La ténébreuse affaire de Green-Park/04

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 69-97).

COMMENT JE DEVINS LE COUSIN D’UN INDIVIDU SUSPECT


Le lendemain, vers neuf heures du matin, un homme qu’à son gilet de flanelle à carreaux rouges et noirs on reconnaissait facilement pour un cocher ou quelque valet d’écurie, s’arrêtait devant la grille latérale du cottage de M. Gilbert Crawford.

Cet homme n’était autre que moi-même.

Sorti de chez moi, à la demie de huit heures, revêtu du grand overcoat beige que l’on connaît déjà, j’avais rapidement gagné les bosquets qui forment autour de Broad-West une couronne de verdure.

Aussitôt que je fus hors de vue, je me jetai dans un fourré, et là, retirant à la hâte mon pardessus qui est doublé de cette flanelle à carreaux dont on confectionne les gilets des lads, je le retournai et j’en rentrai les pans dans ma ceinture, de sorte qu’en un clin d’œil j’eus l’air d’un parfait domestique. Cachant ensuite mon chapeau dans un buisson, je tirai de ma poche une petite casquette écossaise, puis m’étant frotté le visage avec un enduit de mon invention qui a la propriété de rendre un homme méconnaissable tant il ride la peau et lui donne une couleur terreuse, je me dirigeai résolument vers le chalet, certain que c’était là que je trouverais la clef du mystère de Green-Park.

Quand je fus parvenu à la grille, je remarquai sur le côté, dans une petite cour bitumée et légèrement déclive, une automobile fort poussiéreuse que je reconnus aussitôt.

Un chauffeur en tenue de travail était en train de laver nonchalamment la voiture, tout en chantant d’une voix fausse :

Spring… spring… beautiful spring!

— C’est lui, pensai-je.

Je m’arrêtai et le regardai fixement à travers les barreaux de la grille, en prenant mon air le plus niais.

— Qu’a donc ce drunkard à me dévisager ainsi ? dit-il en m’apercevant… il est probable que ce gentleman d’écurie n’a jamais vu une quarante chevaux…

— Pardon, camarade, répondis-je en prenant l’accent des paysans de Black-Well… je connais aussi les voitures à pétrole et je puis même, si vous le désirez, réparer votre pneu de droite qui est bien malade.

L’homme me regarda surpris :

— Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir comment de l’endroit où tu es, tu peux voir que mon pneu de droite a besoin d’une réparation.

— Je l’ai vu tout de même, à ce qu’il paraît…

— Eh bien ! tu es moins bête que tu en as l’air…

J’avais gagné la confiance du chauffeur. C’était une sorte d’hercule roux, aux gros yeux bleus à fleur de tête et aux tempes très renflées, ce qui est généralement un mauvais signe.

Il vint à moi d’un air jovial :

— Ainsi, dit-il, tu me proposes de réparer mon pneu… ce n’est pas de refus, mais il faut d’abord nous entendre… combien me demanderas-tu ?

— Deux shillings.

— Deux shillings… alors… ça va… je te paierai même un verre de whisky par-dessus le marché, fit-il en m’ouvrant la grille.

J’étais dans la place.

Il s’agissait maintenant de jouer serré et je me mis aussitôt à la besogne.

Tandis que mon chauffeur, assis sur un seau renversé, fumait avec béatitude une pipe de Bird’s eye, je m’évertuais de mon mieux à réparer le pneu crevé.

J’ai possédé autrefois une auto et faute de pouvoir me payer un chauffeur, force m’avait été, comme on dit, de mettre souvent « la main dans l’huile ».

En une demi-heure le pneu fut réparé, replacé et regonflé. J’avais même eu la chance de ne pas pincer la chambre à air.

Pendant tout le temps que dura l’opération, j’avais jeté de temps à autre un regard sur mon homme. Il ne me quittait pas des yeux et ma dextérité semblait l’étonner au plus haut point.

— Sais-tu, fellow, me dit-il lorsque j’eus terminé, que tu ne t’y prends pas mal du tout… Tu as sans doute été chauffeur ?

— Oui, répondis-je tristement, mais mon patron m’a congédié.

— Parce que tu buvais trop de gin, hein ?

— Non… parce qu’il ne pouvait plus me payer…

— C’est une raison, cela.

— Tu ne crains pas que la même chose t’arrive ? dis-je au gros homme.

Sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles.

— Oh ! moi ! fit-il d’un air de pitié protectrice…

Et la façon dont il levait les épaules disait clairement : la question ne se pose même pas.

— Alors tu as un bon patron ? repris-je.

— Tu n’as donc jamais entendu parler de M. Gilbert Crawford ?

— Non… je ne suis pas de ce pays, moi… j’arrive de Sandhurst.

— Je souhaite à tous les domestiques un maître comme celui-là.

— Exact ?

— Comme une horloge… et puis cela sonne ici !…

— Quoi donc ?

— Mais l’or, By God!

— Il en a beaucoup ?

Mon interlocuteur eut un geste qui enveloppait l’espace.

— Tu en as de la chance, murmurai-je… Moi, je suis sans emploi.

Le chauffeur réfléchit quelques instants puis me prit familièrement par le bras.

— Écoute, dit-il, la place est bonne ici mais le patron est regardant… Chacun a sa tâche dans cette maison et nous ne sommes pas nombreux.

— Il a pourtant un chauffeur ?

— Bien sûr, puisque c’est moi…

— Et une femme de chambre ?

— À quoi vois-tu cela ?

— Dame ! ces tabliers et ces bonnets blancs qui sèchent là-bas au soleil…

— Tu es un finaud, toi… tu vois tout du premier coup-d’œil… Nous avons aussi un cuisinier, un nommé Picklock, qui fabrique le pudding comme pas un.

Et mon compagnon éclata de rire en me donnant une grande claque dans le dos.

Ce chauffeur m’horripilait, il me faisait surtout l’effet d’une brute sournoise et je pensais en moi-même : ce doit être quelque repris de justice… quelque ancien convict échappé des galères.

Instinctivement, je regardai ses pieds : il était chaussé d’espadrilles qui me parurent énormes, mais la bottine dont j’avais relevé la trace était grande, elle aussi.

Oh ! coûte que coûte il fallait que je me la procurasse… je serais allé la chercher au fond d’un puits…

Cependant, je la devinais là, toute proche, séparée de moi seulement par une pelouse de gazon… et je mesurais la distance du regard, en inspectant d’un œil avide la façade irrégulière et joliment ajourée du pavillon situé en face de la remise.

Le chauffeur se méprit sur les tendances de ma pensée intime :

— Tu te trouverais bien ici… hein ?… bel oiseau… me dit-il. Tu admires la cage, je comprends cela… mais il n’y a vraiment pas de place pour toi… Pourtant, je suis bon camarade et tu me plais… car tu es adroit et déluré… Tiens, veux-tu que je te propose une affaire ?

— Je suis sans situation, j’accepterai n’importe quoi.

— Eh bien ! écoute… Je te prends provisoirement à mon service… pas au service du patron… au mien… tu saisis la nuance ? La besogne ici est très pénible, mais comme elle est bien rémunérée je puis me payer le luxe d’un domestique…

— Ah ! ah ! approuvai-je niaisement.

— Vois-tu, fellow, il faut que je te dise : je suis un peu flémard, moi… J’ai les côtes en long et ça m’est très pénible de me baisser.

— Ah ! ah ! fis-je, en riant.

— Oui… ainsi, tiens, aujourd’hui, je n’ai pas le cœur à l’ouvrage… j’étais de sortie hier et tu comprends…

— On vous accorde souvent des sorties ?

Le chauffeur me regarda d’un air finaud :

— Jamais… répondit-il… mais nous en prenons… Dans la soirée, je suis allé à Melbourne où j’ai passé la nuit à boire et je suis rentré par le premier train, fourbu, éreinté, vanné comme un boisseau d’orge.

J’étais tout oreilles.

« Ah ! confiant M. Crawford ! » pensais-je à part moi.

L’autre continuait :

— Et pour me remettre il faut maintenant que je lave cette voiture et ensuite que je frotte les appartements, car c’est aujourd’hui le grand nettoyage…

— Oui, tu voudrais que je te donne un coup de main ou que je te remplace à l’occasion ?

— C’est cela même… voyons, tâchons de nous arranger… Je te donnerai cinq shillings par semaine et tu partageras mes repas… d’ailleurs je ne mange pas beaucoup, moi… j’ai plutôt soif… cela tient sans doute à ce que j’ai longtemps vécu dans les pays chauds… Pour le logement, on s’arrangera toujours… tu coucheras dans la soupente… Cela te va-t-il ?

— Tu parles !… Mais ton patron, que dira-t-il s’il me rencontre ?

— Ne te tourmente pas de cela, fellow, il a d’ailleurs en moi une confiance aveugle… s’il me demandait par hasard qui tu es, je lui raconterais que tu t’appelles Slang comme moi, que tu es mon cousin et que tu arrives d’Angleterre.

— Je te remercie, dis-je simplement.

Puis, après une pause, je repris :

M. Colsford est absent ?

— Crawford, rectifia mon pseudo-cousin… oui, à quoi vois-tu cela ?

— À rien… je te le demande.

— Oui… il est parti je ne sais où… mais il rentrera sûrement vers huit heures au plus tard… car jamais il ne passe la nuit dehors… C’est un homme rangé, trop rangé même ! Dès qu’il a dîné, il se couche et c’est bien là le mauvais côté de la place… Mais je t’expliquerai cela plus tard… Pour l’instant, nettoyons d’abord l’auto, puis nous irons nous mettre à la disposition de Betzy, la femme de chambre… C’est une bonne fille à laquelle je ne crois pas être indifférent… — et Slang eut un petit coup d’œil lascif — il suffira que je lui dise que tu es mon cousin pour qu’elle te reçoive en ami… D’ailleurs Betzy a besoin de moi… je lui rends quelques services et elle m’en est reconnaissante… Allons, à l’ouvrage, fellow, nettoyons la guimbarde… oh !… quelle poussière ! bon Dieu ! quelle poussière !

— Ai-je besoin de dire que Slang ne m’aida pas une minute ?

Cet homme était réellement un slothful à qui le travail répugnait et dont l’unique préoccupation était de vivre sans rien faire… Or la paresse mène à tout… même au crime !

Je tenais décidément ma piste ; il ne me manquait plus que la bottine.

Quand l’auto fut nettoyée, nous la roulâmes sous la remise, puis Slang me conduisit à la villa dont il me fit les honneurs avec une affectation qui décelait en lui le goût du confort et du luxe : deuxième circonstance aggravante.

Il m’ouvrit toutes les portes pour me montrer une série de pièces meublées avec un grand souci d’élégance et dont je connaissais déjà certaines pour y avoir été reçu par M. Crawford : le petit salon notamment, et le jardin d’hiver ainsi que le fumoir entièrement plaqué de bois des îles comme l’intérieur d’une immense boîte à cigares.

Ce Slang me connaissait à peine et il m’initiait sans scrupules aux aîtres de la maison.

Comme on sentait bien l’homme qui a déjà des projets en tête et qui ne tient plus guère à sa place ! Sûrement il avait dû trouver un magot chez M. Chancer et, un beau matin, il allait filer à l’anglaise, si je lui en laissais le temps…

Au premier étage, nous suivîmes une longue galerie dont les murs disparaissaient sous des panoplies d’armes malaises, hawaïennes et canaques.

Tout à coup, Slang s’arrêta devant une glace sans tain placée à hauteur d’homme.

Cette glace reposait de l’autre côté de la cloison sur une cheminée de grand style encombrée de bibelots et la vue plongeait dans une pièce meublée à l’imitation de celles du palais de Windsor.

— La chambre à coucher du patron, me dit mystérieusement mon guide…

— Et à quoi sert cette glace ?

— Nous l’appelons « l’observatoire ».

— Ah ! et pourquoi cela ?

— C’est toute une histoire, fellow… Figure-toi que chaque nuit nous sommes obligés, Betzy, le cuisinier et moi, de faire des rondes pour nous assurer que le patron repose tranquillement… Il paraît qu’il est atteint d’une maladie bizarre… et il faut le surveiller continuellement… Nous avons l’ordre, si nous nous apercevions qu’il dort du côté gauche, de le réveiller aussitôt et de lui faire respirer de l’éther…

— Mais comment le voyez-vous la nuit ?

Slang haussa les épaules.

— Parbleu ! il y a une veilleuse dans sa chambre… Ah ! ces rondes, voilà bien le revers de la médaille… ça vous coupe le sommeil, et moi, une fois que je suis réveillé, c’est le diable pour me rendormir… Mais que veux-tu ? c’est à prendre ou à laisser… Le patron nous a posé ses conditions, à Betzy, au cuisinier et à moi, quand nous sommes entrés à son service… La nuit dernière c’est cette pauvre Betzy qui m’a remplacé avec le maître cook et ils doivent être vannés tous les deux, car ils ont été obligés de faire trois pointages au lieu de deux… Tu vois ce tableau ? nous devons, à chaque ronde, appuyer sur le bouton du cadran, après nous être assurés que M. Crawford ne dort pas du côté gauche.

« Ah ! ah ! plaisantai-je à part moi… naïf M. Crawford ! Voilà donc votre procédé infaillible pour vous assurer que vos gens ne sortent pas la nuit… Très bien imaginé, ma foi ! votre petit appareil de pointage horaire, ce qui n’empêche, qu’avec la complicité de votre maid de confiance et de votre cuisinier, le valet fidèle qui doit veiller sur votre sommeil passe ses nuits à se saouler à Melbourne, quand il ne prend pas votre automobile pour aller cambrioler les rentiers des environs…

Slang crut sans doute voir une critique de sa conduite dans le pli ironique de mes lèvres, car il me dit aussitôt :

— Tu sais, fellow, c’est à charge de revanche… Quand Betzy ou le cuisinier sont de sortie, c’est moi qui fais les trois rondes. Mais il ne s’agit pas de cela… il est plus de dix heures, faudrait voir à se mettre à l’ouvrage… Je t’avouerai franchement que j’aimerais mieux fumer une pipe à l’ombre ou déguster un gin-cocktail… mais le service avant tout… Allons ! viens… moi, je nettoierai les carreaux, toi tu cireras.

Et Slang m’entraîna dans un petit cabinet où je trouvai tout ce qui était nécessaire pour exercer mon métier de frotteur.

— Commence par la chambre du patron, me dit-il.

À ce moment, une porte qui donnait sur le couloir s’ouvrit avec fracas et une grande fille maigre, à la peau jaune et aux yeux froids, s’avança vers nous d’un air digne.

À n’en pas douter c’était Betzy.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de la voir quand j’étais allé chez M. Crawford, ce qui m’était arrivé deux ou trois fois.

En m’apercevant, sa figure en lame de rasoir eut une expression de véritable surprise et deux dents énormes, pareilles à des défenses, saillirent de ses lèvres entr’ouvertes.

Me reconnaissait-elle malgré mon maquillage ? Mais non, cela était impossible… car elle eût été, dans ce cas, plus habile que les meilleurs limiers de Melbourne eux-mêmes…

— Slang, quel est cet homme ? demanda-t-elle d’un ton scandalisé.

— Ne vous tourmentez pas, Betzy, répondit mon compagnon en prenant une petite voix flûtée, c’est mon cousin Ralph… vous savez, celui dont je vous ai souvent parlé…

— Ah ! ce mauvais sujet qui était dans les Scot-Guards à Londres ?

— Oui, Betzy… mais il s’est bien amendé depuis quelque temps… Il a fini son service et, comme il cherche une situation, il est venu me trouver pour que je m’occupe de lui.

— C’est venir de bien loin pour trouver un emploi, fit dédaigneusement la vilaine maid.

— Dame ! ce pauvre garçon n’a plus que moi : alors, vous comprenez… je me suis permis de le prendre comme « extra », à mes frais, naturellement. Il partagera mes repas et couchera dans la chambre de débarras en attendant qu’il ait trouvé quelque chose… Il faut bien obliger ses semblables et à plus forte raison ses parents… nous ne sommes pas des sauvages, que diable !

— C’est bien, Slang, mais tâchez que M. Crawford ne l’aperçoive pas… sans cela…

— On fera son possible, Betzy… mais vous voyez, j’ai tenu à vous le présenter.

La femme de chambre ne répondit point et je compris au regard qu’elle me décocha que j’étais loin de lui être sympathique… Cela ne m’étonnait pas d’ailleurs, car l’enduit que je m’étais passé sur la figure me donnait un peu l’apparence d’un leper[1] et me bridait horriblement les yeux que j’ai pourtant assez beaux, si j’en crois Miss Edith dont la franchise est la principale qualité.

— Allons, fellow, occupe-toi, me dit Slang. Fais voir à Betzy que le travail ne te fait pas peur.

Aussitôt, j’adaptai une grosse brosse à mon pied droit, saisis énergiquement un balai pour me faire un point d’appui et me mis à frotter le parquet avec une énergie farouche…

On eût dit à me voir que je n’avais jamais fait que cela de ma vie.

Slang était émerveillé et Betzy approuvait complaisamment de la tête, comme pour féliciter le chauffeur de l’excellente recrue qu’il venait de faire.

De temps en temps mon compagnon, qui voyait sans doute que les parquets de la villa Crawford étaient en bonnes mains, trouvait un prétexte pour s’absenter et je restais alors sous la surveillance de Betzy qui ne me quittait pas du regard.

Se méfiait-elle de moi ?

Les femmes ont parfois de ces intuitions qui déconcertent les plus avertis.

Déjà, je me demandais avec inquiétude quand finirait mon supplice — et c’en était un, je vous en réponds, que de frotter ainsi sans s’arrêter une minute par une chaleur de quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit — lorsque Slang me frappa amicalement sur l’épaule…

— En voilà assez pour cette pièce-ci, me dit-il d’un ton engageant… cire la galerie maintenant.

Je ne pus retenir un geste de découragement.

— Oh ! tu sais, ajouta le chauffeur, ce n’est pas la peine de le « récurer », nous ne sommes pas au Tread-Manor, passe la brosse vivement et donne ensuite un coup de chiffon… Tout ça, vois-tu, c’est pour épater Betzy… tu comprends, la première fois…

— Oui… oui… murmurai-je essoufflé en secouant brusquement la tête pour faire tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front.

Je ne pouvais, en effet, m’essuyer la figure avec mon mouchoir : c’eût été enlever mon maquillage qui commençait déjà à se ramollir.

En passant devant une glace appliquée le long de la cloison, je me regardai hâtivement.

J’étais horrible… mon enduit avait coulé et faisait sur mon visage d’affreuses taches gluantes qui me donnaient un aspect repoussant. Ah ! comme je compris alors l’air dégoûté de Betzy !

« Si je cire un quart d’heure de plus, murmurai-je inquiet, tout en faisant décrire à ma jambe droite un incessant mouvement de va-et-vient, mon maquillage va fondre tout à fait et révéler mon incognito. »

Fort heureusement, Betzy finit par disparaître et j’entendis le frou-frou de ses jupes empesées s’éteindre peu à peu dans l’escalier.

— Elle ne remontera plus, me dit Slang… repose-toi, fellow… il est onze heures moins dix ; à onze heures nous allons décamper et nous offrir un whisky… j’en ai d’excellent… tu verras… Attends-moi là, je vais jeter un coup d’œil dans la chambre du patron pour voir si tout est bien en ordre… et je reviens…

Je m’affalai sur une banquette, éreinté, fourbu, littéralement abruti et n’ayant même plus la force de prononcer une parole. J’étais, à ce moment, semblable à un homme en proie au mal de mer… Je voyais tout tourner autour de moi et ne distinguais plus les objets qu’à travers une sorte de brouillard.

Le tintement joyeux d’une horloge placée dans la galerie me tira enfin de ma torpeur.

J’allais donc être libre ! et j’attendais Slang avec une impatience que l’on conçoit, mais le gredin ne se pressait pas du tout de venir me rejoindre… Que faisait-il donc dans la chambre de M. Crawford ?

Ma curiosité de détective reprenant le dessus, je m’apprêtais déjà à aller jeter un coup d’œil par la glace de « l’observatoire », quand mon compagnon reparut.

Il me sembla tout drôle, mais c’était sans doute une idée.

— Allons, viens, fellow, dit-il en me prenant par le bras… nous avons assez travaillé…

Et il me poussa vers un petit escalier en pitchpin qui donnait sur un vestibule orné d’une grande carte de Melbourne et de ses environs. On avait dû consulter souvent cette carte, à en juger par les traces de doigts qui maculaient ses marges.

Nous traversâmes en biais un coin du parc et nous atteignîmes un petit pavillon de deux étages construit en briques rouges et dont le toit d’ardoises se perdait d’un côté parmi les branches d’un cèdre gigantesque.

— Montons à ma niche, me dit Slang… Je te montrerai l’endroit que je te réserve comme chambre à coucher.

Le pavillon dont je viens de parler était situé à environ cent mètres de la villa Crawford.

Ceci fut pour moi une indication nouvelle : il était donc possible à quelqu’un de sortir avec l’automobile sans éveiller l’attention du millionnaire… Il suffisait de pousser la voiture jusqu’à la route — ce qui était très facile puisque la surface bitumée qui menait à la grille était en pente — et une fois là, de mettre la machine en marche. Il y a dans la soirée une grande animation sur cette route qui va de Melbourne à Whittlesea, car nombre d’habitants des environs rentrent généralement du théâtre en auto ; le confiant M. Crawford ne pouvait donc s’étonner d’entendre, la nuit, le ronflement d’un moteur aux abords de son cottage.

« Coquin de Slang ! pensais-je en moi-même… il est vraiment servi à souhait par les circonstances et l’on jurerait, ma parole, que tout a été ainsi aménagé pour lui fournir le moyen de se livrer à ses petites expéditions nocturnes… Pauvre M. Crawford avec son observatoire et ses cadrans enregistreurs ! »

La chambre de Slang se trouvait au bout du pavillon ; on y accédait par un escalier roide, à pente d’échelle.

— Tu vois, me dit le chauffeur, ce n’est pas aussi confortable ici que chez le patron… mais bah ! on ne doit pas se montrer trop exigeant… Il y a derrière la cloison un cabinet de débarras où je te ferai un lit… Nous enlèverons deux planches pour pouvoir communiquer et tu verras que nous ne nous embêterons pas… En attendant, passe-moi cette bouteille de whisky que tu vois là, sur l’étagère… c’est du fameux, je t’en réponds… un vrai velours.

Et Slang, après avoir amoureusement caressé du regard la fiole que je lui tendais, prit deux verres dans une petite armoire en bois blanc et les remplit jusqu’aux bords.

— À la tienne, Ralph, fit-il avec un gros rire.

To your health, Slang, répondis-je en levant mon verre.

— Appelle-moi donc John… Slang, c’est mon nom de famille.

— Va pour John… cela m’est égal.

Mon compagnon avait déjà vidé son verre… Ce Slang n’était pas un homme… c’était une éponge…

— Moi, vois-tu, je bois sec, déclara-t-il en faisant claquer sa langue… au fond, est-ce que j’ai tort ? Quel plaisir aurions-nous sans cela ?

— De fait, approuvai-je…

Mon compagnon me regardait maintenant d’un air embarrassé et je vis bien dans ses yeux qu’il avait quelque chose à me dire.

Enfin, après avoir fait deux ou trois tours dans l’étroit espace où nous nous trouvions, il revint se planter devant moi :

Écoute, dit-il, tu es un bon garçon… je peux tout te dire, n’est-ce pas ?

— Mais comment donc !

— Eh bien ! je vais te faire une confidence.

Qu’allait-il m’apprendre ? Est-ce que déjà, l’alcool aidant, il allait me faire l’aveu de son crime ?

Non, ce n’était pas cela… Slang m’apprit tout simplement qu’il avait un rendez-vous à Melbourne avec une girl de mœurs faciles et qu’il allait profiter de l’absence de M. Crawford pour aller retrouver cette demoiselle.

— Tu peux rester ici, si tu le veux… me dit-il, mais il vaut mieux que tu ailles déjeuner dans un restaurant… Tiens, voici cinq schellings… c’est ta semaine… Tu vois, moi, je suis bon prince, je paye d’avance… mais ne me fais pas la blague de ne plus revenir, hein ? cela me serait très désagréable, non pas à cause des cinq schellings, mais parce que je t’ai déjà pris en amitié et que tu frottes comme pas un… Quel coup de jarret, by God! Betzy en était émerveillée !

— Oh ! Slang ! fis-je d’un air offusqué, pour qui me prends-tu donc ? Peux-tu me croire capable d’une chose pareille… Je ne suis pas un joker.

— C’est bon, c’est bon, Ralph… ne te fâche pas… tu sais, il ne faut point m’en vouloir… j’aime parfois à plaisanter… mais c’est toujours sans arrière-pensée. Allons, donne-moi la main…

Je serrai sans conviction la dextre de ce louche individu aux poignets duquel j’allais bientôt sans doute passer les handcuffs à double chaîne.

— Maintenant, me dit Slang, je vais m’habiller. Si cela te choque, tu peux aller m’attendre dehors.

Je protestai, et pour une fois, très sincèrement.

Non seulement je n’étais nullement scandalisé que Slang s’habillât devant moi mais j’aurais fait pour assister à cette opération plus de bassesses qu’un courtisan pour être admis au petit lever du Roi.

Je m’assis donc sur une chaise de paille et pris l’attitude rassurante du bon jeune homme qui baye aux corneilles.

À ma droite, un rideau de lustrine verte était tiré sur ce que je devinais être la garde-robe du chauffeur. Ce rideau ne descendait pas tout à fait jusqu’au sol et j’étais malgré moi hypnotisé par la vue d’une demi-douzaine de talons miroitants qui apparaissaient entre le plancher et le bord inférieur de la lustrine.

Slang, devant un petit miroir à trois faces pendu à la fenêtre, se faisait consciencieusement la barbe, ce qui l’empêchait provisoirement de parler.

Il me tournait le dos et instinctivement ma main se tendait déjà vers la rangée de chaussures dont l’une, grâce à moi, fournirait demain la preuve éclatante de la vérité, mais je me retins…

Le miroir à barbe pouvait me trahir !

Oh ! M’emparer d’une de ces bottines, d’une seule, et courir, courir au cottage de Green-Park !

Si grand était mon trouble que j’eus peur qu’il ne fut apparent et je me mis à fredonner :

Tho tear fell gently from her eye
When last we parted on the shore ;
My bosom heaved with many a sigh
To think I ne’er might see her more.

— Tiens ! que chantes-tu là ? me demanda Slang en se retournant.

— Une rengaine de matelot.

— Tu as donc servi dans la flotte ?

— Oui…

— Longtemps ?

— Quarante-deux mois.

— Es-tu allé au Brésil ?

— Oui… pourquoi cela ?

— Pour rien…

Et il se remit à se gratter le menton…

Je sentis bien qu’il n’avait pas osé me poser la question qui lui brûlait les lèvres… mais je crus saisir sa pensée… Évidemment, il avait entendu dire qu’au Brésil on n’extrade pas facilement les criminels et il tirait déjà des plans… Ainsi, sans le vouloir, le chauffeur se livrait peu à peu…

Ayant achevé de se raser, Slang s’approcha du rideau de lustrine ; il en fit courir les anneaux sur une tringle et son modeste vestiaire m’apparut.

J’eus un violent battement de cœur.

La rangée de chaussures soigneusement cirées étincelait à mes yeux. Il y en avait quatre paires exactement ; dont une de snow-boots caoutchoutés.

Slang décrocha un pantalon à carreaux, l’enfila avec méthode, puis il revint aux chaussures, se courba et parut se consulter.

Je ne perdais pas un seul de ses mouvements. Il prit d’abord une paire de brodequins lacés de forme américaine, les soupesa et les remit en place.

Des bottines à boutons se trouvaient à côté : ce furent celles-là qu’il choisit.

D’un rapide revers de manche, il les débarrassa d’une poussière d’ailleurs imaginaire et vint les poser au pied d’une chaise.

— Mâtin ! m’extasiai-je… tu te mets bien, toi… tu es chaussé comme un lord !

— Voilà comment nous sommes, nous autres… répondit Slang avec un petit clignement d’œil… on ne se refuse rien…

Et il se mit dans la posture d’un homme qui chausse ses souliers.

Dans ce mouvement il tendit alternativement chacun de ses pieds vers moi, sans façon aucune, et me présenta successivement ses deux semelles.

Elles étaient très longues, étroites, effilées, carrées du bout… et en plein milieu on voyait parfaitement une solution de continuité.

Les bottines de Slang avaient été ressemelées !

Je ne sais quel scrupule, quel besoin d’asseoir plus fermement ma conviction m’empêchèrent de me ruer sur le chauffeur, de le terrasser, et, en faisant au besoin jouer un rôle persuasif à mon browning, de m’emparer de ces deux pièces à conviction qui prouvaient surabondamment la culpabilité de l’assassin.

« Mon ami » ne se douta certainement pas un seul instant du drame angoissant qui se jouait dans ma cervelle à la minute où il boutonnait ses chaussures.

Il avait un pied levé, posé sur le bord de la chaise, et dans l’état d’équilibre instable où il se trouvait, le jeter à terre n’eût été pour moi qu’un jeu d’enfant.

Mais quelques impairs commis à mes débuts m’ont mis en garde contre les gestes prématurés.

Il ne m’appartenait pas d’ailleurs de m’emparer de cet homme : cela regardait la police officielle.

De sorte que plus que tout, je crois, le sentiment de ma dignité arrêta mon élan.

Slang achevait tranquillement sa toilette qu’il compléta par une cravate écossaise, un gilet de piqué blanc, un veston de cheviotte bleue ; il coiffa un chapeau melon en feutre gris, prit une badine de bambou puis sortit d’un tiroir une paire de gants jaunes qui n’avaient jamais été ouverts et que, précautionneusement, il garda à demi ployés dans sa main.

Cependant, il se souvint qu’il avait oublié quelque chose dans ses vêtements de travail : c’était un portefeuille en cuir fauve, tout bourré de papiers qu’il glissa furtivement dans sa poche comme s’il eût craint que je pusse apercevoir ce qu’il contenait.

Puis il consulta sa montre :

— Hurrah ! s’écria-t-il, j’ai encore le temps de prendre le train de onze heures quarante-six… Au revoir, fellow !… Va déjeuner dans le pays… tu trouveras à l’angle de Sussex-Street et de Wimbledon-Place un petit restaurant pas cher où le stout est excellent… Je te dirais bien de rester ici… mais tu comprends, ce n’est pas possible… Tant que je suis là, ça va bien, mais en mon absence, Betzy pourrait trouver cela drôle… Je rentrerai probablement vers cinq heures… six heures au plus tard… Allons ! good bye! tâche de ne pas t’enivrer…

Et Slang, après m’avoir donné une vigoureuse poignée de main, partit d’un pas rapide.

Du seuil de la grille, je le vis s’éloigner, s’engager dans l’avenue qui conduit à la gare, puis disparaître entre les arbres.

Mes yeux n’avaient pas quitté ses semelles. Il me semblait qu’avec elles cet homme emportait tout mon bien !

Ce que l’on va lire maintenant paraîtra peut-être invraisemblable à certains lecteurs. Je les supplie, ceux-là, de me faire crédit de quelque confiance ; ils verront par la suite si j’ai dénaturé ou surfait quoi que ce soit dans une affaire qui fut certainement la plus compliquée de toutes celles que j’eus à instruire, durant ma carrière déjà longue de détective amateur.

  1. Lépreux.