La ténébreuse affaire de Green-Park/05

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 101-113).

MAUVAIS DÉPART

Sans perdre une minute, je pris, comme on dit, mes jambes à mon cou dans la direction du petit bois qui m’avait déjà servi d’asile et j’en sortis presque aussitôt transformé en parfait gentleman.

J’avais même eu la chance de retrouver mon chapeau.

Au lieu de rentrer chez moi, je me dirigeai précipitamment chez un marchand d’automobiles nommé Bloxham qui demeurait à l’entrée de la ville et je pénétrai dans son garage en hurlant :

— Bloxham !… Bloxham !…

Un petit homme aux yeux bigles sortit de derrière une auto dont il était en train de regonfler les pneus et me regarda d’un air ahuri :

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-il en se découvrant.

— Voyons… avez-vous donc perdu la tête, Bloxham ? Comment ? vous ne me reconnaissez pas ?

— Non monsieur… c’est-à-dire qu’il me semble bien vous avoir déjà vu quelque part… mais…

Je songeai aussitôt à mon maquillage que je n’avais pas eu le temps d’enlever :

— Je vous dirai mon nom tout à l’heure… pour le moment contentez-vous de savoir que j’exige de vous un service… il faut que j’arrive à Melbourne avant le train qui part de Broad-West à onze heures quarante-six.

Le petit homme tressauta comme s’il eût été surpris par un courant électrique, et ses deux pupilles vinrent affleurer la racine de son nez.

— Vous n’y pensez pas ! s’écria-t-il en se retournant vers l’horloge placée dans le fond du garage… Il est exactement onze heures quarante-deux ; le train va partir dans quatre minutes.

— Il le faut, vous dis-je… Je paierai ce qu’il faudra… et d’avance encore… Avez-vous une voiture prête ?

— Celle-ci… mais il faut que je regonfle un pneu.

— Faites vite alors !…

— Je vous assure, monsieur…

— M’avez-vous entendu, Bloxham ?

— Vraiment c’est impossible… oui, c’est réellement impossible… grognait le petit homme en ajustant son raccord sur la valve… il faudrait faire du quatre-vingt-dix de moyenne…

— On fera du cent s’il le faut ! m’écriai-je…

Et pendant que le pauvre Bloxham actionnait désespérément sa pompe, je pris un seau, allai le remplir à une fontaine et, me servant de mon mouchoir en guise de serviette, j’enlevai rapidement l’affreux enduit qui me barbouillait le visage.

— Eh bien ! me reconnaissez-vous maintenant ? demandai-je en m’approchant.

— Oh ! Monsieur Dickson… Quelle surprise !… Ah ! par exemple !… Si jamais j’aurais pu penser que c’était vous, ce vilain individu… pardon… je voulais dire…

— C’est bon… hâtez-vous…

— Du moment que c’est pour vous obliger, monsieur Dickson, je ferai l’impossible…

Et de fait, Bloxham se mit à pomper avec une énergie désespérée.

Cet homme me devait quelque reconnaissance, car je m’étais récemment occupé pour lui d’une affaire assez embrouillée, dans laquelle il se trouvait compromis, quoiqu’il fût tout à fait innocent, et j’avais fini par mettre la main sur les vrais coupables.

J’avais sauvé la réputation de Bloxham et j’étais sûr qu’il ferait tout pour sauvegarder la mienne.

— Vite !… vite !… activons, m’écriai-je après avoir regardé ma montre… nous n’avons plus qu’une minute.

— C’est prêt, monsieur Dickson, répondit Bloxham en dévissant son raccord… Montez, nous allons partir aussitôt.

Et il appela :

— Jarry ! Jarry !

Une figure cramoisie s’encadra dans un guichet :

— Surveillez le garage, Jarry… je m’absente pour quelques heures… et surtout si M. Sharper veut encore essayer la vingt-quatre chevaux, dites qu’elle est en réparation.

All right! répondit l’individu qu’il avait interpellé… on aura l’œil…

Déjà, Bloxham avait donné un tour de manivelle et le moteur battait avec une trépidation sonore.

Il sauta au volant, actionna le levier de mise en marche et nous partîmes.

À ce moment même, un coup de sifflet strident nous annonçait l’arrivée en gare du rapide de onze heures quarante-six.

La distance qui sépare Melbourne de Broad-West n’est que de quarante-deux kilomètres par chemin de fer, mais on en compte cinquante-trois par la route qui décrit de nombreuses courbes et au milieu de laquelle se trouve une côte de douze cents mètres excessivement raide.

De plus, — et là était la difficulté — le rapide qui ne s’arrête plus entre Broad-West et la capitale de l’État de Victoria met juste vingt-cinq minutes pour effectuer le parcours.

Il fallait donc que nous le gagnions de vitesse.

Avec une quarante chevaux comme celle que nous montions, la chose était facile, en admettant que nous ne rencontrions sur la route aucun encombrement et que nous traversions à toute allure Long-House et Merry-Town, deux petites localités assez désertes, situées sur notre passage.

Pendant sept kilomètres environ, nous longeâmes la voie du chemin de fer et je pus constater avec un vrai bonheur que nous « semions » le rapide, mais il nous fallut bientôt nous engager dans un chemin sinueux et aborder la fameuse côte de Devil, dont la pente, d’après les cartes, est de vingt pour cent !

L’auto de Bloxham enleva la rampe en troisième et dévala ensuite vers Long-House à une allure fantastique.

Le rapide devait être à cette minute très loin derrière nous et je jubilais intérieurement, en songeant à la tranquillité de Slang, qui était à cent lieues de se douter qu’un détective allait le prendre en filature au débarcadère de Melbourne pour ne plus le lâcher d’une semelle.

Mon plan était simple.

Je m’attacherais à ses pas, ou si besoin était, je le ferais suivre par des agents secrets, ma modeste personne, quelque active qu’elle fût, n’étant pas encore parvenue à se dédoubler.

Il fallait, en effet, avant de mettre les menottes à mon « pseudo-cousin », recueillir certains indices qui m’étaient indispensables. L’assassin de M. Ugo Chancer pouvait avoir des complices. Je me trouverais alors avoir affaire à une bande puissamment organisée pour le cambriolage et le vol.

Si cela était, la découverte d’une association de malfaiteurs, sur d’aussi faibles indices, me classerait définitivement parmi les plus fins limiers de police et une pensée d’orgueil intime, autant que de curiosité professionnelle, m’aiguillonnait de plus en plus à mesure que nous approchions de Melbourne.

Oui, plus je réfléchissais, plus j’arrivais à me persuader que j’allais me trouver en présence d’une sorte de Robber’s Company semblable à celle de Brisbane.

Slang paraissait trop sot pour avoir conduit seul cette affaire… Cependant il était l’instrument du meurtre, tout en témoignait et il importait d’élucider promptement ce qui restait de ténébreux dans l’exécution d’un crime aussi habilement conçu.

Et d’abord, il n’était pas admissible que le voleur-assassin s’en fût allé sans tirer aucun profit de son crime.

Nous avions trouvé dans le secrétaire de M. Ugo Chancer une forte somme en or, mais il n’était pas croyable que la fortune du vieux de Green-Park se réduisît à cent quatre-vingt-trois livres en monnaie courante.

Il devait avoir des titres déposés chez un ou plusieurs hommes d’affaires, comme l’insinuait le chief-inspector Bailey.

Peut-être ?

Mais cela n’expliquait pas le geste, véritablement par trop désintéressé, du cambrioleur assassin.

De toute façon, il était urgent que j’entrasse en relations avec l’homme d’affaires de la victime ; or un hasard providentiel m’avait, on le sait, livré le nom de M. R. C. Withworth, 18, Fitzroy Street, à Melbourne.

Je devais donc m’adresser à ce M. Withworth qui envoyait au défunt des plis cachetés et semblait être, sinon le confident, du moins l’intermédiaire entre M. Ugo Chancer et les différentes banques d’Australie.

Nous venions de dépasser Merry-Town et nous apercevions déjà les premières maisons de Melbourne, quand notre automobile eut soudain des ratés.

Cela se traduisit d’abord par quelques explosions rapides et bruyantes qui peu à peu s’atténuèrent pour se changer en un pénible crachotement de valétudinaire.

C’était la panne ! l’affreuse panne devenue pourtant si rare aujourd’hui grâce aux merveilleux perfectionnements de l’industrie automobile.

J’avais pâli et Bloxham avait proféré un mot énergique que la bienséance ne me permet pas de reproduire ici…

— Voyez vite ce que c’est ! m’écriai-je en secouant mon malheureux conducteur par le bras.

Bloxham sauta sur la route, releva le capot de la voiture et se mit à examiner les quatre cylindres.

— Eh bien ? demandai-je…

— C’est l’allumage qui ne se fait plus, répondit-il, le nez sur le moteur.

— Vérifiez vite… by God!

— Les bougies sont en bon état…

— Votre huile donne bien ?

— Oui…

— Alors ?

Tout à coup, il se frappa le front d’un geste désespéré, courut au réservoir de cuivre placé l’arrière de la voiture, en dévissa rapidement le bouchon et s’écria, après avoir jeté un coup d’œil dans l’intérieur :

— Il n’y a plus d’essence, monsieur Dickson !

J’eus envie de sauter sur cet homme, de le prendre à la gorge et de l’étrangler comme un poulet…

Fort heureusement, je me contins et ma rage s’exhala en injures et en imprécations.

— Je croyais que nous aurions assez d’essence, monsieur Dickson, balbutiait Bloxham en se frappant la poitrine à coups redoublés comme un gorille aux abois.

— Vous croyiez ! vous croyiez !… Ah ! idiot ! crétin ! triple brute !… Vous mériteriez… À cause de vous un assassin des plus dangereux va m’échapper… Je vais être perdu de réputation… Je…

Le sifflet narquois du rapide passant à quelques mètres de la route me coupa la phrase sur les lèvres et me jeta dans un état de fureur indescriptible…

Si encore j’avais pu télégraphier, téléphoner à la gare de Melbourne… Mais non, nous étions à trois milles au moins de Merry-Town et le train serait arrivé avant que j’eusse atteint le bureau de poste de cette localité.

J’étais hors de moi… Je trépignais comme un enfant à qui on a volé ses billes, et un facteur qui passait sur la route me prit sans doute pour un fou, car il s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes.

Quant à Bloxham il s’était accroupi dans la poussière et poussait des cris déchirants.

Je regrette qu’un photographe amateur ne nous ait pas pris à ce moment avec son kodak car cela aurait fait un cliché des plus amusants pour le Great Humoristic ou l’Australian Jester.

Enfin je me calmai et regardai ma montre.

Il était exactement midi dix et l’express allait entre en gare de Melbourne.

— Tout n’est peut-être pas perdu… pensai-je. Il se peut fort bien que mon Slang revienne à la villa Crawford… Somme toute, il n’a aucune raison de se méfier… Pourquoi s’enfuirait-il ? Ce serait avouer son crime…

Et j’en arrivai presque à me persuader que je le retrouverais le soir, dans le petit pavillon dont il m’avait fait les honneurs avec une cordialité si touchante.

En tout cas, puisque je l’avais laissé échapper, il fallait que je continuasse mon enquête, que je visse M. Withworth et le chief-inspector de Melbourne. Et qui sait si je ne rencontrerais pas ce bandit de Slang dans quelque rue de la ville ? C’était un alcoolique invétéré et il serait bien surprenant qu’il ne fît pas de nombreuses stations dans les bars de Collingswood ou de Northcote.

— Combien d’ici à Melbourne ? demandai-je à Bloxham qui se lamentait toujours dans la poussière.

— Quatre milles, monsieur Dickson… bégaya le pauvre homme en agitant ses petits bras pareils à des ailerons.

— C’est bien… je vais les faire à pied. Excusez-moi, Bloxham, si je vous ai un peu malmené tout à l’heure, mais je ne vous en veux plus… Combien vous dois-je ?

— Vous plaisantez, monsieur Dickson… D’ailleurs je n’accepterai jamais de vous quoi que ce soit… je vous dois trop pour cela… Ah ! quelle fatalité, by God ! quelle fatalité ! Pour une fois que je voulais vous être agréable !

— L’occasion se représentera, Bloxham, soyez-en sûr… Et tenez… puisque vous désirez m’obliger, il y a un moyen…

— Oh ! dites, monsieur Dickson !

— C’est d’avoir toujours dans votre garage de Broad-West une voiture prête à partir… une voiture avec de l’essence… par exemple…

— Comptez sur moi, monsieur Dickson… et veuillez encore une fois agréer toutes mes excuses… — Vous êtes tout excusé, mon ami, répondis-je en donnant au malheureux chauffeur une tape amicale dans le dos — ce qui eut pour effet de soulever un affreux nuage de poussière — et croyez que je regrette vivement les qualificatifs un peu désobligeants dont je me suis servi à votre endroit… Allons, good bye!… J’irai probablement vous rendre visite ce soir…

Et après m’être épousseté tant bien que mal avec mon mouchoir, je me dirigeai pédestrement vers Melbourne.