bien que l’horreur devient mon compagnon ;
C’est pourquoi je voulais te le dire à voix haute
Avant que ta bonté ne fît de moi ton hôte.
Tu ne m’as pas permis d’achever cet aveu ;
Tu reçus malgré lui le forçat de ton Dieu !
Et l’horreur, le dégoût, une terreur secrète
Te troublent maintenant à ma vue, ô poète !
À ce trop juste accueil je suis accoutumé,
Les siècles m’ont appris à ne plus être aimé.
Sois béni cependant ! Ta main toucha la mienne ;
Tu m’as comblé des dons de ta table chrétienne ;
Ta source a rafraîchi mes pieds las et poudreux ;
Le maudit te bénit encore ! Sois heureux ! »

Il dit, et vers le seuil il reprenait sa route,
Quand, m’élançant vers lui pour l’arrêter : « Écoute,
M’écriai-je, Ahasver ! tes yeux se sont mépris.
Je n’ai pu m’empêcher de paraître surpris.
Mais connais mieux mon cœur ; quelle que soit ta faute,
Du malheur à mes yeux tu n’es plus rien que l’hôte ;
Si grand que soit ton crime et qui t’a condamné.
Je ne puis voir en toi rien qu’un infortuné.
De si haut qu’ait tonné l’arrêt de la justice,
Ce n’est pas moi qui suis chargé de ton supplice.
Je n’entends pas jamais et surtout aujourd’hui
Être à froid le bourreau des jugements d’autrui.
Dieu t’a condamné, soit ! Je révère et m’incline ;
Mais lui-même il m’a dit de sa bouche divine :

« Que ta première loi soit d’aimer ton prochain,
« Prends l’affligé pour frère et donne-lui la main. »
Et d’ailleurs, n’es-tu pas mon hôte, d’aventure ?
Quand le ciel et la terre et toute la nature
Te crieraient : « Anathème ! » il ne sera pas dit
Que celui qui mangea mon pain, fût-il maudit,
Dût repasser le seuil de mon humble demeure
Par un pareil orage et dans une telle heure.

En effet, la tempête éclatait en fureur.
L’ouragan redoublait la nuit et son horreur.
De larges gouttes d’eau fouettaient les vitres frêles ;
Les solives du toit pliaient ; leurs axes grêles
Craquaient aux coups du vent comme un navire en nier
Qui repousse en grinçant l’assaut du flot amer.

L’éclair au fond du ciel sillonnant les ténèbres
Déchirait l’infini de ses zigzags funèbres ;
La pluie à flots pressés redoublait ; puis enfin
Le tonnerre éclata comme un orgue divin.
Le son majestueux, roulant de cime en cime,
Éveillait sur les monts comme un écho sublime,
Et semblait promener sur des ailes de feu
Du zénith au nadir la colère de Dieu.

« Tu le vois, tout conspire à te fermer la fuite,
Repris-je encor, chaque être a regagné son gîte.
Les animaux des champs et les oiseaux du ciel
Se sont tous abrités pour ce moment cruel.
Comment peux-tu songer à quitter cet asile ? »
Et lui me répondit d’un air triste et tranquille :

« Oui, les bêtes des champs et les oiseaux de l’air
Ont fui dans leur retraite et la pluie et l’éclair.
Mais le proscrit n’a pas où reposer sa tête.
Eh ! que me font à moi la nuit et la tempête ?
Que de fois, dans l’horreur d’une pareille nuit,
N’ai-je pas, aux éclats de la foudre qui luit,
Cheminé sous le choc d’éléments en démence !
Car partout sous mes pas mon chemin recommence.
Ouvrez-vous ! ouvrez-vous ! cataracte des cieux !
M’écriais-je, inondez mon front silencieux !
Lavez-y sous les flots de votre onde lustrale
Le stigmate imprimé dans une heure fatale !
Et par les bois, les rocs, les ravins et les monts,
Poursuivi par un chœur d’invisibles démons,
Emportant dans mon âme une tempête humaine.
Sous l’affreux tourbillon allant où Dieu me mène,

Je marchais… jusqu’à l’heure où, tombant sous l’effort,
Je savourais enfin l’avant-goût de la mort.
Mais soudain, une voix éclatante et sonore,
Plus haut que l’ouragan me criait : « Marche encore !
« Pour toi seul, ni repos, ni mort. Marche toujours !
« La justice de Dieu n’a pas eu tout son cours. »

Il s’assit, et, couvrant des deux mains sa figure
Qu’ombrageait à demi sa longue chevelure,
Il resta quelque temps comme accablé ; bientôt,
Je crus entendre un bruit étouffé de sanglot ;
Puis des pleurs, sous ses doigts se frayant une route,
Sur la nappe de lin tombèrent goutte à goutte.

Je contemplais debout ce désespoir muet.

D’une tendre pitié mon cœur se remuait.
Mais devant la grandeur de sa faute fatale,
Je n’osais tenter l’œuvre inutile et banale
Qui porte un nom sacré : la consolation.
Pour nous bercer d’espoir, de résignation,
Pour toucher une plaie encore mal fermée,
Il faut la main d’un ange ou d’une femme aimée.

« N’est-ce pas, me disais-je, un rêve de mes sens
Que tout ce que je vois, j’écoute et je ressens ?
Cet homme dont la vie a traversé les âges,
Contemporain du Christ qu’il abreuva d’outrages,
Dont la sombre légende autrefois m’a bercé,
Est-ce lui que je vois muet, triste, oppressé,
Mouillant de pleurs amers ma table hospitalière ?
Est-ce bien mon foyer ? Est-ce bien la lumière

De la lampe qui veille avec moi chaque nuit,
Qui m’éclaire à présent, moi-même, auprès de lui,
Et vacille en fumant au vent de la tempête ? »

Mais Ahasver venait de relever la tête :
« Chose étrange ! dit-il en essuyant ses yeux,
Je n’entends plus l’écho de cette voix des cieux
Qui dans mon sommeil même épouvantait mon âme
Et me pressait les flancs d’un aiguillon de flamme.
Depuis le Golgotha c’est la première fois
Dans mon sein déchiré que se tait cette voix.
La justice de Dieu serait-elle lassée ?

— Pourquoi pas ? dis-je alors en suivant sa pensée ;
Si tu reviens à Dieu par un vrai repentir,

De sa rigueur forcée il peut se départir.
Si ton cœur est touché, le sien aussi doit l’être.
Tu ne connais de lui que le juge et le maître ;
Le père t’ouvrira les deux bras quelque jour.
Espère ! qui jamais a sondé son amour ?
Ce n’est pas à l’insecte à mesurer l’abîme.
Homme ! pense à ton Dieu d’un cœur plus magnanime.

— Parle, dit Ahasver, parle encore et toujours.
Si tu savais le bien que me font tes discours !
Tu me rouvres le ciel ; et ma paupière humide
Ne voit plus l’infini de cet immense vide,
Où s’enfonçaient mes pas comme dans un désert.
Oh ! qui saura jamais tout ce que j’ai souffert !
Mais ces pleurs qu’à tes yeux je versais tout à l’heure

N’ont plus leur amertume, et leur source est meilleure.
De mon cœur désormais ils coulent doucement.
Car ce n’est plus l’horreur de mon long châtiment
Qui fait ainsi parfois déborder ma paupière.
Non, c’est le souvenir de ma faute première ;
C’est le regard brûlant du céleste martyr,
Dont j’insultai la mort ; c’est le saint repentir.
En songeant que de Dieu j’aggravai le supplice,
Je trouve à ma douleur presqu’un amer délice.
Mais avant de comprendre et d’en arriver là,
Avant qu’à mes regards le Dieu se révélât,
Pour vaincre mon orgueil et dompter ma nature,
Il m’a fallu subir des siècles de torture ;
Et si je t’en faisais le fidèle récit,
Ton front en m’écoutant deviendrait pâle aussi.

— Pourquoi ne pas parler ? dis-je alors ; qui t’arrête ?
Nous ne pourrions dormir au bruit de la tempête.
Puisque le ciel refuse à nos yeux le repos,
Abrège cette nuit par tes sages propos.
Avant qu’aux cieux le calme ou le jour ne renaisse,
Tu peux par tes récits instruire ma jeunesse.
Le moindre voyageur de retour chez les siens
A de quoi défrayer les plus longs entretiens.
Et toi, qui tant de fois, sans trêve et solitaire,
Voyageur éternel, as parcouru la terre,
De quels temps, de quels cieux, n’es-tu pas le témoin ?
Voyager ! voyager ! le bonheur est au loin !
Faire comme la nue, ou bien l’oiseau qui passe ;
Dévorer de ses yeux et de ses pieds l’espace ;
Voir des lieux, des climats et des peuples divers ;

Conquérir en courant cet immense univers ;
Et rapporter, enfin comme dépouille opime
La beauté qui fleurit partout, quel lot sublime !
Hélas ! le mien fut autre, et ce rêve de feu
M’a consumé dans l’ombre où m’avait cloué Dieu.

— Console-toi, dit-il ; la terre est si petite,
Que ton ardent désir se fût calmé bien vite.
Pour trouver la beauté que tu cherches si loin,
De traverser les mers il n’est guère besoin.
Ouvre tes yeux, regarde ! un coin de la nature
T’offre tout l’univers comme en miniature.
Ne vois-tu pas le ciel de partout ? Dans l’éther,
La nuit, n’entends-tu pas les sphères palpiter,
Tandis que sous tes pieds chaque herbe abrite un monde ?

Regarde encor plus près : dans ton âme profonde
Dieu comme en un foyer n’a-t-il pas réuni
L’image du réel et le rêve infini ?
C’est là, c’est là surtout, dans ce monde invisible,
Où la réalité s’augmente du possible,
Loin de la foule inepte et du chemin banal,
Qu’éclôt dans les grands cœurs la fleur de l’idéal.
Crois-moi, l’eau, l’air, le ciel, l’homme est partout le même.
Cherche en toi, cherche en Dieu cette beauté suprême ;
Et, sans franchir les mers, sans changer d’horizon,
Regarde l’infini du seuil de la maison
Où tu perdis ta mère, où tes fils devront naître ;
Vis, souffre, et dans tes pleurs tu verras t’apparaître
Le modèle divin, l’exemplaire éternel
De tout ce qui fleurit de beau sous notre ciel.


— Hélas ! notre existence est si vaine et si brève
Que nous entrevoyons le monde comme un rêve.
Nous commençons à peine à lire dans les cieux
Que la mort nous arrête et nous ferme les yeux.
Mais toi, l’éternité t’armait de patience.
Les jours ont dû t’ouvrir des trésors de science.
L’homme, les temps, les lieux, sont sans secrets pour toi,
Et de tout ici-bas tu dois savoir la loi.

— Détrompe-toi, chaque homme en arrivant au monde,
Suivant ses devanciers et leur trace féconde,
Recueille en quelques ans dans son avide esprit
Ce que l’humanité dans des siècles apprit.
Pas à pas, jour par jour, siècle à siècle, avec elle

J’ai gravi longuement cette pénible échelle,
Où Dieu te déposa sur le dernier degré.
En naissant tu reçus comme un dépôt sacré
Ces vérités qu’un âge apprend des autres âges,
Ce trésor lentement amassé par les sages,
Et que tu transmettras à tes enfants demain.
Nous avons tous les deux fait le même chemin ;
Mais je l’ai dû frayer avec toute la terre,
Ainsi qu’un pionnier, pas à pas, pierre à pierre.
Toi, tu l’as parcouru dans un char en un jour.
Nous arrivons ensemble au même carrefour ;
Tu n’as fait que deux pas : je marche dès l’aurore.
Tu lis où j’épelai longtemps ; ou bien encore
Je suis venu plus tôt à l’école que toi ;
Voilà tout ; mais tu sais la leçon comme moi.

— À quoi donc t’a servi cette longue existence ? »
Dis-je alors, sans songer à mon trop d’insistance.

Il sourit d’un air triste et puis me répondit :
« Je m’en vais te le dire. Écoute mon récit. »