La ténébreuse affaire de Green-Park/07

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 131-142).

CHEZ M. COXCOMB, CHIEF-INSPECTOR


— Le chief-inspector ? demandai-je à un policeman qui somnolait sur une chaise.

— Il est occupé, sir.

— C’est très urgent… faites-lui passer ma carte.

Le policeman eut un bâillement, se frotta les yeux de ses grosses mains rouges, prit ma carte et disparut derrière une porte capitonnée.

Quelques instants après, il revenait et me disait d’un ton maussade :

M. le chief-inspector est avec quelqu’un…

— En a-t-il pour longtemps ?

— Je n’en sais rien…

— C’est très urgent, insistai-je…

Cette fois le policeman ne répondit pas.

Je compris à son attitude que le chief-inspector avait dû, en recevant ma carte, se livrer sur mon compte à quelque réflexion désobligeante et le sous-ordre, persuadé que je n’étais qu’un personnage de médiocre importance, en prenait maintenant à son aise avec moi.

Au bout de trois quarts d’heure d’attente, je fus cependant admis dans le bureau de M. Coxcomb, le grand maître de la police de Melbourne.

C’était un homme d’un certain âge, à l’air intelligent, mais qui était affligé d’un tic plutôt bizarre : une sorte de moue dédaigneuse compliquée d’un plissement de la joue, de sorte qu’à certains moments la pointe de sa moustache allait caresser son oreille droite.

Je déclinai mes nom et qualité, mais dès les premiers mots il m’arrêta :

— Cela suffit, dit-il… quels renseignements venez-vous m’apporter ?

— Je me suis occupé de l’affaire de Green-Park et…

Le chief-inspector eut un imperceptible haussement d’épaules :

— Nous sommes fixés sur cette affaire, monsieur… et j’ai quelques raisons de croire que l’instruction va en être close… Il n’y a eu ni assassinat ni vol…

— Pardon… fis-je avec énergie.

Le magistrat ne me laissa pas achever.

— Oui, je sais… vous appartenez à la police privée, monsieur Dickson, et si l’on écoutait tous les rapports de la police privée, nous arrêterions une bonne moitié de Melbourne.

J’insistai :

— Excusez-moi, monsieur, mais je ne partage pas votre avis en ce qui concerne l’affaire de Green-Park…

— J’en suis fâché, monsieur, mais notre opinion est faite…

— Et si pourtant il y avait eu crime ?

— C’est vous qui le supposez…

— Je ne suppose pas, j’affirme.

Et ma main gantée s’abattit péremptoirement sur la table du chief-inspector.

— Les rapports des autorités sont là, dit-il en me regardant ironiquement ; permettez que je leur fasse l’honneur de les prendre en considération.

Et le chief-inspector se leva pour me reconduire, mais je ne suis pas homme à me laisser congédier ainsi.

— Vous m’entendrez… insistai-je… oui, vous m’entendrez, monsieur, en vertu du droit qu’a tout citoyen de déposer devant un magistrat… Quand je vous dis : « M. Ugo Chancer a été assassiné » c’est que je suis en mesure de fournir la preuve de ce que j’avance.

— Et cette preuve, monsieur ?

— Est là, dans ma poche.

Cette fois le magistrat se rassit et son tic s’accentua de telle façon que la pointe de sa moustache dépassa certainement le lobe de son oreille droite.

Je le sentais toujours hostile, mais mon ton avait fini par lui imposer quand même.

— Je vous écoute, fit-il.

Je repris lentement :

— Bailey, le chief-inspector de Broad-West qui a fait les premières constatations au domicile de M. Ugo Chancer n’a relevé aucune trace d’effraction et il a retrouvé dans le tiroir du secrétaire une somme de cent quatre-vingt-trois livres…

— Ce sont en effet les termes du rapport.

— Je n’y contredis pas, mais j’ai examiné les lieux, moi aussi… or j’ai découvert les traces d’une effraction et cela en présence d’un habitant de Broad-West, M. Gilbert Crawford qui pourra en témoigner, sous la foi du serment.

— Bien… après ?

— Quant à la somme de cent quatre-vingt-trois livres, elle n’existe pas…

— Comment cela ? on l’a pourtant vue, ce me semble ?

— Oui… mais elle est sans valeur aucune…

— Je ne vous comprends plus…

— C’est bien simple.

Et tirant de ma poche les quatre pièces d’or que je venais de soumettre à M. Withworth je les posai sur la table en disant :

— Ces souverains sont faux, monsieur le chief-inspector…

Le magistrat prit les pièces, les palpa et les fit sonner sur le socle de marbre vert d’un presse-papier posé devant lui.

— Ces souverains sont faux, en effet, monsieur Dickson, mais qu’en inférez-vous ?

— Que la somme entière qui a été trouvée dans le secrétaire de M. Ugo Chancer est composée de pièces de mauvais aloi, car les quatre souverains que voici ont été pris par moi au hasard… Or, cela tend à prouver ou que M. Chancer faisait constamment usage de fausse monnaie, ce qui me paraît insoutenable — mais, même en ce cas, l’instruction ne doit pas être close — ou que le malfaiteur qui s’est approprié les valeurs du défunt les a adroitement remplacées par cette pacotille afin de détourner les soupçons. Vous voyez, monsieur, que Bailey, malgré tout son flair, a été parfaitement dupe de cette ruse grossière.

Le magistrat se carra dans son fauteuil.

— Poursuivez, dit-il… je ne me refuse jamais à accueillir la vérité… mon devoir est de tout entendre.

— Il y a plus, continuai-je… Je me suis procuré l’adresse de l’homme d’affaires de M. Ugo Chancer, grâce à une enveloppe de lettre que j’ai trouvée chez le défunt et qui avait également échappé aux investigations de la police. Cet homme de confiance est M. Withworth qui habite ici même, 18, Fitzroy street. Il m’a appris que M. Chancer était en possession d’actions et d’obligations diverses pour une valeur de quatre cent mille livres dont il gardait les titres par devers lui. Ce chiffre qui représente une fortune considérable écarte de lui-même la suspicion de fraude à l’endroit du défunt… Mais comme, en outre, les titres n’ont pas été retrouvés chez M. Chancer, il est de toute évidence qu’ils ont été dérobés et que c’est à ces papiers, précisément, qu’a été substituée la fausse monnaie dont vous avez là un spécimen, monsieur le chief-inspector.

— Ce M. Withworth a-t-il les numéros des certificats disparus ?

— Il nous a prévenus tous les deux : lorsque je me suis présenté chez lui il avait déjà formé opposition sur tous les titres dans les comptoirs de banque.

— En ce cas, nous ne saurions tarder à mettre la main sur le voleur. S’il existe, en effet, il n’aura rien de plus pressé que de se défaire de ces titres pour les convertir en argent.

— J’y compte bien, monsieur.

Le magistrat me considéra un instant avec bienveillance.

— Votre façon de raisonner me plaît, monsieur Dickson, me dit-il… Vous pouvez être, c’est certain, un très utile auxiliaire de la police.

Je m’inclinai, non sans ironie.

Le chief-inspector prit un temps, puis il atteignit un livre à couverture grise qu’il se mit à feuilleter rapidement.

— Tenez, dit-il tout à coup, une plainte vient d’être déposée par l’Australian Bank Exchange

J’étais tout oreilles.

— Oui… il s’agit d’un titre frappé d’opposition qu’un inconnu a tenté de négocier à Melbourne aux guichets de la succursale de cette société.

— A-t-on le signalement de l’individu ?

— Oh ! un signalement vague !…

Le chief-inspector réfléchit quelques instants et reprit :

— Je ne voyais d’abord aucun lien entre cette affaire banale et la mort de M. Chancer, mais maintenant que vous me signalez la disparition de valeurs ayant appartenu à ce gentleman, il serait peut-être bon de vérifier… Vous avez les numéros des titres volés ?

— Oui, monsieur… Quelle est la valeur visée par la plainte ?

— Voici les indications qui me sont transmises par l’Australian Bank Exchange : Obligation de la Newcastle Mining Co, émission 1895, troisième série, numéro 0,0882.

Je parcourus fébrilement la colonne de chiffres griffonnés au crayon sur les feuillets de mon agenda :

Newcastle Mining Co! m’écriai-je tout à coup… voici : il y a plusieurs numéros de la troisième série… huit cent quatre-vingt… huit cent quatre-vingt-un… huit cent quatre-vingt-deux… zéro, virgule, zéro huit cent quatre-vingt-deux !… Le titre appartenait à M. Ugo Chancer !…

Et je tendis mon carnet au chief-inspector en posant l’index sur les chiffres.

— C’est bien cela, dit-il… il n’y a pas d’erreur possible… Il faut retrouver cet inconnu… oui… mais c’est maintenant un peu tard… La banque a manqué à son devoir : elle aurait dû faire arrêter le négociateur du titre… Au surplus, il s’est peut-être enfui sans qu’on ait eu le temps de prévenir un policeman… Enfin, espérons encore… notre homme ne s’en tiendra pas là… et tentera ailleurs d’écouler son papier… C’est à vous, monsieur Dickson, qu’il appartient de suivre cet individu et de le prendre sur le fait.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Vous reconnaissez alors, dis-je en souriant, que je puis être de quelque utilité à la police ?

— Oui… enfin nous verrons…

— Il serait peut-être nécessaire que vous eussiez les numéros des titres volés ?

— J’allais vous demander ces numéros, monsieur Dickson.

Je reposai de nouveau mon carnet sur la table et tandis que le chief-inspector écrivait :

— Il y a encore un point, insinuai-je, qui peut avoir son intérêt…

— Parlez…

— Je fais personnellement opposition sur tous les souverains marqués au poinçon d’une étoile à six branches au-dessus de la section du cou de la Reine. Toutes les pièces de M. Ugo Chancer étaient ainsi estampillées… Je n’ai pas à apprécier le mobile auquel il obéissait en agissant de la sorte… Il faut reconnaître cependant que son inoffensive manie aura, par une sorte d’intuition, rendu un grand service à la cause de la vérité… Le stérile anonymat de la monnaie courante n’existe pas pour ce qui a passé dans les mains du prévoyant défunt… Vous remarquerez d’ailleurs, monsieur le chief-inspector, que les souverains faux que je vous ai montrés ne portent aucun signe de ce genre.

— Je prends bonne note de ce que vous me dites-là, monsieur Dickson… le fait est curieux, et peut, en effet, servir à guider nos recherches…

Le magistrat, qui avait fini d’inscrire les numéros des titres, me remit mon carnet, puis se leva :

— Un dernier mot, repris-je… J’ai de graves raisons, des raisons très sérieuses pour soupçonner du crime de Green-Park non pas un homme, mais une bande de malfaiteurs. Il y a dans les associations de ce genre — comme en toute société organisée — des gens qui exécutent et d’autres qui commandent… des bras sans doute, mais souvent une tête… Faites surveiller les bars, monsieur le chief-inspector, les restaurants de nuit, les tripots et les cercles. La passion du jeu a livré plus d’escrocs, de faussaires et d’assassins que les plus fins limiers du monde.

Le magistrat daigna sourire et approuva mon idée d’un petit déplacement de moustache.

— Des agents en civil seront placés dans tous les endroits de plaisir, me promit-il.

Puis il repoussa bruyamment son fauteuil. Cette fois c’était bien mon congé.

Il était évident que le chef de la police officielle ne voulait avoir recours à moi que le moins possible.

Cependant mes déclarations avaient mis sa curiosité en éveil et la suite à donner à l’affaire de Green-Park lui apparaissait dès lors très nettement.

Néanmoins il tenait à s’en réserver tout le mérite.

Je saluai et sortis.

Je n’avais livré de mon plan que ce qui m’avait paru indispensable, afin de m’assurer le concours des agents de l’administration.

Pour le surplus j’aurais d’ailleurs eu tort de compter sur le flair de mon grave personnage.

J’avais heureusement mieux à ma disposition.

Je courus au bureau de poste.