La taverne du diable/Les drames de la Taverne du Diable

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 62-65).

XIV

LES DRAMES DE LA TAVERNE DU DIABLE


En apprenant que les Américains de Montgomery étaient revenus à la charge du côté de la rue Champlain, Dumas, comme on se le rappelle, était parti avec cinquante hommes pour se porter au secours de Jean Lambert.

Lambert avait dû abandonner la première barricade pour retraiter sur la deuxième près des casernes.

L’un des principaux officiers de Montgomery, le major Campbell, avait cru deviner le succès d’Arnold du côté de la rivière Saint-Charles, et il voulut rallier la colonne de laquelle il ne restait de valides qu’environ deux cent vingt-cinq hommes. Mais une centaine se trouvait tellement épouvantée en face des obstacles qu’elle refusa obéissance. Du reste ces hommes étaient rendus à bout par les terribles fatigues qu’ils avaient endurées jusque-là, que, profitant de la tempête qui continuait de sévir avec une certaine violence ; ils prirent la fuite du côté de Près-de-Ville.

Campbell demeura avec environ cent vingt-cinq hommes qu’il décida de jeter une seconde fois contre la première barricade devant laquelle Montgomery avait échoué.

Mais Campbell savait que la garnison de cette barricade avait été affaiblie. Ensuite, après avoir examiné les lieux et leurs défenses, il eut l’idée de tenter un assaut d’abord contre la barricade qui s’appuyait contre le cap et qui fermait l’entrée à la Ruelle-aux-Rats. Cette barricade était gardée par le lieutenant Peltier et huit hommes, mais elle était protégée par des défenses circonstancielles auxquelles Montgomery n’avait pas voulu s’attaquer. Ces défenses étaient des glaces que les marrées du fleuve avaient jetées contre le promontoire depuis quinze jours, et ces glaces s’étaient accumulées à une hauteur qui dépassait la barricade de plusieurs mètres. Mais il n’était pas facile de grimper à ces glaces recouvertes de neige, d’autant moins qu’elles se trouvaient disposées dans un pêle-mêle qui en rendait l’accès et le passage impossibles.

Pourtant, après une heure d’efforts redoublés, Campbell réussit à y faire monter cinquante de ses hommes, qui de cette hauteur firent pleuvoir leurs balles sur les hommes de Peltier. Le lieutenant fut grièvement blessé. La résistance n’était pas possible, lorsque les soldats de Campbell se laissèrent glisser en bas des glaces et sautèrent sur la barricade dont ils prirent possession.

Peltier avec ses hommes se jeta dans le passage qui communiquait avec la rue Champlain et se réfugia derrière la barricade de Lambert. Mais là aussi Campbell avait donné l’attaque, et Lambert aurait pu tenir bon avec les quelques hommes qu’il avait seulement. Mais lorsque Peltier eut abandonné sa barricade, Lambert vit le danger qui le menaçait lui et ses miliciens : les Américains allaient tout simplement les prendre en queue. Il fit enlever rapidement les canons et avec son petit détachement retraita sur la deuxième barricade qui protégeait les casernes.

Mais le danger demeurait toujours le même, attendu que Campbell, une fois maître de ces deux barricades, n’avait qu’à se porter contre les barrières sans défense de la Ruelle-aux-Rats et revenir encore prendre Lambert en queue. C’est pourquoi Lambert envoya chercher du secours à la barricade de la rue Sault-au-Matelot.

Malheureusement à l’arrivée de Dumas, les Américains avaient réussi à passer les barrières de la Ruelle-aux-Rats, et négligeant la barricade des casernes, couraient vers la Taverne de John Aikins pour de là aller se joindre aux soldats d’Arnold.

Dumas et Lambert virent de suite le danger d’isolement qui les menaçait.

À cet instant des cris de victoire retentissent de toutes parts et la fusillade avait presque cessé. Du côté de la taverne arrivait des rumeurs si joyeuses qu’elles émurent les deux officiers Canadiens.

— Allons à la taverne ! proposa Dumas !

— Allons ! répliqua Lambert, c’est l’heure de notre revanche !

— Oui, répliqua Dumas avec un accent farouche, il faut prendre cette taverne maudite, tuer tout ce qu’il y a dedans, puis la brûler pour qu’il n’en reste plus de vestiges !

Dumas confia la garde de la barricade et des casernes à Peltier qui, quoique gravement blessé, pouvait encore diriger ses hommes.

Devant la taverne stationnait une troupe débandée de soldats américains en train de sympathiser avec du peuple de la basse-ville.

Dumas ordonna une décharge générale de ses hommes.

Surpris, les Américains s’élancèrent vers le centre de la ville basse n’osant opposer aucune résistance. Quelques-uns d’entre eux, redoutant d’être atteints par les balles des Canadiens, au lieu de prendre la fuite, déchargèrent leurs fusils contre la troupe des miliciens et pénétrèrent en hâte dans la taverne.

— À l’assaut ! commanda Dumas.

À l’instant même des clameurs de joie emplirent l’espace. Ces clameurs arrivaient de la rue Champlain. Dans le brouillard de neige qui passait il était impossible de ne rien voir, mais bientôt les miliciens de Dumas furent entourés par des bandes joyeuses de citadins, de matelots et de miliciens. Plusieurs avaient jeté leurs fusils et ne songeaient plus qu’à se réjouir de la victoire des Américains.

— Hé ! quoi ! cria Dumas aux miliciens qui riaient et aux matelots qui titubaient déjà à cause de copieuses libations, vous ne vous battez pas vous autres ?

— Nous battre !… Contre qui ? demanda avec un grand étonnement un milicien.

— Jour de Dieu ! contre les Américains hurla Dumas avec colère.

— Les Américains ?… Mais ils sont maîtres de la ville !

— Êtes-vous fous… ou saoûls ?…

Une nouvelle clameur parut venir confirmer les paroles du milicien, et cette clameur, partant du centre de la basse-ville apportait ces mots :

— Vive les Américains !…

Et l’on eût dit en effet que la bataille avait cessé : en la ville basse on ne percevait plus que quelques coups de feu ça et là et ces coups de feu pouvaient être tirés en guise de salves d’allégresse. À la haute-ville cependant, on entendait encore gronder le grosses batteries.

Dumas regarda Lambert avec ahurissement.

— Ma foi, prononça avec une sourde énergie Lambert, si les Américains sont maître là-bas, ils ne le sont pas encore ici !

— Tu as raison, répliqua Dumas. Si les autres sont battus, nous, nous ne le sommes pas ! Et de suite, se tournant du côté des miliciens il hurla d’une voix de tonnerre :

— Canadiens, à la Taverne !

Tout à coup, une formidable mousqueterie éclata vers le centre de la ville basse. Aux clameurs de joie, succédèrent des clameurs d’épouvante. Des canons se mirent à gronder si terriblement que le sol en frémit sous les pieds des miliciens. Aux cris de gloire entendus l’instant d’avant, venaient de répondre des cris de colère, des cris de détresse, des cris de douleur que couvrait la voix puissante des canons et le crépitement continu de la fusillade. Une masse de peuple effarouché apparut, courant en désordre, hurlant, vociférant. À la vue des miliciens cette masse s’arrêta net, interdite. Parmi cette masse troublée Dumas reconnu des artisans canadiens. Il les interpella :

— Que veut dire ceci ?… Sont-ce les Américains qui vous poursuivent ?

L’un d’eux répondit :

— Carleton vient de descendre de la haute-ville avec cinq cents hommes et il refoule les Américains vers la rue Sault-au-Matelot où le major Brown vient de les prendre en queue !

— Ah ! diable ! sourit Dumas avec un terrible plaisir, ils sont donc pris entre deux feux ces damnés Américains ? Mais alors… ils sont loin d’être les maîtres de la ville !

Dix coups de feu partirent soudain derrière les fenêtres de la taverne, et cinq miliciens tombèrent frappés à mort par les balles des soldats ennemis qui y avaient cherché refuge.

— En avant ! clama Lambert en se jetant contre l’entrée principale de la Taverne.

La porte était solidement verrouillée à l’intérieur.

— Enfoncez ! cria Dumas.

Des miliciens, aidés par des artisans, se saisirent de pieux et de madriers et s’attaquèrent à la porte qui sauta de ses gonds.

La grande salle de la taverne était déserte. Mais au moment où les miliciens allaient l’envahir, une porte fut ouverte du côté de la cuisine, et dans cette porte parut John Aikins très pâle.

— Capitaine, dit-il à Dumas, maintenez vos hommes, vous êtes maître de la place ! Entrez !

Et il ouvrit la porte toute grande.

Dumas vit dans la cuisine plusieurs personnages, parmi lesquels il reconnut Lymburner, Rowley et plusieurs officiers américains. Il y avait là aussi quelques soldats et matelots,

Dumas regarda Lambert qui venait de s’approcher de lui et commanda d’une voix forte :

— Lambert, emparons-nous de ce monde !

Lambert fit un geste aux miliciens arrêtés derrière lui.

— Halte ! cria une voix terrible. Et devant le groupe des officiers américains parut le major Lucanius l’épée à la main.

— Rendez-vous ! commanda Dumas, nous sommes les plus forts !

Lucanius jeta un ordre à voix basse, et aussitôt les officiers ennemis saisirent leurs épées et foncèrent contre la troupe des miliciens.

Dumas allait donner l’ordre de faire feu, lorsque par une porte latérale de la salle apparut Miss Tracey. Derrière elle vingt matelots épaulaient leurs fusils dans la direction des miliciens.

— Feu ! rugit Miss Tracey.

Une terrible détonation éclata ébranlant la taverne entière et emplissant la salle d’une fumée épaisse et âcre.

Dumas, Lambert et une dizaine de Canadiens étaient tombés ; mais Dumas et Lambert s’étaient plutôt laissés choir sur le parquet pour ne pas recevoir une seconde décharge. Des deux amis, Dumas seul avait été légèrement atteint à la jambe gauche.

Lambert s’était de suite relevé et avait commandé le feu à son tour. Mais dans la fumée, le trouble et la confusion les balles des Canadiens firent peu de mal aux ennemis.

Alors les officiers américains profitèrent de l’opportunité pour prendre la fuite : l’épée à la main ils se jetèrent contre les miliciens. Une bataille corps à corps suivit dans un désordre et un pêle-mêle impossibles à décrire, une bataille dans laquelle ni les Américains ni les Canadiens ne semblaient avoir l’avantage, une lutte presque fantastique dont on ne pouvait prévoir la durée lorsque devant la taverne parut une forte troupe de soldats anglais venus de la haute-ville et commandés par le capitaine Laws.

La lutte cette fois était trop inégale, et les officiers Américains rendirent leurs épées. Cette fois aussi la victoire semblait bien acquise aux armes anglaises, et déjà les miliciens, matelots et le peuple lui-même, après avoir acclamé la victoire des Américains, allaient se réjouir de leur défaite… Mais le bruit d’un combat acharné venait de la rue Champlain, de ce côté accouraient encore du peuple et des soldats de la garnison poursuivis par un détachement de soldats ennemis. Dumas et Laws s’élancèrent de nouveau au combat avec leurs hommes, et à leur tour se mirent à refouler les Américains qui n’étaient qu’une centaine d’hommes. Les Canadiens et les Anglais avaient l’avantage malgré l’opiniâtreté des Américains qui, au bout de vingt minutes, retraitèrent en désordre vers le centre de la basse-ville.

Dumas se trouvait sur la rue Champlain, et non loin encore de la Taverne du Diable, quand il se sentit saisir par un bras.

Il faillit tomber de surprise en reconnaissant Cécile Daurac, qui, agitée, tremblante, lui demanda :

— Où est Lambert ?

— Lambert ! fit Dumas. Mais… je ne sais pas… je l’ai perdu de vue… À moins qu’il soit resté à la Taverne, s’il n’est pas mort !

— Mort ! fit Cécile en chancelant.

— Je n’en sais rien, mademoiselle… mais je ne le vois pas !

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— À la Taverne… il y a dix ou quinze minutes ! Il y est peut-être encore avec des miliciens !

Cécile n’en demanda pas davantage : elle s’élança vivement vers la taverne de John Aikins.

Elle aperçut là des groupes d’artisans qui discutaient avec animation. Elle vit des miliciens qui gardaient à vue les officiers américains faits prisonniers. Il y avait aussi des femmes, des jeunes filles, à demi vêtues dans la neige qui tombait fine et froide, dans la bourrasque qui se calmait parfois pour reprendre et souffler avec plus de violence ; elle vit encore des enfants, apeurés, claquant des dents, le visage et les mains bleuis par le froid, qui cherchaient leurs mères. Et elle entendait des cris, des jurons, des rires, des imprécations, des appels… Des matelots ivres et cachés quelque part dans les baraques du voisinage chantaient des refrains joyeux. Dans le brouillard de neige, qui de temps en temps semblait s’épaissir, passaient des êtres humains en courant ; les uns se croisaient sans se regarder, d’autres s’arrêtaient, s’interpellaient, repartaient. Ça et là des groupes se formaient, se disloquaient et se dispersaient pour se perdre dans la neige.

Cécile passa à travers tout ce monde sans se préoccuper des regards curieux ou admiratifs qui se posaient sur elle, ou des voix surprises qui prononçaient son nom.

À travers la neige qui formait comme un rideau agité par le vent elle aperçut enfin la façade de la taverne. Près de l’entrée elle reconnut trois ou quatre miliciens qui faisaient partie du bataillon de Lambert.

— Où est Lambert ? demandat-elle, inquiète, à l’un d’eux.

— Là ! dit simplement le milicien en indiquant à travers la salle déserte de la taverne une porte close. C’était celle qui ouvrait dans la cuisine.

— Vous attendez votre lieutenant ? demanda encore Cécile un peu rassurée sur le sort de celui qu’elle aimait.

— Oui… nous attendons ses ordres !

Mais que pouvait faire Jean Lambert là, derrière cette porte close d’où n’arrivait nul bruit.

Cécile fut saisie par un terrible pressentiment.

Mais bravement elle se dirigea vers la porte indiquée.

Oh ! c’est qu’elle ne savait pas… qu’elle ne pouvait savoir quel drame terrible et silencieux à la fois se jouait entre deux hommes seulement derrière cette porte !