La taverne du diable/La cave secrète

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 59-62).

XIII

LA CAVE SECRÈTE


Notre lecteur a dû se demander comment Lambert avait pu se tirer de la cave secrète dans laquelle il avait été enfermé à la Taverne du Diable.

C’est ce que nous allons expliquer.

Dumas, après son aventure à la taverne avec Lambert, était revenu à la charge avec vingt miliciens pour délivrer Lambert et s’emparer des traîtres. Mais il avait, comme on se le rappelle, trouve la taverne déserte et abandonnée.

Après le départ de Dumas et de ses hommes, John Aikins et ses associés étaient remontés de la cave dans laquelle ils avaient laissé Lambert. L’échelle avait été retirée, le panneau de la trappe refermé, puis la caisse avait été replacée sur la trappe, de sorte qu’il eût été presque impossible, à moins d’être devin, de découvrir la prison de Lambert.

Puis Lucanius avait dit :

— Cet homme est un otage précieux, il ne faut pas le laisser mourir de faim.

Et durant les jours qui suivirent Miss Tracey fut chargée d’apporter au prisonnier, matin et soir, les aliments nécessaires à sa subsistance.

Or, Miss Tracey, en dépit de la haine qu’elle voulait accumuler contre Lambert qui l’avait si odieusement traitée, comme elle se plaisait à se l’imaginer, ne cessait pas de l’aimer. Et son amour parut augmenter au fur et à mesure qu’elle s’exagéra les souffrances du lieutenant dans son cachot solitaire. Répétons encore que Miss Tracey était par nature une bonne enfant, et elle était incapable de cruauté. Seule la colère ou une haine irraisonnée pouvait la porter à commettre des actes indignes de sa générosité. Mais sa bonne nature reprenait vite le dessus, et alors elle pouvait regretter amèrement ses actes. Elle s’était donc réjouie tout d’abord en voyant Lambert prisonnier de Lucanius, et elle avait souri avec satisfaction à l’idée qu’avait eue son père de l’enfermer en cette cave secrète.

Mais peu après, lorsqu’elle fut remontée à sa chambre où elle était allée se reposer après les terribles émotions qui l’avaient tant bouleversée dans le cours de la nuit, précédente. Miss Tracey commença de s’inquiéter du sort de Jean Lambert. Elle ne put dormir. Sa pensée ne quittait pas le lieutenant. Et toute cette journée, sans s’en rendre compte, elle imagina un moyen de rendre la liberté au jeune homme.

Le soir venu, elle se rendit à la cave pour aller servir à Lambert les aliments qu’on lui avait destinés. Miss Tracey aurait voulu y aller seule, mais John Aikins insista pour qu’un matelot l’accompagnât et que ce matelot éclairât d’une lanterne Lambert durant son repas.

La jeune fille se trouva très désappointée. Elle aurait voulu s’entretenir avec le lieutenant, lui dire combien elle l’aimait, qu’elle s’intéressait à son sort, qu’elle trouverait un moyen de le tirer de son cachot.

Et les jours suivants Miss Tracey espéra toujours qu’il lui serait permis enfin d’aller seule porter les repas au prisonnier. Mais toujours le matelot, qui avait reçu des instructions formelles d’Aikins et de Lymburner, venait prendre la jeune fille pour aller au cachot. Une chose dont il faut tenir compte : c’est que la jeune fille n’aurait pu déplacer la trop lourde caisse qui reposait sur le panneau de la trappe.

Miss Tracey finit par désespérer de sauver Lambert.

Lucanius, grâce à des complices inconnus, était parvenu à sortir de la ville avec le plan qu’il avait préparé en collaboration avec le major Rowley. Ce plan avait été achevé dans la journée qui avait suivi la nuit du 22. Après le départ de Lucanius, Rowley, Aikins et Lymburner, par crainte d’une surprise, s’étaient réfugiés dans la baraque d’une femme interlope en attendant que les Américains fussent maîtres de la cité. La Taverne ne se trouvait donc habitée que par Miss Tracey et les quatre matelots déserteurs.

Il était arrivé un soir que le matelot, chargé d’accompagner Miss Tracey au cachot de Lambert, avait, par un oubli incompréhensible, négligé de replacer sur la trappe la lourde caisse qui servait à la masquer.

La fille du tavernier s’aperçut de cet oubli et elle en ressentit une joie immense.

Vers le milieu de la nuit, lorsqu’elle fut assurée que les matelots dormaient profondément au grenier, la jeune fille sans bruit quitta sa chambre et descendit à la cave. Pour se guider elle avait allumé une bougie. Quand elle fut arrivée près de la trappe, elle chercha des yeux l’échelle qui servait à descendre dans le cachot. Elle ne la vit pas. Elle trembla d’inquiétude. Puis, elle poussa le verrou de la trappe et tira à elle le panneau. Elle se pencha sur le bord du trou et écouta. Elle entendit distinctement la respiration du prisonnier qui paraissait dormir profondément. Du reste, Lambert s’était aménagé un lit assez confortable sur une rangée de caisses et avec des couvertures que lui avait données Aikins.

— Monsieur Lambert ! appela doucement la jeune fille en plongeant sa bougie dans l’ouverture de la trappe.

— Qui m’appelle ? demanda la voix enrouée du lieutenant. Mais il avait reconnu la voix. Et il reprit aussitôt : ah ! c’est vous, Miss Tracey ?.

— Oui… j’ai pu m’esquiver de ma chambre …

— De votre chambre ? interrompit Lambert. Mais est-il le jour ou la nuit ?

— C’est la nuit…

— Et quelle date sommes-nous ?…

— C’est demain le 30.

— Le 30 de quoi ?

— De décembre, répondit la jeune fille. Puis elle demanda : Croyez-vous vraiment que vous êtes là depuis un an ?

— Depuis un siècle, oui, sourit Lambert.

— Vous avez donc beaucoup souffert ?

— Souffrir, moi ?… Mais pas du tout. J’ai tout au plus trouvé le temps un peu long. Pensez donc, vivre ainsi dans une obscurité perpétuelle, et ne faire que manger, boire, rêver et dormir ! Alors nous sommes encore en l’année 1775 ?

— Vous êtes prisonnier depuis sept jours seulement !

— Sept jours !… Est-ce possible ?

— Mais réjouissez-vous, monsieur Lambert, reprit Miss Tracey, demain vous serez libre ! J’ai décidé de vous tirer de votre prison.

— Vraiment ? fit joyeusement Lambert. Vous vous intéressez donc à moi un peu ?

— Beaucoup, plus que vous pensez ! Vous ne m’accuserez donc plus de vous vouloir du mal.

— Comment pourrais-je vous accuser, lorsque, après m’avoir sauvé la vie une fois, vous venez m’apprendre que demain je serai libre grâce à vous !

— J’ai dit demain, mais je voulais dire cette nuit, sourit la jeune fille. Car demain il pourrait être trop tard. Et il y a longtemps que je vous eusse rendu à la liberté, si j’en avais été capable. Voyez-vous, c’est par un prodige ou un miracle inexplicable si j’ai pu arriver jusqu’à vous. Cette trappe est d’habitude, je devrais dire toujours, masquée par une lourde caisse qu’il faut déplacer. Or, de mes seules forces il m’est impossible de mouvoir cette caisse. Ce soir, après votre repas, et voilà le miracle, le matelot qui m’accompagne habituellement a oublié de remettre la caisse en place. Comprenez-vous ? J’ai de suite remarqué cet oubli et je me suis bien promise de ne pas manquer cette occasion. Et comme vous le comprenez aussi, ce n’est pas de ma faute si vous êtes demeuré aussi longtemps dans cette prison affreuse.

— Oh ! Miss Tracey, sourit Lambert, il ne faut pas trop me plaindre dans ma prison affreuse. Je ne suis pas si mal qu’on pense. Comme vous voyez, je me porte à merveille. Je mange avec appétit les mets délicieux que vos fines mains apprêtent pour moi, et je bois ici des vins exquis. Et dame ! pourquoi ne pas tout dire ? mon bonheur serait complet si je vous avais avec moi, c’est-à-dire que je finirais en ce lieu agréablement le reste de mes jours.

— Oh ! ne vous moquez pas de moi, Jean, vous me faites souffrir !

La voix de la jeune fille frappa l’oreille de Lambert comme un gémissement, de douleur.

— Je vous demande pardon, Miss Tracey ! Loin de moi la pensée de vous faire souffrir, je vous estime trop ! Mais que voulez-vous, je me sens le cœur au badinage, ce n’est pas ma faute !

— Je vous pardonne, Jean, parce que je vous aime !… murmura la jeune fille.

— Ah ! quelle sublime parole, Miss Tracey ! s’écria Lambert déjà ému par ce « Jean » tout court que disait la jeune fille. Vous m’aimez et je ne vous déteste pas. Nous voilà donc de bons amis ! Ah ! si nous pouvions être davantage !

— Si vous le vouliez… balbutia Miss Tracey tremblante.

— Je ne peux pas !

— À cause de… l’autre ?

— Mon Dieu, oui, Miss Tracey, puisqu’il faut être franc, et au risque de vous blesser mortellement. Vous, je vous aime comme une bonne petite sœur… l’autre, comme ma femme !

— Mais elle n’est pas votre femme ! dit sourdement Miss Tracey vivement piquée cette fois par la jalousie.

— C’est vrai ; mais j’ai juré qu’elle le sera !

— Seulement si je veux !

Lambert tressaillit. Dans la voix de Miss Tracey il venait de saisir une menace. Il comprit qu’il était allé trop loin. Il savait qu’il était dangereux de jouer avec le cœur d’une femme, il en pouvait faire naître une haine terrible.

Et de fait, Miss Tracey tout à coup sentait sa haine la reprendre peu à peu ; parce qu’elle en arrivait à s’imaginer que Lambert la narguait simplement.

Mais Lambert voulut réparer de suite sa faute.

— Miss Tracey, dit-il, pardonnez-moi encore ! Je sais que vous êtes une bonne fille… vous êtes un ange… oui, un ange ! Seulement, vous ne me comprenez pas ! Mais n’entrons pas dans une discussion fastidieuse. Il viendra un jour, si je vis encore, que vous saurez mieux m’apprécier, un jour que je saurai mieux vous aimer et vous bénir !

— Je vous pardonne, répondit la jeune fille. Vous parlez bien, quand vous voulez. Et je prends votre parole… un jour viendra… Soit. Mais d’ici là je veux vous donner encore une preuve de l’intérêt que j’ai pour vous. À l’aube, je reviendrai et j’apporterai une échelle. Celle qui servait à descendre dans votre prison a disparu. J’en découvrirai une dans les environs de notre maison. Espérez donc !

La jeune fille quitta le bord de la trappe.

— Attendez ! cria Lambert, je désire vous demander une faveur en attendant ma liberté !

— Si cela m’est possible, je vous l’accorderai, répliqua la jeune fille un peu surprise.

— Je pense que c’est possible : c’est une bougie et un briquet que je voulais vous demander. Ah ! si vous saviez comme c’est affreux de vivre sans cesse dans l’obscurité !

Miss Tracey sourit et dit :

— Je vais aller chercher le nécessaire là-haut !

— Lambert sourit également… mais son sourire avait quelque chose de particulier. Car Lambert avait une idée, et cette idée était de ne pas devoir sa liberté à la jeune anglaise, et par là ne pas se charger d’un devoir de gratitude qu’il ne se sentait pas capable de remplir. Il devinait que le but de Miss Tracey, c’était de se faire aimer de Lambert. Déjà elle lui avait sauvé la vie. Certes Lambert lui était très reconnaissant, mais il ne pouvait payer de la monnaie que semblait lui réclamer la jeune fille, parce que Lambert aimait avant tout Cécile Daurac à qui il s’était promis. Le mieux était donc, si l’occasion se présentait, de recouvrer sa liberté par lui-même. Une autre chose : le jeune homme redoutait que des circonstances survinssent pour empêcher Miss Tracey d’exécuter son projet, c’est-à-dire donner la liberté au lieutenant. Il importait donc de profiter de la première chance venue, et Lambert la voyait apparaître.

En effet, Miss Tracey quitta la trappe, traversa la cave dans sa longueur, monta l’escalier et disparut dans la cuisine de la taverne.

Elle fut dix minutes absente. Lorsqu’elle revint à la cave secrète apportant un briquet et une bougie, elle dit en se penchant dans l’ouverture :

— Voilà, monsieur Lambert…

Elle s’était penchée sur le bord de la trappe et tendait de sa main les deux objets demandés.

— Monsieur Lambert ! murmura-t-elle.

Elle venait de tressaillir rapidement…

Puis violemment elle plongea sa bougie dans l’ouverture de la trappe, elle fit entendre une sorte de grondement, et elle demeura comme statufiée un moment, les yeux désorbités, la respiration rauque.

À la lueur de sa bougie elle apercevait un tas de caisses amoncelées les unes sur les autres sous l’ouverture… et Lambert n’était plus là.

Alors elle poussa un cri farouche et se dressa d’un bond si violent qu’elle échappa sa bougie.

Furieusement elle la ramassa de sa main tremblante, et, de ses lèvres crispées par une rage mal contenue, elle murmura :

— Oh ! Lambert tu ne savais pas que de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas !… Eh bien ! j’ai franchi ce pas… je t’aimais, et maintenant je te hais ! Je t’apportais sincèrement ta liberté, et cette liberté tu me l’as volée ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! oui, comme je te hais à présent ! Oh ! comme je sens que j’ai été folle ! J’avais fini par m’imaginer que tu m’aimerais, et tout le temps tu me méprisais, tu m’exécrais, tu me raillais !…

Avec un geste de fureur folle elle crispa sa main gauche à son corsage qu’elle déchira, et l’on aurait dit que par ce geste farouche elle voulait s’arracher le cœur. Et, les dents serrées, les yeux en flammes, elle rugit :

— L’amour !… est-ce que cela existe ?…

Son regard chargé d’éclairs terribles s’éleva comme si elle eût voulu prendre le ciel à témoin et le défier.

— L’amour ! ricana-t-elle, c’est la haine qui couve… et on ne le sait pas ! Eh ! oui, lui que j’aimais, je le haïssais ! Oh ! je le sens bien maintenant que je le haïssais, de même que lui me haïssait ! Oui, oui… je le haïssais sans le savoir !

Son ricanement se termina par un râle, et dans ce râle elle prononça encore :

— Et je lui ai sauvé la vie… Oh ! mais à présent que je sais le haïr…

Un hoquet de rage et de haine coupa sa voix.

Elle esquissa un geste terrible, jeta loin d’elle la bougie dont la flamme crépita un moment sur le sol humide pour s’éteindre ensuite, puis Miss Tracey s’enfuit dans la noirceur en titubant, en pleurant, en rugissant ce mot trois fois répété :

— Malheur ! malheur ! malheur !…