La terre paternelle/2

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C.O. Beauchemin & Valois (p. 8-18).

II.

l’engagement.


On était au mois de février. La journée du jeudi venait de s’écouler à faire les préparatifs ordinaires pour le lendemain, jour de marché. La soirée était avancée, et l’on parlait déjà de se retirer, quand Chauvin, suivant son habitude, sortit pour examiner le temps ; il rentra bientôt en prédisant, à certains signes infaillibles qu’il tenait de ses ancêtres, du mauvais temps pour le lendemain. Marguerite, qui comptait déjà sur le plaisir du voyage à la ville, ne partagea pas, comme on le pense bien, l’opinion de son père. Néanmoins, il fut décidé qu’en cas de mauvais temps le jeune Charles accompagnerait sa mère. Puis chacun se retira, le père désirant n’être pas pris en défaut, et Marguerite conjurant l’orage de tous ses vœux. Cependant Chauvin avait pronostiqué juste. Pendant la première partie de la nuit, la neige tomba lentement et en larges flocons ; puis, le vent, s’étant élevé, l’avait balayée devant lui et amoncelée en grands bancs, à une telle hauteur que les routes en étaient complètement obstruées ; l’entrée même des maisons en était tellement encombrée, que le lendemain matin Chauvin et ses garçons furent obligés de sauter par une des fenêtres de la maison, pour en déblayer les portes et pouvoir les ouvrir. L’état des chemins rendit pour un moment le voyage indécis ; mais le père remarqua judicieusement que le mauvais temps empêcherait très-sûrement les cultivateurs d’entreprendre le voyage de la ville ; que c’était pour lui le moment de faire un effort et de profiter de l’occasion. Les deux meilleurs chevaux furent donc mis à la voiture, qui se mit en route, traçant péniblement le chemin, et laissant derrière elle force cahots et ornières ; les chevaux enfonçaient jusqu’au-dessus des genoux ; mais les courageuses bêtes s’en tirèrent bien, et le voyage s’accomplit heureusement quoique lentement. Ce que Chauvin avait prévu était arrivé ; le marché était désert ; aussi n’est pas besoin de dire avec quelle rapidité le contenu de la voiture fut enlevé, et combien la vente fut plus productive encore que de coutume. Dans le courant de la journée, le vent, qui avait cessé depuis le matin, commença à souffler avec plus de violence ; les traces récentes des voitures disparurent sous un épais tourbillon de neige ; dès lors, le retour fut regardé comme impossible. La mère Chauvin et son fils se décidèrent donc de passer la nuit à la ville, et prirent logement dans une auberge voisine.


L’auberge était en ce moment encombrée de personnes que le mauvais temps avait forcées d’y chercher un abri pour la nuit. Au fond de la salle commune, derrière le comptoir, deux jeunes garçons étaient empressés à servir à de nombreuses pratiques des liqueurs de toutes sortes et de toutes couleurs. Les pipes étaient allumées de toutes parts et formaient un brouillard qui combattait victorieusement le jet de gaz brillant suspendu au-dessus du comptoir. Les exhalaisons qui s’échappaient des vêtements trempés de sueur et de neige fondue, l’humidité du plancher, l’odeur du tabac et des liqueurs frelatées, un poêle double placé au milieu de la salle et chauffé à 100 degrés, tout cela pourra aider nos lecteurs à se faire une idée de l’auberge en ce moment.

Dans un coin, plusieurs jeunes gens tenaient ensemble une conversation très-animée. Sans tenir aucun compte des sages directions que leur donnait l’enseigne à grandes lettres blanches qu’on lisait sur la porte d’entrée : Divers sirops pour la tempérance, la plupart étaient ivres, et faisaient retentir la salle de leurs cris. C’étaient des jeunes gens qui venaient de conclure leur engagement avec la compagnie du nord-ouest pour les pays hauts, et auxquels l’agent avait donné rendez-vous dans cette auberge, pour leur en faire signer l’acte en bonne forme le lendemain, et leur donner un à-compte sur leurs gages. On peut à peu près se figurer quelle était la conversation de ces jeunes gens dont plusieurs n’en étaient pas à leur premier voyage, et qui se chargeaient d’initier les novices à tous les détails de la nouvelle carrière qu’ils se disposaient à parcourir. Le récit de combats d’homme à homme, de traits de force et de hardiesse, de naufrages, de marches longues et pénibles avec toutes les horreurs du froid et de la faim, tenait l’auditoire en haleine, et lui arrachait par intervalles des exclamations de joie et d’admiration. La conversation, fréquemment assaisonnée d’énergiques jurons dont nous ne blesserons pas les oreilles délicates de nos lecteurs, s’était prolongée fort avant dans la soirée, lorsque l’entrée de l’agent dans la salle vint la ralentir pour un moment ; l’appel nominal qu’il fit des jeunes gens prouva quelques absents ; mais sur l’assurance qu’ils lui firent que les retardataires arriveraient la nuit même, l’agent prit congé d’eux, en leur recommandant d’être ponctuels le lendemain au rendez-vous.

Charles avait été jusque-là spectateur tranquille de cette scène. Il fut à la fin reconnu par quelques-uns de ces jeunes gens, fils de cultivateurs de son endroit, et par eux présenté à la bande joyeuse. Ils lui firent alors les plus vives instances pour l’engager à se joindre à eux. Les plus forts arguments furent mis en jeu pour vaincre sa résistance. Charles continuait à se défendre de son mieux ; mais les attaques redoublèrent, les sarcasmes même commençaient à pleuvoir sur lui, et portaient de terribles blessures à son amour-propre ; peut-être même aurait-il succombé dans ce moment, si sa mère, inquiète de le voir en si turbulente compagnie, ne fût venue à son secours, et le prenant par le bras, l’entraîna loin du groupe. Le maître de l’auberge, s’approchant alors des jeunes gens, leur représenta que la plus grande partie de son monde était déjà couchée, et leur persuada, non sans peine, d’en faire autant. Alors s’étendant, les uns sur le plancher, près du poêle, les autres sur les bancs autour de la salle, nos jeunes gens finirent par s’endormir, et l’auberge redevint silencieuse.

Il n’en fut pas ainsi de Charles. Il ne put fermer l’œil de la nuit. Les assauts qu’il avait essuyés, la conversation qu’il avait entendue, avaient fait sur sa jeune imagination des impressions profondes. Ces voyages aux pays lointains se présentaient à lui sous mille formes attrayantes. Il avait souvent entendu de vieux voyageurs raconter leurs aventures et leurs exploits avec une chaleur, une originalité caractéristiques ; il voyait même ces hommes entourés d’une sorte de respect que l’on est toujours prêt à accorder à ceux qui ont couru les plus grands hasards et affronté les plus grands dangers : tant il est vrai que l’on admire toujours, comme malgré soi, tout ce qui semble dépasser la mesure ordinaire des forces humaines. D’ailleurs la passion pour ces courses aventureuses (qui heureusement s’en vont diminuant de jour en jour) était alors comme une tradition de famille, et remontait à la formation de ces diverses compagnies qui, depuis la découverte du pays, se sont partagé successivement le commerce des pelleteries. S’il est vrai que ces compagnies se sont ruinées à ce genre de commerce, il est malheureusement vrai aussi que les employés n’ont pas été plus heureux que leurs maîtres ; et l’on en compte bien peu de ces derniers qui, après plusieurs années d’absence, ont pu, à force d’économie, sauver du naufrage quelques épargnes péniblement amassées. Après avoir consumé dans ces excursions lointaines la plus belle partie de leur jeunesse pour le misérable salaire de 600 francs par an, ils revenaient au pays épuisés, vieillis avant le temps, ne rapportant avec eux que des vices grossiers contractés dans ces pays, et incapables, pour la plupart, de cultiver la terre ou de s’adonner à quelque autre métier sédentaire, profitable, pour eux et utile à leurs concitoyens.

Charles n’était point d’âge à faire toutes ces réflexions ; il n’envisageait ces voyages que sous leur côté attrayant et qui favorisait ses goûts et ses penchants ; l’idée d’être enfin affranchi de l’autorité paternelle et de jouir en maître de sa pleine liberté l’entraîna à la fin ; son parti fut arrêté. Restait le consentement de son père. Aussi ce ne fut pas sans laisser écouler plusieurs jours, et après beaucoup d’hésitations, qu’il osa, en tremblant, lui faire part de son projet. Comme on le pense bien, le père s’indigna, gronda fortement, et voulut interposer l’autorité paternelle, qu’il avait maintenue avec succès jusque alors. La mère et Marguerite essayèrent le pouvoir des larmes, mais inutilement. On eut recours à l’intervention des amis, mais sans plus de succès. Alors le père, après avoir épuisé tous les moyens en son pouvoir pour détourner son fils de ce dessein, se vit forcé d’y consentir, et l’engagement fut conclu pour le terme de trois ans. Comme on était alors vers le milieu d’avril, et que le jour du départ était fixé pour le premier mai suivant, on s’occupa d’en faire les préparatifs.

Le jour de la séparation fut un jour de tristesse et de deuil pour cette famille. Le père et le frère comprimaient leur douleur au-dedans d’eux-mêmes. La mère et Marguerite donnaient un libre cours à leurs larmes. — Pauvre enfant, lui disait sa mère, tu nous quittes, hélas ! peut-être pour ne plus te revoir. Combien, comme toi, sont partis, et ne sont jamais revenus ! Puis, détachant de son cou une antique médaille portant d’un côté pour effigie la Vierge et l’enfant Jésus, de l’autre, sainte Anne, patronne des voyageurs, elle la passe au cou de son fils, en lui disant : Tiens, mon fils, porte toujours sur toi cette médaille ; chaque fois que tu la sentiras battre sur ton cœur, pense à Dieu ; ne la quitte jamais. Me le promets-tu ? — Le jeune homme ne répondit que par des sanglots. Il tombe à genoux, reçoit la bénédiction et les derniers embrassements de son père et de sa mère, prend ses hardes soigneusement empaquetées par Marguerite, les suspend à un bâton, et, chargeant le tout sur ses épaules, il sort de la maison paternelle, accompagné de son père, de son frère et de quelques voisins, leurs amis, qui le reconduisirent à quelque distance ; puis il continua seul sa route, non sans jeter de temps en temps quelques regards en arrière sur les lieux de son enfance, qu’il n’espérait plus revoir de longtemps.

Il était déjà bien loin, lorsqu’un léger bruit le fit regarder en arrière : c’était le chien de la maison. L’intelligent animal avait vu son jeune maître s’éloigner sous des circonstances extraordinaires, et il s’était de son chef constitué son compagnon de voyage et son défenseur. — Comment, c’est toi, Mordfort, pauvre chien ! — Après avoir rendu les caresses à cet ami fidèle, il voulut lui faire rebrousser chemin ; mais le chien s’obstinant à le suivre, Charles prit une pierre pour l’effrayer ; et, après en avoir menacé longtemps, il la lui lança ; malheureusement le coup fut trop bien dirigé ; la pierre alla frapper à la patte le pauvre animal, qui s’enfuit en boitant et en jetant un cri de douleur, et tournant sur son maître un regard qui semblait lui reprocher son ingratitude. Le coup retentit dans le cœur de Charles, qui détourna les yeux, et continua rapidement sa route vers Lachine, lieu du rendez-vous, et y arriva vers la fin du jour. La plupart des voyageurs y étaient déjà réunis ; il y retrouva ses compagnons de l’auberge. Comme on craignait les désordres et la désertion parmi les engagés, pendant la nuit on les envoya camper dans l’Île Dorval, à quelque distance du village. Le lendemain on les ramena à terre ; et, tout étant prêt pour le départ, les canots, montés chacun par quatorze hommes, sans compter les bourgeois et les commis, furent poussés au large. Aussitôt, à un signal donné, un vieux guide entonna la gaie chanson du départ :

Derrière chez nous y a-t-une pomme ;
Voici le joli mois de mai,
Qui fleurit quand y’ordonne ;
Voici le joli mois qu’il donne,
Voici le joli mois de mai.

Les avirons, obéissant à la cadence, faisaient bouillonner l’eau autour des canots, qui fendaient l’eau avec rapidité, s’efforçant de se dépasser de vitesse, et laissant derrière eux de longs sillons. Bientôt les chants s’affaiblirent, les sillons s’effacèrent, et les canots ne parurent plus que comme des points noirs à l’horizon… La foule, accourue sur le rivage pour être témoin du départ, se dispersa en silence…

Que Dieu daigne conduire les pauvres voyageurs…