La ténébreuse affaire de Green-Park/02

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 19-40).

LE MORT PARLE


M. Crawford prit le volant, et, comme il menait un train d’enfer, au bout de dix minutes, nous stoppions devant le cottage de M. Ugo Chancer.

C’est une coquette habitation en briques rouges et en pierres de taille avec des bow-window au rez-de-chaussée et de petites fenêtres irrégulières au premier et au second étage ; une énorme vigne-vierge et des clématites grimpent le long des murs, formant au-dessus des balcons plusieurs bosquets aériens du plus joli effet.

Après avoir suivi une allée de tilleuls, nous arrivâmes devant un monumental perron soigneusement passé au blanc de Sydney, suivant la mode australienne.

Dans le vestibule étaient assis quelques domestiques qui, en nous apercevant, prirent incontinent des mines éplorées comme s’ils eussent été les plus proches parents du mort.

Quand j’eus dit mon nom, un valet de chambre obèse et exagérément parfumé à l’héliotrope, nous conduisit aussitôt au premier étage où se trouvait le cabinet de M. Ugo Chancer.

La porte, très éprouvée par les vigoureuses épaules de Bailey et de Mac Pherson était demeurée entr’ouverte.

— Laissez-moi entrer seul, dis-je à Bailey… ou plutôt non… avec monsieur…

Et je désignai M. Crawford.

— Comme vous voudrez, monsieur Dickson, répondit le chief-inspector avec un sourire narquois.

Nous pénétrâmes dans la chambre mortuaire, mon honorable voisin et moi, et aussitôt je poussai une chaise contre la porte.

J’eus soin aussi de boucher le trou de la serrure avec une cigarette afin que personne ne pût nous observer du dehors.

L’obscurité était complète.

Je frottai une allumette et regardai rapidement autour de moi, cherchant d’un coup d’œil à me représenter la scène qui s’était passée.

J’ai toujours pour habitude de procéder ainsi, car j’ai remarqué que ma première impression est généralement la bonne.

M. Crawford suivait tous mes mouvements avec un intérêt visible.

— Je regrette, dit-il, de n’avoir pas la facilité d’un docteur Watson pour me faire l’historiographe des tours de force de votre imagination.

— Votre admiration me flatte, répondis-je en souriant… mais elle est un peu prématurée… Attendez donc, au moins, que j’aie découvert quelque chose.

Autour de moi je ne distinguai, tout d’abord, que quelques meubles de bois noir et une grande glace dans laquelle se jouait la petite flamme jaune de mon allumette de cire… puis, sur le parquet, j’aperçus une sorte de plumeau blanc, oublié là sans doute par quelque domestique distrait.

Cependant, m’étant approché de la chose, je reconnus que ce que je prenais pour un plumeau, c’était la tête de l’infortuné M. Chancer.

J’allumai alors une bougie qui se trouvait sur une console et je commençai mon inspection, avec lenteur et méthode, selon ma formule.

Le premier coup d’œil ne m’avait rien révélé qui pût me fournir un indice.

Cela débutait mal.

— Voyons, dis-je, examinons attentivement le cadavre.

M. Chancer était étendu sur le dos, le bras gauche allongé et le poing crispé ; une de ses jambes, la droite, se repliait sous le corps.

Chose curieuse ! le visage du mort était pourpre, presque violet au sommet du front et les yeux grands ouverts brillaient d’un éclat singulier.

Je collai mon oreille contre la poitrine de M. Ugo Chancer et, je dois l’avouer, j’éprouvai une réelle émotion en entendant un petit bruit étouffé, régulier et très rapide.

— Ah çà ! est-ce que je rêve ? fis-je en prenant le bras de M. Crawford… écoutez donc, je vous prie.

M. Crawford s’accroupit et écouta à son tour.

— En effet, murmura-t-il, on entend quelque chose… comme si…

L’expression effarée de son regard achevait la pensée que son trouble l’empêchait de formuler.

Soudain je haussai les épaules.

La montre !… c’était de la montre du mort que provenait ce bruit… d’une grosse montre de chasse semblable à celles qui se fabriquent depuis quelques années à Manchester et dont l’échappement, au lieu d’être sec et bruyant, rend, au contraire, un son mat, à cause de deux garnitures de cuir très épaisses interposées entre le boîtier et le mouvement, dans le but d’empêcher l’humidité.

Il n’y avait plus à en douter, M. Ugo Chancer était bien mort et si — chose singulière — ses yeux étaient demeurés brillants, cela tenait à la grande quantité de sang localisée dans le cerveau.

Posant alors ma bougie sur un meuble, je me mis à arpenter la pièce, m’arrêtant longuement devant chaque objet.

Tout était en ordre ! seule une chaise avait été renversée, mais il n’était pas possible d’admettre qu’elle fût tombée en même temps que M. Chancer. Elle se trouvait d’ailleurs trop loin du cadavre et il aurait fallu supposer — ce qui eût été invraisemblable — que le vieillard l’avait repoussée en s’abattant sur le parquet.

Tout cela était bien étrange et j’en pris mon compagnon à témoin.

— J’admire, me répondit M. Crawford, la peine que vous vous donnez pour reconstituer un crime que rien ne fait présumer… Vous tenez donc bien, monsieur Dickson, à ce que ce vieillard ait été assassiné ?… Inclination professionnelle, me direz-vous… Quant à moi, je me range à l’opinion des bonnes gens…

— La congestion ?

— Oui… La congestion. Regardez cette face, la coloration insolite de ce front, l’œdème des paupières et jusqu’à la position repliée, recroquevillée, pour mieux dire, des membres inférieurs ; tout semble, n’est-il pas vrai, corroborer ce diagnostic ?

J’étais ébranlé.

— Pourtant, cette chaise ? fis-je remarquer à mon interlocuteur.

— Eh ! sait-on à quels mouvements désordonnés peut se livrer un malheureux qui se sent subitement saisi à la gorge par l’asphyxie ?

J’étais bien près de me rendre à la parfaite justesse de cette objection. Mon admirateur de tout à l’heure se révélait comme un terrible critique. Ce n’était plus un Watson qui toujours approuve et s’extasie… c’était un raisonneur qui voyait très juste, ma foi, et qui, avant d’arriver à une conclusion, voulait savoir de quoi elle était faite.

Il n’est rien de si vétilleux qu’un millionnaire !

En somme, que me restait-il pour étayer mon opinion contre celle de M. Crawford ? rien, sinon le témoignage tardif d’une fille peut-être hallucinée ou névropathe, nerveuse à coup sûr… et à bon droit surexcitée…

N’importe, mon habileté professionnelle était en jeu et il s’agissait de faire bonne figure devant mon contradicteur.

J’ouvris la porte.

— Que l’on fasse monter la fille Ketty, ordonnai-je aux deux policiers qui se tenaient toujours sur le palier.

Quelques minutes après, la femme de chambre arrivait.

C’était une petite boulotte au teint en fleur, aux cheveux couleur de blé mûr, aux yeux rieurs et parfaitement symétriques.

Elle n’avait rien d’une hallucinée ni d’une malade et je fis part de cette remarque à M. Crawford.

La maid se tenait devant nous, les mains dans les poches de son tablier blanc à bavette et regardait le cadavre avec un air de compassion que l’on sentait de commande.

— Qu’a dit le médecin ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

— Que c’était un coup de sang.

— Oui… grommelai-je… encore un professionnel, celui-là… et quel est votre avis ?

— Mon avis à moi, répondit la maid, c’est que mon maître a été assassiné… de ça, monsieur, je n’en démordrai pas… d’ailleurs, je l’ai dit à la police.

— Je connais votre déposition… À quelle heure exactement avez-vous entendu des bruits de lutte ?

— Un peu avant minuit.

— Et à quelle heure le médecin fait-il remonter le décès ?

— À minuit, monsieur.

— Parfait !… voilà qui concorde de tout point, dis-je en m’adressant à M. Crawford, par-dessus la tête de la jeune fille.

Mon voisin eut un petit sourire.

— Pardon, fit-il, quand le médecin est-il venu faire ses constatations ?

— Ce matin, aussitôt après que le corps eût été découvert, répondis-je.

— Et cette enfant a déposé devant le surintendant de police… ?

— Cet après-midi.

— Sa déposition a donc pu être inspirée par les propos du docteur.

Le terrible millionnaire triomphait ! De l’échafaudage si précaire de mes probabilités il ne restait plus grand’chose… un doute… une présomption tout au plus.

Mais j’étais résolu à lutter jusqu’au bout.

— Amenez-moi tous les domestiques, ordonnai-je.

Ils étaient quatre, outre la maid : un jardinier, une cuisinière, une vieille gouvernante et le valet de chambre qui se parfumait outrageusement.

Quand ils furent réunis :

— Votre maître, leur dis-je, avait-il l’habitude de se verrouiller chez lui ?

Le jardinier se récusa ; il ne montait jamais à l’appartement de M. Chancer.

Chez les autres les réponses furent contradictoires.

Ketty qui tenait à sa version prétendit que l’on entrait librement chez le vieillard à toute heure, où qu’il se trouvât. La cuisinière faisait des réserves : il était arrivé que M. Chancer la laissât frapper vainement à la porte alors qu’elle venait prendre ses ordres pour le dîner.

Le suave valet de chambre fut plus explicite.

— J’ai été fort surpris, dit-il, de constater que Monsieur s’était enfermé chez lui… Une chose m’a surtout étonné : en cette saison Monsieur dormait ou veillait toujours les fenêtres ouvertes… J’avais bien soin, tous les soirs, après avoir fermé les volets, de laisser les vantaux des croisées entrebâillés derrière les rideaux… Eh bien ! ce matin, nous avons trouvé toutes les fenêtres hermétiquement closes. Il faut que Monsieur les ait refermées après mon départ et s’il est mort d’un coup de sang, comme on le dit, c’est probablement à cause de l’excessive chaleur à laquelle il s’était condamné.

— Voyez-vous, dis-je à M. Crawford, un excès de précaution peut être quelquefois pire qu’une imprudence ? Notre assassin a pensé à tout… Il a même dépassé la mesure, car le soin qu’on a mis à démontrer qu’il était impossible de pénétrer chez M. Chancer prouve au contraire qu’on y est entré.

M. Crawford parut contrarié.

Il était évident qu’il perdait du terrain.

— Pourquoi, riposta-t-il, vous faut-il bon gré mal gré un assassin ? On ne tue pas les gens sans raison… on assassine pour des motifs d’ordre passionnel, ce qui n’est pas le cas, je suppose… On assassine surtout pour de l’argent. A-t-on volé M. Chancer ?

Mon honorable contradicteur avait raison.

Dans ma précipitation, je n’avais pas encore songé à ce facteur élémentaire de toute présomption de crime : le vol.

Je congédiai donc la valetaille et fis signe à Bailey et à Mac Pherson d’approcher.

L’inspecteur Bailey gardait un air goguenard qu’il accentua même lorsque je pris la parole.

— Vous vous êtes sans doute, lui dis-je, livré à une perquisition sommaire ?

— Dès la première heure, oui, monsieur Dickson.

— Avez-vous relevé des traces d’effraction sur les meubles ?

— Aucune, monsieur Dickson.

Et le chief-inspector ajouta avec emphase :

— Le vol n’est pas le mobile du crime, si toutefois il y a crime.

— Sur quoi étayez-vous cette affirmation ?

Bailey me désigna un petit secrétaire en bois de rose :

— Voici le meuble où le défunt serrait ses valeurs. Tout est en place… monsieur Dickson peut s’en rendre compte.

J’ouvris le secrétaire avec précaution.

Sur les tablettes, des papiers soigneusement rangés et assemblés par liasses s’étageaient en petites piles régulières. Rien dans cet ordre méticuleux ne laissait supposer que la main hâtive d’un voleur eût fouillé ces archives.

Je visitai un à un les six tiroirs intérieurs du meuble et j’en trouvai cinq bondés de ces menus objets sans valeur que collectionnent les maniaques inoffensifs. Quant au sixième, lorsque je le tirai, il rendit un son métallique.

La figure de Bailey s’épanouit.

Ce tiroir était rempli de monnaie d’or.

— Ce sont les économies du bonhomme, me dit le chief-inspector. Je ne pense pas que l’on puisse parler de vol dès lors qu’on se trouve en présence d’un malfaiteur assez novice pour ne pas faire main basse sur un trésor aussi peu caché.

Je considérai cet or qui scintillait au fond du tiroir et semblait me narguer.

La somme paraissait assez considérable, mais en cela seul ne pouvait consister toute la fortune du mort.

J’en fis l’observation à Bailey.

— Sait-on d’où M. Chancer tirait ses ressources ? me répondit le chief-inspector. Il devait avoir un ou plusieurs hommes d’affaires à Melbourne… Ceux-ci administraient son bien et lui en servaient le revenu… Cet argent doit représenter le dernier versement ; tel est du moins mon humble avis, monsieur Dickson.

L’explication était, en effet, assez vraisemblable.

En présence des policiers, je vidai le contenu du tiroir et une à une les pièces d’or me passèrent entre les doigts.

C’étaient des souverains à l’effigie de la reine Victoria et — détail qui me surprit — ayant tous un aspect neuf et brillant bien que la plupart portassent des millésimes déjà anciens.

J’en vins à supposer que M. Chancer, qui se complaisait sans doute dans la contemplation de ses richesses, se faisait spécialement réserver les pièces qui, ayant longtemps séjourné dans les caisses publiques, gardent cet éclat de métal vierge que perdent rapidement leurs contemporaines lancées dans la circulation. Il y avait en or exactement cent quatre-vingt-trois livres, plus quelque monnaie en argent, couronnes et shillings auxquels je ne prêtai pas attention. Toutefois, mettant à profit la demi-obscurité dans laquelle nous opérions, je glissai subrepticement dans ma poche quatre souverains empruntés au magot et que je remplaçai, séance tenante, par quatre pièces à moi, de même valeur.

— C’est bien, dis-je d’un ton sec… il n’y a eu ni effraction, ni vol… Je vous remercie, messieurs… vous êtes témoins que j’ai remis la somme en place dans son intégrité.

Les policiers s’inclinèrent.

J’avais repris en main la bougie… un reflet éclaira soudain la tête du mort et je tressaillis imperceptiblement.

Je reconduisis vivement Bailey et Mac Pherson jusqu’à la porte que je refermai en la calant avec une chaise, comme je l’avais fait quelques minutes auparavant, puis je m’approchai de mon ami.

M. Crawford ne semblait plus s’intéresser à cette affaire et je le surpris bâillant à se décrocher la mâchoire… Il devait sans doute à ce moment avoir une triste opinion de moi et il n’était pas douteux que je lui fisse l’effet d’un piètre Sherlock Holmes.

— Maintenant, lui dis-je, je vais interroger le cadavre…

— Que signifie cette plaisanterie macabre ? dit-il.

Je revins auprès du corps, et dès que j’eus promené la lumière en tous sens, de droite, de gauche, en bas, en haut, je ne pus retenir une petite exclamation de joie.

Je ne m’étais pas trompé.

Alors, je m’agenouillai et priant M. Crawford de me tenir la bougie à bonne distance, je pris à deux mains la tête de M. Ugo Chancer.

Dans ses cheveux on voyait des petits points qui brillaient comme des paillettes de verre.

C’étaient des grains de sable presque imperceptibles, mais que l’on sentait cependant très bien sous les doigts.

Lorsque, reconduisant les policiers, j’avais surpris ce scintillement, une idée m’était venue qui se précisa rapidement.

Oui, c’était bien cela, je me trouvais en présence d’une affaire absolument semblable à celle de Paddington-House.

— Ceci est du sable, déclarai-je d’un ton péremptoire.

M. Crawford répéta machinalement :

— En effet, on dirait du sable.

— Et la présence de ce sable dans la chevelure de M. Chancer ne vous paraît pas bizarre ?

— Ma foi…

— Cela ne vous suggère rien ?

— Rien… sinon — mais ce serait insoutenable — que M. Chancer est tombé dans une allée de son jardin et qu’il est venu ensuite mourir ici…

— C’est assez bien déduit, répliquai-je… mais insoutenable en effet… Ce sable est beaucoup trop menu pour provenir du jardin… C’est du sable de mer, monsieur Crawford.

— Vous croyez ?

— Je l’affirme… et ces parcelles que vous voyez là se sont échappées d’un bag-maul.

— Un bag-maul, dites-vous ?

— Oui… vous ne connaissez pas cet engin ?

— Ma foi non… c’est même la première fois que j’entends prononcer ce mot.

— Eh bien ! monsieur Crawford, le bag-maul est une sorte de petit sac oblong rempli de sable dont se servent comme d’une massue certains professionnal robbers[1] d’Australie… M. Ugo Chancer a été assommé au moyen d’un de ces sacs.

— Ah ! vous m’intéressez… oui, vous m’intéressez vivement… condescendit mon critique dont la figure s’était éclairée.

Je repris :

M. Chancer est mort victime d’un attentat, cela, je l’affirme… Je l’ai toujours affirmé d’ailleurs et je vous en fournis présentement la preuve.

— En ce cas, repartit M. Crawford, votre enquête devrait maintenant porter sur le personnel.

— J’y ai pensé… mais pour l’instant il importe peu… Qu’il soit de la maison ou d’ailleurs, je dois d’abord établir comment l’assassin a pu pénétrer ici et en sortir, toutes les issues s’étant trouvées fermées en dedans, lors de la constatation du décès.

C’était Bailey qui était entré le premier dans le bureau de M. Chancer en faisant sauter la porte.

Son premier soin, après s’être assuré que le rentier était bien mort, avait été de visiter les portes et les fenêtres. Elles étaient closes et solidement maintenues, les premières par des verrous, les secondes à l’aide de petites targettes d’acier.

Je refis pour mon compte les observations de Bailey.

Tout se trouvait en effet tel qu’il l’avait dit.

L’extrémité d’une des crémones avait même été, pour plus d’herméticité, calée dans sa gâche à l’aide d’un tampon de papier.

Je pris ce papier et le dépliai lentement.

C’était une enveloppe de format moyen qui portait au verso la trace d’un cachet de cire tout craquelé par le froissement. La suscription indiquait qu’elle avait été adressée à M. Ugo Chancer et dans le coin était imprimée au timbre humide l’adresse de l’expéditeur : M. R.-C. Withworth, 18, Fitzroy street, Melbourne.

— Lettres d’affaires, me dis-je… peut-être envoi de fonds… Le chief-inspector Bailey a pour une fois raison.

Je glissai, sans y attacher autrement d’importance, l’enveloppe repliée dans le gousset de mon gilet, puis je poursuivis lentement mes investigations.

Elles allaient sans nul doute demeurer infructueuses, quand en examinant attentivement une porte basse dissimulée derrière une tapisserie, je remarquai qu’à la hauteur du verrou de sûreté, il y avait un petit trou rond, grand tout au plus comme une pièce de six pence, pratiqué à droite de la garniture.

Ce trou, la chose était visible, avait été fait récemment à l’aide d’une mèche moyenne de vilebrequin.

On voyait même encore sur le parquet une légère couche de sciure tombée pendant l’opération.

Je tenais la clef de l’énigme.

L’assassin était décidément un homme très habile et la lutte que j’aurais à soutenir contre lui promettait d’être intéressante.

Cette affaire, si obscure dès le début, m’apparaissait maintenant d’une limpidité merveilleuse. Le meurtrier, son forfait accompli, était sorti par cette porte basse et à l’aide d’une ficelle double passée dans le bouton du verrou, il avait pu, une fois à l’extérieur, faire jouer celui-ci… La porte refermée, il avait retiré la ficelle et s’était enfui.

Je fis part aussitôt de ma découverte à M. Crawford et lui exposai le stratagème du malfaiteur en termes nets et concis.

Il parut abasourdi d’abord, puis émerveillé, mais je voyais bien qu’au fond il était un peu vexé.

Je triomphais !

— C’est très bien imaginé, dit-il en examinant le trou.

— Oui… répliquai-je, mais c’eût été tout à fait bien si le meurtrier avait eu soin de reboucher ce trou avec une petite cheville de bois dont il aurait dû préalablement se munir.

Le millionnaire me regarda en souriant.

— Quelle remarquable fripouille vous auriez fait, mon cher Dickson ! me dit-il en me frappant amicalement sur l’épaule.

Je m’inclinai modestement.

Mon amateur en avait, je crois, pour son argent. Il ne devait pas regretter son voyage et je sentais bien qu’il ne tenterait plus de me jeter à bas du piédestal où je venais tout à coup de me hisser à ses yeux.

Je ne voulais point toutefois que cet homme me ménageât désormais ses critiques.

Elles m’étaient un stimulant et j’entrepris de l’y encourager en le prenant par la flatterie :

— Vous avez médit de vous tout à l’heure, cher monsieur, lorsque vous vous êtes défendu d’être un docteur Watson… Vous êtes précisément quelque chose de semblable en vérité… Le célèbre Sherlock Holmes dit quelque part à son collaborateur Watson qu’il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent le don de le stimuler chez autrui. Il reconnaît que le docteur lui rend journellement ce service rien qu’en le forçant à reprendre ses déductions et il se proclame son obligé… Je ferai de même avec vous… Vos contradictions sont pour moi précieuses et bien supérieures en elles-mêmes aux simples erreurs d’un Watson.

M. Crawford me regarda tout interloqué :

— Ainsi vous croyez que c’est à moi que vous devez d’avoir démasqué l’assassin de M. Ugo Chancer ?

— Absolument, mon cher.

— Je suis, croyez-le, très flatté, mais je vous soupçonne fort de me « monter un bateau », comme on dit en France.

— Détrompez-vous, je pense réellement ce que je dis.

— En ce cas, permettez-moi de vous remercier.

Et nous étreignîmes nos phalanges d’un vigoureux shake-hands.

  1. Voleurs de profession.