La tête de mort/5

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Police Journal Enr (Inspecteur Durand No 4p. 24-29).

V

LE CADAVRE VIVANT


Il va sans dire que l’Inspecteur Durand fut agréablement surpris de voir enfin arriver son ami.

— Tu veillais encore ? demanda celui-ci.

— Je le crois. Tu sais bien que je t’attendais. J’ai téléphoné à la Sûreté, chez toi, à la clinique, mais tu n’étais nulle part.

— Je suis ici tu le vois bien.

— Raconte-moi au plus vite ce qui t’es arrivé.

Le détective fit le récit complet des aventures qu’il avait vécues dans cette soirée mémorable.

Arrivé à l’article de la poudre, l’Inspecteur fut très intéressé.

Il n’attendit même pas la fin du récit pour réveiller le médecin en charge du laboratoire médico-légal et lui demander d’analyser ce qu’il lui envoyait par un constable.

En attendant les deux hommes discutèrent de l’attitude à prendre dans les circonstances.

— Faudrait-il appeler chez le Dr Palmer ? demanda Tremblay.

— Nous allons peut-être alarmer sa famille trop vite.

— Mais tout d’un coup ce ne serait pas lui. Je ne le connais pas de vue. Qui sait si je ne me suis pas trompé. Je n’avais pas pensé à cela là-bas, mais maintenant que je suis plus à l’aise pour réfléchir, je trouve que j’ai été pas mal vite.

— Nous allons téléphoner chez lui d’abord, convint l’Inspecteur.

Mais le détective Durand ne trouva pas d’autre adresse dans l’annuaire du téléphone que celle de la clinique.

Il était donc évident que le Docteur demeurait là.

— Il n’y a pas de doute pour moi maintenant, dit l’Inspecteur, le Dr Palmer est certainement le mort que tu as vu dans son bureau.

— Je suis bien de ton avis. Prévenons-nous la Police ?

— Il faut toujours penser que nous ne travaillons pas sur cette affaire à titre officiel, pas même officieux.

— On ne peut toujours bien pas laisser l’affaire là…

— C’est bien vrai.

— Alors il nous faut trouver une histoire pour expliquer ta découverte.

— Téléphoner à la Sûreté. Ça ce serait une farce pour nous.

— Je seconde…

— Mais j’y pense. Il faudrait bien que tu assistes à la descente pour observer ce qui va se passer.

— C’est vrai.

— Je l’ai. Je vais appeler moi-même et dire que c’est un inconnu qui m’a prévenu de la découverte du cadavre. Ainsi je suggérerai de t’envoyer avec l’escouade des homicides.

***

Il était quatre heures du matin quand les trois détectives sonnèrent à la cloche de nuit de la clinique.

Après s’être identifiés ils demandèrent pour voir le Docteur Palmer au portier.

Celui-ci tout en répondant aux questions du détective Tremblay qui avait été choisi comme porte parole du groupe, le regardait d’une curieuse façon.

De son côté Tremblay ne perdait rien du manège et se demandait s’il avait devant lui l’auteur de sa bosse sur la tête.

— Le docteur est certainement au lit à cette heure-ci, répondit le portier de nuit. Je peux vous faire voir son assistant, le Docteur Chantre, qui était encore ici il y a quelques minutes.

Le détective Tremblay prit alors la résolution d’en finir au plus vite avec l’affaire et de ne pas y aller par quatre chemins.

— Dites au docteur Chantre de venir nous rejoindre dans le bureau du Docteur Palmer, dit-il.

— Mais vous ne pouvez aller là seuls, messieurs. Vous allez attirer sur moi la colère de mes supérieurs.

— Allez et ne vous occupez pas de cela…

L’autre partit, mais il n’avait pas l’air bien content.

Les détectives conduits par Émile Tremblay, trouvèrent facilement la porte où le nom du docteur Palmer se lisait.

Ils pénétrèrent dans le bureau en même temps qu’y arrivait le Dr Chantre.

Celui-ci ne paraissait pas de bonne humeur.

— Même si vous êtes de la Police, messieurs, je ne comprends pas que vous vous soyez permis de forcer la porte du Dr Palmer, sans avoir exhibé un mandat de perquisition à quelqu’un en charge ici.

— Voici le mandat, lui répondit Émile Tremblay en lui montrant le document.

Mais ils étaient maintenant à l’intérieur du bureau et il n’y avait plus personne sur la chaise, pas même la moindre petite tache de sang sur le pupitre.

Les policiers se regardaient à la dérobée pendant que le Docteur Chantre poursuivait :

— Je suppose que vous avez trouvé le temps trop long, hier soir, monsieur Tremblay. Quand je suis revenu à mon bureau en compagnie du Dr Palmer, vous n’y étiez plus.

Le regardant bien en face, le détective répondit :

— J’étais pressé et n’ai pu vous attendre plus longtemps.

— Je suis désolé.

— Ça ne fait rien. Veuillez éveiller le Docteur Palmer et le faire descendre ici.

— Je regrette. Quand il a vu que vous n’étiez plus dans mon bureau, il a aussitôt quitté Montréal pour Québec où il était attendu pour cet après-midi.

— Malgré tout, maintenant que vous avez vu le mandat, nous allons faire le tour de la clinique.

— Vous n’avez pas peur de vous attirer des désagréments ?

— Pas du tout.

— Il y a cependant ici des malades qui ont besoin de la plus grande quiétude.

— Nous ne ferons pas de bruit.

— Vous êtes les plus forts. Allez.

— Merci pour votre bienveillance.

— Cela ne m’empêchera pas de faire rapport au Dr Palmer, aussitôt qu’il reviendra de Québec.

— S’il ne trouve pas votre rapport suffisant, vous lui direz de passer par les bureaux de la Sûreté Municipale, nous le renseignerons complètement sur les motifs de notre visite.

La clinique fut visitée de fond en comble, sans rien révéler de la présence du docteur Palmer

Les deux hommes de l’escouade des homicides commençaient à regarder le détective Tremblay avec des yeux moqueurs.

Il pensait à la réception qu’on lui ferait à la Sûreté lors de sa première apparition.

Il pensait surtout à ce qu’on dirait de son grand ami Julien Durand.

Sa promotion et le traitement de faveur dont il jouissait lui avaient fait quelques jaloux et c’est bien certain qu’on en profiterait pour essayer de lui nuire auprès du Chef.

Comme il n’y avait plus moyen de prolonger la visite à cet endroit, les trois hommes prirent congé du Docteur Chantre et sortirent.

Une fois sur la rue, un des hommes de l’escouade des homicides, dit au détective Tremblay tout crûment :

— Votre ami Durand en est arrivé à prendre des vessies pour des lanternes.

— Vous êtes peut-être jaloux de lui…

— Quand même il aurait été chanceux dans une couple d’affaires, ça ne veut pas dire qu’il est un Sherlock Holmes.

— Vous essayerez de résoudre les cas qu’on lui passe alors…

Puis pour éviter une plus longue discussion, il salua ses deux confrères et prit une autre direction.

Son premier pas fut pour trouver un téléphone public dans un établissement ouvert toute la nuit et de faire rapport à l’Inspecteur Durand.

— Et le Dr Chantre était encore là ? demanda Durand, après avoir échangé quelques phrases.

— Oui. Mais pas la moindre trace du Dr Palmer.

— C’est que le cadavre a été caché, mais il ne doit pas être loin.

— Nous avons pourtant visité la clinique jusque dans les coins noirs.

— Y a-t-il des garages là ?

— Tu me fais penser. Je n’ai même pas regardé.

— Le Dr Palmer devait avoir une voiture et puisqu’il demeurait à la clinique même, il devait la remiser dans les alentours.

— Je vais retourner et te rappellerai à ce sujet dans quelques minutes.

— Tâche de te trouver un téléphone public dans les alentours de la clinique, car j’ai l’impression qu’il va se passer encore quelque chose avant longtemps.

— Tu voudrais que je continue la surveillance de l’extérieur ?

— Justement.

— Rien d’autre pour le moment ?

— Surveille principalement le Dr Chantre. S’il sort, il ne faut pas que tu le perdes de vue.

— Tu serais mieux de m’envoyer une machine de la Sûreté alors.

— Je préfère que tu prennes un taxi. Laissons la Sûreté en dehors de cela pour le moment.

— Parfaitement. C’est tout… ?

— Es-tu intéressé à savoir quelque chose concernant la poudre jaune que tu m’as apportée ?

— Tu as donc le rapport déjà ?

— Oui. C’est une affaire extraordinaire. Tiens-toi bien.

— Vite, dis-moi, je meurs de curiosité.

— C’est un genre d’hypnotique découvert par un savant allemand il y a quelques années.

— Nous avons certainement affaire à des espions alors.

— C’est plus que probable, car on ne peut se procurer cette poudre ici. Elle n’a jamais été sur le marché même.

— Pourquoi ? Elle pourrait probablement rendre des services immenses dans nombre de cas.

— Elle n’est pas encore assez perfectionnée. Une fois injectée à une personne, le sommeil hypnotique survient immédiatement et on n’a plus qu’à questionner, mais elle a aussi un très grave inconvénient.

— Lequel ?

— Elle rend presque fou ceux sur qui on en fait usage. De toute façon elle procure des hallucinations terribles.

— Alors ça voudrait dire que les médecins de la clinique en ont administré à Arsène Frigon et l’ont ensuite fait parler sur les secrets militaires qu’on l’accusait d’avoir divulgués ?

— C’est cela certainement. La même chose pour son frère, Omer. C’est de là que vient sa peur de la Tête de Mort.

— Nous en avons donc assez pour mettre la Police Montée au courant.

— Il y a un autre point dans cette affaire cependant.

— Lequel ?

— Tu as trouvé cette poudre dans le bureau du Dr Palmer, mais il était mort aussi. Est-ce que toute la clinique utilisait la poudre ? Autrement dit, est-ce que tout le personnel était au courant ou bien était-elle utilisée par un seul des médecins à l’insu des autres. Il vaudrait peut-être mieux approfondir avant de parler.

— Tu ne me dis pas tout là, Julien. Je vois que tu as une théorie là-dessus.

— C’est vrai, mais je vais te la confier immédiatement. Je crois que le Dr Palmer a été tué parce qu’il a trouvé cette poudre dans sa clinique.

— Cela a bien du bon sens !

— Dans ce cas le meurtrier serait en même temps l’espion.

— Mais le meurtrier ne peut être autre que le Dr Chantre, car il nous a affirmé que le Dr Palmer était en route pour Québec, quand ce dernier est mort.

— N’aurait-il pas pu apprendre cela d’un autre, d’un médecin ou d’un employé ?

— C’est vrai. Mais pourtant c’est dans son bureau que j’ai été assommé…

— Je suis bien d’accord avec toi pour soupçonner sérieusement Chantre, mais nous n’avons pas de preuves encore. Quant à moi cependant je pourrais presque jurer que le cadavre se trouve dans son auto et qu’il se prépare à le transporter ailleurs.

— Je retourne à la clinique alors et t’aviserai de tout développement.

— Parfait. Bonne chance.