La ténébreuse affaire de Green-Park/08

La bibliothèque libre.
Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 145-160).

OÙ JE RETROUVE MA PISTE


L’agence Pinkerton brothers, 446, Broadway, à New-York est, sans contredit, la plus puissante organisation de recherches privées qui soit dans le monde entier.

Je n’ai pas ici à en faire l’éloge ni à en exposer les procédés, car on pourrait croire que je reçois une subvention de cette agence.

Elle est d’ailleurs universellement connue.

Qu’il me suffise de constater que les frères Pinkerton concurrencent quotidiennement la police de l’ancien comme du nouveau continent et qu’ils livrent en un jour à la justice plus de criminels que toutes les polices réunies.

L’agence a des ramifications dans tous les pays du globe et il n’est pas de ville ou de comptoir commercial où elle n’entretienne un ou plusieurs représentants.

Tous les voleurs, escrocs, maîtres-chanteurs et criminels ressortissent à la maison-mère de New-York où leurs fiches sont gardées, classées par ordre et sériées, suivant la catégorie de malfaiteurs à laquelle ils appartiennent.

Là est la force de l’agence Pinkerton.

Les professionnal robbers (voleurs, cambrioleurs et pick-pockets) forment une de ces séries ; les faussaires, une autre ; les « fractureurs » de coffres-forts, une troisième ; les voleurs de titres, une quatrième et ainsi des escrocs, incendiaires, assassins, faux-monnayeurs et tutti quanti.

Il a été prévu chez les frères Pinkerton autant de catégories qu’il y a de façons d’abuser de son prochain, au mépris des lois.

Et la liste n’est pas close !… elle ne le sera probablement jamais !…

Dès qu’un malfaiteur est signalé au siège social de l’agence Pinkerton, son nom reçoit aussitôt l’étiquette correspondant à sa spécialité. Il se trouve là en compagnie de milliers d’individus de toute nationalité réunis par la fraternité du crime.

Qu’un attentat se produise quelque part : effraction ou cambriolage, communication est aussitôt donnée aux autorités qui la demandent, de toutes les références de la série correspondante : cambrioleurs ou « fractureurs ».

Il est dès lors aisé à la police de découvrir les complices de son triste client, s’il en a.

C’est même le seul procédé vraiment rapide et sûr de reconstituer une bande organisée.

Tous les détectives connaissent la maison Pinkerton de New-York et s’y adressent dès qu’ils ont en main le moindre indice à fournir.

Les services qu’elle leur a rendus sont inappréciables.

Et c’est ce puissant auxiliaire que je tenais maintenant, pour ainsi dire, à l’autre bout du câble dont l’employé du télégraphe de Parade-Avenue manœuvrait le transmetteur sous mes yeux.

La maison Pinkerton brothers est, en effet, reliée par des fils spéciaux à toutes les grandes villes du monde.

Je rédigeai une longue dépêche en langage chiffré, suivant l’alphabet conventionnel adopté par la grande agence, et j’y mentionnai les numéros et la nature des titres dérobés à M. Ugo Chancer. Je donnai également un signalement précis de Slang, aiguillai les recherches sur la corporation des domestiques-cambrioleurs, puis la dépêche expédiée, je me rendis à la succursale de l’Australian Bank Exchange.

Aussitôt arrivé dans le hall luxueux de cette maison de banque, je fis passer ma carte au directeur, M. Dubourdiew, que je connaissais déjà et qui me reçut aussitôt.

Il fut tout de suite au fait :

— Vous venez sans doute au sujet de la dénonciation que nous avons faite au Police-Court ?

— Oui, monsieur.

— Voici l’affaire en deux mots : un individu qui n’est nullement client de la maison s’est présenté à nos guichets pour négocier une obligation de la Newcastle Mining Co, obligation qui était frappée d’opposition. C’est moi qui ai rédigé la plainte contre le porteur du titre. Je regrette d’avoir été mis au courant trop tard, lorsque cet individu était déjà dehors ; sans cela je l’aurais fait garder à vue.

— C’eût été préférable, en effet.

— Oui, monsieur Dickson… mais c’est notre préposé au service des titres, un jeune auxiliaire très novice, qui a reçu le visiteur. Il n’a pas eu la présence d’esprit qu’exigeait la situation et il a laissé fuir le gredin…

— C’est vraiment regrettable, murmurai-je.

Le directeur s’excusa du geste :

— J’en ai fait l’observation à M. Carrey, l’employé coupable.

— A-t-il au moins gardé un souvenir suffisamment précis de cet individu ?

— Je vais le faire appeler.

Bientôt M. Carrey parut.

C’était un petit jeune homme blond, fort élégant, aux cheveux également séparés sur le milieu de la tête, et qui semblait s’hypnotiser dans la muette contemplation de ses souliers vernis.

Fort heureusement, si la présence d’esprit lui faisait défaut, il ne manquait pas de mémoire.

— Pourriez-vous, lui dis-je, me donner le signalement de l’individu qui a tenté de vous vendre un titre frappé d’opposition ?

— Il avait plutôt l’air d’un domestique, répondit d’un ton méprisant le fashionable employé.

— Grand ?

— Oui, de belle taille et fort massif.

— Jeune ?

— Trente ans environ.

— Blond ?

— Plutôt roux…

— Point de signe particulier ?

— Si… les yeux très écartés du nez, ce qui donne à sa physionomie une expression assez obtuse.

C’était le signalement de Slang.

Je ne m’étais donc pas trompé dans mes présomptions : ce chauffeur était bien l’assassin ou tout au moins le complice des meurtriers de M. Ugo Chancer.

Je tirai encore quelques renseignements du complaisant jeune homme.

Le porteur de l’obligation de la Newcastle Mining Co était vêtu d’un complet bleu et coiffé d’un chapeau gris.

Le commis avait même noté une autre particularité : son client d’occasion avait à la main une badine de bambou qu’il avait placée sur le guichet, à côté de ses gants… des gants jaunes qui n’avaient jamais été portés…

J’étais fixé… cependant je demandai encore :

— Quand vous avez annoncé à cet homme que son titre était frappé d’opposition, que vous a-t-il dit ?

— Rien… il a paru stupéfait, puis il a pris sa canne et ses gants et s’est enfui comme un voleur… avant que j’aie eu le temps de faire fermer les portes…

Je remerciai le directeur de l’agence, recommandai paternellement à M. Carrey d’avoir à l’avenir plus de décision, puis je sortis.

Au fond, j’étais très heureux…

Grâce à l’inexpérience de cet employé novice, Slang me restait.

L’assassin de M. Ugo Chancer n’était pas accaparé par la police officielle.

Oui, mais voilà ! après cette équipée rentrerait-il à la villa Crawford ?

Je repris immédiatement le train pour Broad-West et profitai du court répit que m’imposait ce voyage pour classer mes impressions.

Ainsi que je l’avais pressenti, la suite de mon enquête ne faisait qu’accumuler les charges contre Slang.

Le hasard même parlait contre lui.

Il n’était plus possible de douter qu’il eût en mains les valeurs ayant appartenu à la victime du crime de Green-Park.

Le drôle ne manquait pas d’un certain humour.

Tandis que nous épiloguions là-bas, M. Crawford et moi, sur les probabilités d’un vol, il faisait bombance à la santé de son patron avec l’argent dérobé au mort… Il n’avait pas encore vendu de titres, mais il devait avoir les souverains, les vrais, ceux qui étaient marqués d’une étoile…

Cependant j’étais arrivé à Broad-West.

Il faisait nuit.

« À cette heure, me dis-je, assez inquiet, Slang est de retour pour recevoir son maître ou bien il ne rentrera plus. »

Je procédai rapidement dans le petit bois que l’on connaît à ma rapide transformation en lad, je me passai encore sur le visage une couche de mon vilain enduit, puis je m’acheminai vers la villa Crawford.

Aucune lumière ne brillait aux fenêtres du cottage… seule une imperceptible clarté, pareille à un pâle reflet de lune, filtrait à travers les bow-windows de la galerie du premier étage.

J’atteignis la grille latérale qui donnait du côté des communs et tirai le cordon de sonnette.

— Slang ! lançai-je en même temps d’une voix nasillarde… Slang ! êtes-vous là ?

Comme je n’obtenais aucune réponse, je sonnai de nouveau, mais avec plus d’énergie.

Enfin, des pas craquèrent sur le sable et une petite lanterne scintilla dans une allée…

— C’est vous, Slang ? demanda une voix de femme.

Je reconnus le tablier blanc de Betzy.

— Oui… répondis-je… ouvrez-moi, je vous prie.

La maid eut un mouvement de recul en me dévisageant à la lueur de sa lanterne.

— Mais non… balbutia-t-elle…

— Pardon… protestai-je… pardon, miss Betzy, je suis Ralph Slang, le cousin de John…

La fille me reconnut aussitôt.

— Ah ! oui, je comprends, dit-elle, vous êtes allés fêter ensemble votre rencontre… et Slang est, à cette heure, ivre-mort dans quelque coin de Broad-West.

— Comment ! fis-je… il n’est pas encore rentré ?

— Non… bien sûr… vous n’étiez donc pas avec lui ?

— Pas le moins du monde… moi, j’ai cherché tout le jour une place dans les maisons bourgeoises des environs.

Betzy était de fort méchante humeur, non contre moi, je pense, mais contre l’indiscret chauffeur qui abusait cyniquement de sa complaisance.

— Il reviendra encore ivre comme un nègre… murmura-t-elle… et M. Crawford qui va rentrer… pourvu qu’il ne le rencontre pas, au moins !

On sentait, malgré tout, que Betzy avait une secrète sympathie pour le robuste chauffeur…

Elle m’ouvrit la grille en disant :

— Allons, entrez… je ne puis pourtant pas vous laisser dans la rue… mais c’est égal… Slang abuse vraiment… Montez vite vous coucher… et surtout si M. Crawford appelait, ne répondez pas… cachez-vous au besoin… Que penserait-il s’il savait qu’on a introduit un homme ici, pendant son absence ?

Je remerciai Betzy et gagnai rapidement la chambre de Slang.

Aussitôt monté, j’avais allumé un bout de bougie, qui traînait avec quelques autres sur la table de nuit de mon pseudo-cousin, et muni de ce lumignon vacillant, je m’étais dirigé vers la rangée de chaussures.

Il y avait, ai-je dit, au nombre de ces chaussures une paire de boots caoutchoutés ; celle-ci était à éliminer.

Je retournai vivement les autres : deux paires de brodequins à lacets… Aucune n’avait été ressemelée.

Il était donc de toute évidence que les bottines qui avaient laissé leur empreinte dans le jardin du crime étaient bien celles que le misérable avait aujourd’hui aux pieds.

Je fis, par habitude professionnelle, un rapide inventaire des objets contenus dans la chambre de Slang et ne découvris rien d’intéressant.

Je songeais déjà à m’en aller, mais après réflexion, je résolus d’attendre encore, espérant toujours que mon assassin reviendrait.

Je m’assis donc sur le lit et me mis à réfléchir, roulant dans ma tête mille projets plus absurdes les uns que les autres, quand soudain le grincement d’une porte me rappela à la réalité.

C’était Slang qui rentrait… ivre comme un nègre ainsi que l’avait prévu Betzy… ivre comme une tribu de nègres.

Dans l’escalier il tituba et je l’entendis pousser un juron formidable.

J’éteignis la bougie.

Bientôt, il pénétra dans sa chambre, chercha à tâtons son lit et s’y abattit comme une masse.

Alors une idée me traversa l’esprit :

À la faveur de ce beau désarroi physique et mental ne pourrais-je pas tirer des aveux de cet inconscient ?

Je m’approchai donc de l’ivrogne et prononçai d’une voix caverneuse :

— Slang ! tout est découvert… il faut sauver les amis… ceux qui ont pris les autres titres… dis-moi leurs noms que je courre les prévenir…

Slang fit un mouvement et bégaya en se laissant rouler sur le parquet :

— Les titres !… les titres !… Ah ! c’est le petit blond de la banque qui a parlé… Je ne suis pas un voleur… non…, je vous le jure… pardon… le voilà, le titre… Ah ! malheur !… ils l’ont conservé… mais je le ren… drai… je vous le… pro… mets…

Et il se mit à pousser des hurlements épouvantables.

— Voyons, parleras-tu ? repris-je dans l’obscurité… Où t’es-tu procuré ces titres ? C’est toi qui as tué M. Chancer !

M. Chancer !… M. Chancer !… répétait la brute d’une voix pâteuse…

À ce moment Betzy, un bougeoir à la main, entrait, attirée par ce tapage.

— Donnez-moi un coup de main, lui dis-je, pour m’aider à coucher ce pauvre John… qui est un peu pris de boisson.

— Ah ! oui… vous pouvez le dire… maugréa la maid.

Néanmoins, elle me vint en aide. Nous allongeâmes Slang sur le lit et rapidement je lui enlevai ses bottines.

Le chauffeur prononçait maintenant des paroles inintelligibles et Betzy s’occupait de le border tout habillé dans ses couvertures.

Comme elle me tournait le dos, j’en profitai pour glisser une des chaussures dans la poche intérieure de mon overcoat.

— Il n’a plus conscience de rien, soupira Betzy ; peut-on se mettre dans des états pareils !

— C’est triste en effet, opinai-je d’un air désolé, mais bah ! demain matin il n’y paraîtra plus… Je ne coucherai pas ici cette nuit, ils vaut mieux que ce pauvre John reste seul…

— Ah ! oui… je vous comprends, dit la maid, en jetant sur l’ivrogne qui hoquetait d’une façon inquiétante un long regard de dégoût.

— Il sera mieux et moi aussi, repris-je : il me reste quelque argent, je vais louer une chambre à l’auberge.

Betzy m’approuva d’un signe de tête.

Elle descendit avec moi, m’ouvrit la grille, la referma soigneusement et je l’entendis qui s’éloignait en bougonnant.

Mon voleur était dans la souricière ; il s’agissait maintenant de ne plus le laisser fuir.

Tout en essuyant tant bien que mal avec mon mouchoir l’affreux enduit qui me barbouillait le visage, je courus aussitôt chez Mac Pherson qui demeurait High Street, dans une petite villa située au fond d’un jardin.

Quand j’arrivai, le brave agent allait se mettre au lit et il avait déjà noué autour de sa tête un grand foulard rouge qui lui donnait l’apparence d’un bandit calabrais.

— Qu’y a-t-il, monsieur ? interrogea le sous-ordre de Bailey en fixant sur moi ses gros yeux ronds.

— Il y a, Mac Pherson, qu’il faut absolument que vous exerciez cette nuit une surveillance…

— Impossible, monsieur Dickson.

— Et pourquoi cela ?

— Je suis très fatigué… je ne tiens plus debout.

— Il y a deux livres pour vous, Mac Pherson.

Sa figure se rasséréna : il eut un petit rire qui ressemblait à un gloussement et répondit en balançant la tête :

— J’accepte… mais c’est bien pour vous faire plaisir, monsieur Dickson.

— Bon… habillez-vous vite… prenez votre revolver et allez vous poster à proximité de la villa Crawford sur la petite route qui contourne le bois… Vous connaissez le chauffeur de M. Crawford ?

— Oui… ce gros garçon roux qui paye à boire à tous ceux qu’il rencontre…

— C’est cela même… Eh bien ! il s’agit de le surveiller et, au besoin, de lui mettre la main au collet s’il tentait de sortir cette nuit…

— Mais… le motif ?… je ne puis pourtant pas arrêter les gens comme ça !

— J’ai dans ma poche un mandat d’amener contre lui… mentis-je avec aplomb…

— En ce cas, c’est parfait… seulement permettez-moi de vous faire observer, monsieur Dickson, que la villa Crawford a deux issues, sans parler des murs qui ne sont pas très élevés… Si votre homme veut fuir, cela lui sera facile…

— Non… s’il sort, ce sera par la porte que je vous indique… en tout cas, pour plus de sûreté, vous pouvez vous tenir sur la petite éminence qui avoisine la villa. De cet endroit on découvre parfaitement les communs où longent les domestiques…

Mac Pherson leva le rideau de sa fenêtre et murmura :

— Il fait clair de lune… ça va bien… Je suivrai vos ordres, monsieur Dickson, seulement, vous savez, pas un mot de cela à Bailey… il me ferait révoquer…

— Soyez tranquille, mon ami… vous connaissez ma discrétion… Tenez :

Et je lui glissai deux livres dans la main.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, passant à proximité de la villa Crawford, je vis une ombre qui s’agitait entre les arbres sur un petit tertre situé en bordure de la route.

Mac Pherson veillait.