La ténébreuse affaire de Green-Park/09

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Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 163-171).

LA FICHE No 76.948


Le lendemain, lorsqu’à mon coup de sonnette, Jim me monta mon petit déjeuner, il était porteur d’un télégramme qui venait d’arriver.

C’était la réponse de l’agence Pinkerton de New-York :

« Slang (John-George-Edward) trente-deux ans, exerçant la profession de chauffeur d’automobile, actuellement en résidence à Broad-West (Nouvelle-Galles du Sud), Série H. R., folio 849, fiche 76.948.

« A été employé à Brisbane et Adélaïde en qualité de gardien de garage, de 1922 à 1923.

« Condamné en 1923 à Adélaïde à deux ans d’emprisonnement pour détournement d’objets mobiliers au préjudice de la Cyclon Co Ltd. »

— C’est bien ce que je pensais, me dis-je en repliant la dépêche… le compte de ce drôle est bon… malfaiteur de bas étage, employé infidèle pourvu d’antécédents déplorables, repris de justice, alcoolique, brutal et lâche… on lui passera avant peu autour du cou une jolie cravate de chanvre…

Slang m’intéressait déjà beaucoup moins : ce que je voulais découvrir, c’étaient ses complices — car il en avait sûrement — mais de quelle façon arriver jusqu’à eux ?…

Faire arrêter Slang et tâcher de lui arracher leurs noms ?

Il était assez pleutre pour les dénoncer.

D’autre part, j’avais en main tous les éléments pour ordonner son arrestation… oui… mais ne serait-ce pas donner l’éveil aux gens intelligents de la bande ?

J’étais perplexe et beaucoup moins pressé que je n’eusse cru tout d’abord de faire l’expérience définitive de la bottine… J’étais sûr d’avance du résultat…

Je m’habillai lentement, contre mon habitude, ne voulant pas sortir avant d’avoir pris une décision.

Trois routes s’ouvraient entre lesquelles je devais choisir : celle de Green-Park, celle de Melbourne ou tout simplement le chemin de la villa Crawford.

N’avais-je pas intérêt à mettre le millionnaire au fait de la culpabilité de son chauffeur ? Ne pouvait-il pas, en l’occurence, m’être de quelque secours ?

Et pour le moins, n’était-ce pas manquer à la courtoisie la plus élémentaire envers mon voisin que de faire arrêter un de ses domestiques sans l’avoir prévenu ?

Un deuxième télégramme me parvint sur ces entrefaites.

Il avait été expédié de Sydney par la succursale de l’agence Pinkerton et était ainsi conçu :

« Inconnu s’est présenté ici aux guichets de la Banque Columbia pour négocier dix obligations de la Newcastle Mining, frappées d’opposition par la succession Ugo Chancer, de Green-Park. »

Suivaient les numéros des titres et cette invitation :

« Pour détails complémentaires, M. A.-D. est prié de passer au téléphone. »

Cette nouvelle dépêche mit fin à mes hésitations.

Je ne pris aucune des trois routes entre lesquelles j’hésitais : je pris celle du bureau téléphonique et, une demi-heure plus tard, j’étais renseigné sur la nouvelle tentative faite pour écouler les valeurs provenant du vol de Green-Park.

L’individu qui s’était présenté dans les bureaux de la banque Columbia de Sydney, était un vieillard à lunettes bleues. En présence du refus de recevoir l’ordre de vente que lui signifiait l’employé, il avait battu promptement en retraite en emportant ceux des titres qu’il avait pu ressaisir.

Comme il se voyait sur le point d’être appréhendé par le personnel, il avait menacé de son revolver le groom nègre qui lui barrait la route et à la faveur de la stupéfaction de ce dernier, avait réussi à gagner la sortie et à se perdre dans la foule.

Ces explications confirmaient absolument mes soupçons.

Je me trouvais bien en présence d’une bande merveilleusement organisée et se ramifiant dans les principaux centres du continent australien.

L’arrestation du vieillard de Sydney eût fourni une précieuse indication, mais il n’y fallait plus songer.

Je pris donc le parti, tout en me servant des documents étrangers que je pourrais recueillir, de ne compter dorénavant que sur moi.

Sur moi… et… sur le hasard, ce dieu des policiers.

Les observations les plus minutieuses, le scent-track (flair), comme on dit en argot de métier, les déductions les plus habiles reposent toutes sur un premier fait dont le détective est impuissant à provoquer la révélation.

Et c’est pour la production de ce fait-là qu’il faut aveuglément se confier au hasard.

Le hasard, dans l’affaire de Green-Park, devait si profondément modifier ma tactique pour m’amener au résultat final qui a consacré ma réputation, que ce serait ingratitude de ma part de ne pas lui rendre hommage ici.

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En revenant du bureau téléphonique, je passai près de la villa Crawford.

Mac Pherson était toujours à son poste ; seulement j’eus quelque peine à le découvrir car il s’était couché à plat ventre dans l’herbe, afin de ne pas éveiller l’attention du vilain oiseau qu’il guettait.

— Eh bien ? interrogeai-je en m’approchant.

— Ah ! c’est vous, monsieur Dickson !

Et Mac Pherson leva vers moi ses gros yeux ronds que la fatigue rendait un peu troubles :

— Notre homme est toujours là ?

— Oui… mais il a l’air bien malade… Tenez… vous pouvez l’apercevoir d’ici… il est couché sous cette remise…

En effet, par la porte grande ouverte du garage, on voyait Slang étendu sur un vieux rocking-chair, la tête entre les mains, dans l’attitude d’un homme qui ne se soucie guère de ce qui se passe autour de lui.

— Faut-il le surveiller encore ? demanda Mac Pherson.

— Oui…

— Mais c’est que j’ai faim… monsieur Dickson, et puis Bailey m’attend : nous devons aller aujourd’hui à Merry-Town faire une enquête sur un vol de diamants.

— C’est juste. Attendez encore une demi-heure ; je vais vous trouver un remplaçant.

Ce remplaçant, ce fut Bloxham, l’homme à la panne, celui qui se serait jeté au feu pour moi. Dès que je l’eus mis au courant du service que j’attendais de lui, il endossa une veste de cuir, mit un bull-dog dans sa poche, prit un sac rempli de provisions et s’achemina vers l’observatoire où se morfondait le pauvre Mac Pherson.

J’étais sûr de Bloxham… il resterait en faction jusqu’à ce que je vinsse le relever… C’était de plus un petit homme très alerte qui ne perdrait pas Slang de vue et saurait au besoin s’attacher à ses pas.

D’ailleurs, le chauffeur de M. Crawford ne me semblait pas disposé à prendre la fuite, du moins pour l’instant.

Je résolus donc de me rendre à Green-Park. Cette nouvelle visite au lieu du crime pouvait peut-être me réserver quelque précieuse découverte.

Je pris ma bicyclette et pédalai à toute allure vers le cottage Chancer.

Quand j’y arrivai, je constatai avec plaisir que rien n’avait été sensiblement modifié dans la maison, depuis mon départ.

Seul, le corps de la victime, préalablement injecté de substances antiseptiques, avait été transporté dans la salle de bains transformée en local réfrigérant, aux fins d’autopsie.

J’appris même que, des trois médecins désignés pour se prononcer sur les causes de la mort, l’un avait désiré me voir, et m’entretenir en particulier, mais que les deux autres s’y étaient opposés.

Pour moi, ma conviction était faite et toutes les démonstrations de la science n’auraient pas prévalu contre elle.

Ces formalités ne me regardaient d’ailleurs aucunement.

Je descendis au jardin.

Il est, je crois, à peine besoin de dire que la semelle de la bottine s’appliquait exactement sur l’empreinte. Je ne fus pas fâché toutefois de n’avoir pas trop tardé à faire cette constatation. La terre commençait à se craqueler… elle se serait à bref délai désagrégée et cette preuve matérielle que je tenais entre les mains aurait manqué à l’instruction. J’eusse alors été obligé d’employer le procédé de moulage inventé par le docteur Bertillon et que nombre de policiers ont plus d’une fois mis en pratique[1].

Je pris le personnel du cottage à témoin de la parfaite coïncidence des formes de la bottine avec son effigie et j’instituai solennellement, en présence des autres domestiques, le valet de chambre parfumé surveillant de cette partie du jardin.

J’avais bien pensé pour cette petite cérémonie à me ménager le témoignage de M. Crawford car, outre le plaisir que j’aurais eu à me rencontrer une fois de plus avec ce gentleman, cela prévenait tout accès de mauvaise humeur de sa part, lorsque je serais obligé de faire arrêter son chauffeur.

Malheureusement, M. Crawford était absent de chez lui quand j’avais quitté Broad-West.

J’allais maintenant requérir du chief-inspector de Melbourne l’arrestation immédiate de Slang, en le priant toutefois de tenir cette arrestation secrète afin de ne pas donner l’éveil aux complices du bandit.

  1. Voici en quoi consiste cette opération. L’empreinte est-elle imprimée dans un terrain très sec, on la couvre d’abord d’une tôle chauffée à blanc, puis on y verse de l’acide stéarique. Il faut verser lentement et sans arrêt jusqu’à ce que l’empreinte soit recouverte. On aura eu le soin de huiler préalablement cette tôle avec un pinceau ou du coton. On attend ensuite la complète solidification et on enlève le moulage. Celui-ci peut alors être conservé indéfiniment et servir ainsi, pendant la période de l’instruction.