La ténébreuse affaire de Green-Park/10

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 175-183).

UNE COMPLICATION QUE JE N’AVAIS PAS PRÉVUE


Après être retourné à Broad-West pour donner quelques instructions à Bloxham et lui avoir adjoint un jeune homme du nom de Frog que j’avais employé maintes fois à des filatures assez compliquées, je pris le rapide qui me déposa sur le quai de Melbourne à l’heure du déjeuner.

Mon but était de m’assurer que le chief-inspector, suivant la promesse qu’il m’avait faite, s’était occupé de faire surveiller les lieux de plaisir et les grands hôtels.

Je me rendis donc au Criterion qui est un des plus beaux restaurants de la ville et où la clientèle est cependant fort mélangée.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrant dans la salle à manger du Criterion, d’y apercevoir M. Crawford.

J’allai au millionnaire, la main tendue, et il m’offrit de lui-même une place vacante à sa table.

— Je suis, en vérité, charmé de cette rencontre, dis-je en souriant.

— Moi de même, cher monsieur… fit M. Crawford. Et cette enquête ? Votre assassin serait-il à Melbourne ?

— Peut-être, fis-je évasivement… c’est-à-dire qu’il est ici et partout… mon assassin est légion…

— Vous croyez à une bande ?

— L’enquête le dira, répondis-je, fidèle à ma consigne de ne jamais me livrer trop.

— Puissiez-vous réussir… mais déjeunons, hein ?

— Avec plaisir.

M. Crawford était un galant homme, et, je m’en aperçus, fort beau mangeur.

Comme il en était à l’entrée, il se fit servir de nouveau toute la première partie du menu afin de me tenir compagnie.

Je résolus d’user d’atermoiements avant d’arriver à la révélation que je sentais d’avance devoir être mal accueillie.

— Je suis retourné au cottage… dis-je… Les médecins ont été appelés encore une fois à se prononcer sur les causes de la mort… l’autopsie va être pratiquée…

— Elle conclura à la congestion.

— Sans doute… mais il y a congestion et congestion… Celle qui a déterminé la mort de M. Chancer a été, vous le savez, provoquée mécaniquement par des coups violents appliqués sur le crâne…

— Je crois que vous êtes dans le vrai… une chose qui ne fait pas de doute, en tout cas, c’est que l’on s’est introduit furtivement, dans le bureau de M. Chancer.

— Je crois avoir établi ce point, en effet.

— Oui… fit M. Crawford, et j’estime qu’il faut en revenir à ce que je vous disais avant-hier : cherchez parmi les gens de maison. Il n’y a que quelqu’un parfaitement au courant des habitudes du défunt qui ait pu ainsi arriver jusqu’à lui.

— Pardon, cher monsieur… il y a du vrai et du faux dans ce que vous dites : les domestiques de M. Chancer ont pu servir d’indicateurs, peut-être à leur insu, mais ce n’est pas un familier de la maison qui aurait eu recours au petit « truc » que nous avons découvert sur la sortie secrète du cabinet… il serait entré par la porte, tout simplement.

— Que croyez-vous alors ?

— Je crois qu’un étranger renseigné sur la disposition des lieux se sera glissé par surprise ou avec la complicité de quelqu’un jusqu’à l’escalier dérobé et aura pu ainsi préparer son ingénieux système de loquet à ficelle.

— Cela doit être, en effet…

J’étais charmé de voir le millionnaire abonder dans mon sens.

D’abord, c’était flatteur pour moi ; ensuite cela me facilitait la pénible communication que j’avais à lui faire.

Je l’avais décidément converti à mes idées par la rigoureuse logique de mes déductions.

Je décidai cependant de laisser s’achever en paix cet excellent déjeuner, avant d’en venir aux explications délicates.

M. Crawford ne souffrit pas que je réglasse l’addition.

— Vous êtes mon hôte, mon cher Dickson, me dit-il… je vous garde avec moi… Votre société m’est d’ailleurs trop précieuse pour que je vous laisse ainsi aller… Voulez-vous que je vous accompagne dans vos recherches.

J’acquiesçai d’un salut à la proposition. J’avais déjà formé, on s’en souvient, le projet d’emmener avec moi le millionnaire, et son absence m’avait vivement contrarié.

Le hasard le plaçait inopinément sur ma route et il avait l’amabilité de m’offrir lui-même sa compagnie. J’étais donc servi à souhait.

Je n’avais garde de décliner une proposition aussi flatteuse de la part d’un homme que toute la gentry de Melbourne, en quelque endroit qu’il parût, saluait chapeau bas.

Et puis ?… faut-il l’avouer ? Je n’étais pas fâché non plus d’éblouir un peu mon richissime voisin en le faisant assister, phase par phase, à la réalisation de mes hypothèses.

Je pressentais d’ailleurs que cette journée me réservait des surprises d’où résulterait fatalement quelque coup de théâtre.

— Nous ferons, si vous le voulez bien, un tour dans la ville, me proposa mon ami… le temps est splendide, et tout en déambulant, vous m’exposerez plus librement qu’ici vos projets et les résultats déjà acquis de votre tactique…

Et pour justifier ces paroles, il me désignait d’un signe de menton un monsieur de mine assez correcte, portant des favoris à l’autrichienne et qui nous décochait de temps à autre un petit coup d’œil furtif.

Le millionnaire eut un geste de mauvaise humeur.

— On coudoie partout des policiers aujourd’hui, dit-il.

Mais se reprenant aussitôt :

— Soit dit sans allusion blessante, mon cher Dickson.

Je m’inclinai en souriant.

— Je parle des mouchards… des professionnels… expliqua-t-il.

L’observation du millionnaire me remplissait de satisfaction.

La personne qui excitait son impatience était de la police à n’en pas douter.

J’admirai le flair de M. Crawford, mais j’admirai encore plus que le chief-inspector m’eût tenu parole.

Les grands restaurants étaient surveillés : je venais d’en acquérir la preuve.

M. Crawford jeta sa serviette sur la table et nous sortîmes.

Cependant, je poursuivais une pensée intime ; je tenais à savoir si la surveillance était bien exercée sur tous les établissements où l’on dépense sans compter.

Là est le rendez-vous tout désigné de ceux à qui l’argent ne coûte guère.

J’avais constaté que les grands restaurants étaient bien gardés, mais il restait à m’assurer de ce qui avait été fait pour les maisons de jeu de Melbourne.

— Que diriez-vous d’un petit tour au cercle ? proposai-je insidieusement.

— Au cercle ?… Vous jouez donc, mon cher Dickson ?

— Oui, cela m’arrive.

— Vous m’étonnez.

— Pourquoi.

— Parce qu’un homme dont le cerveau est continuellement occupé de problèmes aussi ardus que ceux que vous résolvez n’a guère le temps de songer aux bagatelles… du moins, je le croyais.

— Le jeu n’est pas une bagatelle, répondis-je… c’est un exercice et je lui dois beaucoup.

— En vérité ?

— Oui… le système de déductions d’un bon joueur et les procédés d’un bon détective sont absolument identiques. Ce que le joueur appelle la veine est exactement ce que nous appelons la piste… Une même Ariane tient le bout de ces deux fils… et elle a nom Logique… cher monsieur.

— Voilà que vous devenez lyrique, interrompit M. Crawford… Décidément vous m’étonnez… Eh bien ! allons au cercle…

— Oh ! protestai-je… une demi-heure tout au plus… un simple petit exercice d’entraînement…

— Êtes-vous en fonds, au moins ? me demanda le millionnaire en riant.

— Suffisamment… j’ai sur moi quelques bank-notes…

— Laissez-moi vous dire que cela n’est rien… un coup de râteau…

— Je sais me modérer…

All right! en tous cas, comptez sur moi, je vous prie, le cas échéant.

Je remerciai mon généreux voisin, et quelques instants après, nous entrions dans la maison de jeu la mieux fréquentée de Melbourne : j’ai nommé le Pacific Club.

Nous nous dirigeâmes d’un commun accord vers les salles de roulette et j’eus le plaisir de voir mon compagnon reconnu de la plupart des gros joueurs attablés là.

Il me semblait qu’il rejaillissait sur moi, humble détective, quelque chose de cette considération.

Nous prîmes place.

M. Crawford commença par mettre une bank-note sur le tapis.

Quant à moi, je pontai modérément avec ce que j’avais d’espèces métalliques dans la poche de mon gilet.

J’avais bluffé avec M. Crawford.

La vérité est que je ne joue jamais et me tiens farouchement à l’écart de cette terrible sirène qu’est la roulette.

Il m’arriva bien entendu ce qui arrive aux novices : je gagnai.

M. Crawford, lui, perdit coup sur coup plusieurs sommes assez considérables, car il ne misait qu’avec des billets.

Cependant je me raidissais de mon mieux contre l’entraînement.

Au surplus, ce n’était pas pour jouer que j’avais tenu à pénétrer dans ce lieu… On sait quelle raison m’y avait attiré…