La théorie platonicienne de la participation d’après le Parménide et le Sophiste

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VIII

LA THÉORIE PLATONICIENNE DE LA PARTICIPATION

D’APRÈS LE PARMÉNIDE ET LE SOPHISTE


La théorie de la participation est, comme celle de la démonstration de l’existence des Idées, et autant qu’elle, la partie essentielle du système de Platon ; car à quoi serviraient les Idées si elles ne participaient les unes aux autres, si on ne pouvait les unir dans une proposition ? Mais dire que les Idées participent les unes aux autres, les rapprocher dans une affirmation, n’est-ce pas les identifier au moins partiellement, dire que chacune d’elles est autre qu’elle-même, ou, comme on disait au temps de Platon, affirmer l’existence du non-être ? La difficulté, d’ailleurs, n’est pas particulière au platonisme ; elle est commune à toutes les doctrines. Il n’y a pas lieu de revenir sur le chapitre définitif où Gomperz a magistralement démontré qu’en s’attaquant à ce problème, c’est la question même de l’attribution ou de l’affirmation, négativement résolue par plusieurs écoles contemporaines, que Platon tentait d’élucider. Tout au plus est-il utile de rappeler la forme particulière que revêtait le problème aux yeux de notre philosophe : il s’agit de savoir si l’erreur est possible, si on peut dire qu’il existe des sophistes, et si on a le droit de les condamner : c’est l’existence même de l’erreur, et par suite celle de la vérité, qui en est cause. Or on sait qu’au temps de Platon plusieurs écoles s’accordaient, pour des raisons qui ne sont point méprisables, à nier qu’il fût possible à l’homme de se tromper. Comment y aurait-il des erreurs si, comme le disaient Protagoras et ses disciples, la sensation était la source et la mesure de la vérité, si la science ne différait pas de la sensation ? D’autre part, les rigoureux logiciens de l’école d’Élée et les Cyniques déclaraient qu’il est impossible de dire autre chose que ce qui est, car ce serait affirmer le non-être, dont une maxime célèbre de Parménide interdisait de parler jamais. On allait même plus loin, et Antisthène soutenait qu’on ne peut affirmer un attribut d’un sujet, dire, par exemple, que l’homme est bon, car l’homme et la bonté sont deux choses distinctes qu’on n’a pas le droit de confondre ; sans doute le sens commun ne s’embarrassait pas de toutes ces difficultés et on continuait à affirmer les adjectifs des substantifs, à dire qu’il y a des sophistes artisans de mensonge et de fourberie. Mais la philosophie naissante aurait manqué à un de ses devoirs essentiels si elle ne s’était pas appliquée à porter la lumière sur tous ces problèmes, à réconcilier le sens commun et la raison, à justifier en droit ce que tout le monde admettait en fait. Telle est précisément la tâche que s’est donnée Platon en traitant le problème de la participation. Il l’a si bien remplie qu’après lui la difficulté a été généralement considérée comme résolue ; l’ombre s’est dissipée, les subtilités des écoles rivales ont été prises pour ce qu’elles étaient, de simples chicanes, et au moins pour un temps assez long on n’a plus mis en doute la différence de la vérité et de l’erreur. C’est dans le Parménide et dans le Sophiste que Platon a exposé ses vues sur un problème si important.

I

Nous ne nous proposons ici, ni de revenir sur l’authenticité du Parménide — après tant de discussions, nous la tenons pour acquise, — ni de déterminer l’époque probable où ce dialogue a été écrit : avec beaucoup d’historiens contemporains, nous le considérons comme appartenant à la dernière période de la vie de Platon, et nous le situons soit avant, soit après le Théétète, en tout cas avant le Sophiste, le Politique, le Philèbe, le Timée et les Lois. Nous n’avons même pas l’intention d’analyser en détail, une fois de plus, le Parménide, encore moins de discuter les innombrables interprétations dont ce dialogue a été l’objet. Toutefois il sera nécessaire d’en résumer brièvement quelques parties afin de déterminer quel est, selon nous, le sens et quelle est la portée de l’ouvrage. Nous voudrions montrer comment le Parménide prépare l’établissement définitif de la théorie de la participation et comment il se complète par le Sophiste, où se trouve la solution de toutes les difficultés qu’il soulève.

Gomperz, dans le substantiel chapitre qu’il a consacré au Parménide, laissant de côté les interprétations plus ou moins ambitieuses où se sont complu, à la suite et à l’exemple des Alexandrins, beaucoup d’historiens modernes, se contente d’y voir un simple jeu dialectique. La raison qu’il invoque est que la dernière partie du dialogue, la plus importante à coup sûr et la plus difficile à interpréter, nous est expressément donnée par le principal interlocuteur comme un exercice dialectique destiné uniquement à préparer le jeune Socrate à approfondir ces difficiles problèmes, et qui n’engage en aucune façon la pensée de l’auteur du dialogue puisqu’il n’aboutit à aucune conclusion. Cette opinion de Gomperz nous paraît incontestable et réalise à nos yeux un grand progrès sur toutes les interprétations antérieures. Ajoutons que non seulement le Parménide est un exercice dialectique, mais qu’il est appelé par Parménide lui-même, dans un passage auquel les critiques antérieurs n’ont peut-être pas attaché une assez grande importance : « un jeu laborieux et pénible ». 137, B : πραγματειώδη παιδιάν.

Nous voudrions seulement serrer la question d’un peu plus près et essayer de démêler en quoi consiste précisément ce jeu si compliqué, et dans quelle intention ou avec quelle arrière-pensée Platon a pris plaisir à le jouer. Le début de l’ouvrage nous paraît offrir à ce point de vue une indication précieuse. Ce n’est sans doute pas sans intention que Platon, dans une sorte de prélude, met en scène Zénon d’Élée en même temps que Parménide : les célèbres arguments de ce philosophe contre le mouvement sont aussi un jeu, mais de son propre aveu, c’est un jeu sérieux, qui a pour objet de défendre les thèses de Parménide, et de confondre les adversaires de l’Éléatisme en les forçant d’aboutir à des conséquences encore plus absurdes que celles qu’ils reprochaient à la doctrine du Maître. Cette déclaration du vieux philosophe, placée entête du dialogue, ne nous autorise-t-elle pas à croire que Platon va, lui aussi, employer une méthode analogue, au moins dans une partie de son ouvrage, et réfuter par l’absurde quelques-uns de ses adversaires ? Il restera seulement à chercher quels sont ces adversaires et quelle est exactement la thèse qu’il prétend combattre. Il est vrai que Zénon ajoute que ce n’est pas seulement dans l’intérêt de la vérité et par amitié pour son maître qu’il a entrepris cette discussion, c’est aussi par amour de la dispute, φιλονεικία (128, D). Mais rien n’empêche de supposer que par ces paroles Platon nous avertit délicatement qu’en écrivant son dialogue il n’est pas dupe de ses propres arguments et qu’il a cédé à un penchant tout semblable. Il avait affaire aux disputeurs les plus subtils, aux dialecticiens les plus retors qu’on ait peut-être jamais vus ; pourquoi n’aurait-il pas voulu prouver qu’il était de taille à se mesurer avec eux et même à les surpasser en virtuosité et en subtilité ? Nous savons par ailleurs que Platon ne se faisait pas scrupule de retourner contre ses adversaires leurs propres arguments et de les combattre avec leurs armes : déjà, dans l’Euthydème, il met en scène des disputeurs qui se condamnent eux-mêmes par l’absurdité de leurs affirmations. Sans aucun doute, c’est à des adversaires plus sérieux qu’il s’attaque dans le Parménide, mais peut-être est-ce au fond le même principe et la même doctrine essentielle que, sous des formes très différentes, mais toujours par des moyens dialectiques, il prend à partie dans le nouveau dialogue.

Le Parménide se compose de deux parties très distinctes. Dans la première, Platon accumule contre sa propre doctrine, la théorie des Idées, les plus fortes objections qu’on lui ait jamais opposées ; la seconde est présentée comme un exercice logique purement formel, pédagogique ou propédeutique, qui, à première vue, ne présente aucun rapport avec la première ou qui du moins s’y rattache par un lien assez frêle. Nous essaierons de montrer plus loin que cette dissymétrie ou cette irrégularité de composition n’est qu’apparente. La seconde partie du Parménide n’est pas seulement un jeu scolaire, ou du moins, en même temps qu’il joue ce jeu, en même temps qu’il donne un exemple remarquable de la méthode dialectique ou hypothétique qui doit préparer la découverte de la vérité, le vieux Parménide, sans en avoir l’air, obéit à une pensée unique et poursuit un but qu’il ne découvre pas, mais qu’il ne perd pas un instant de vue. Au fond, toute cette partie dialectique est une nouvelle objection contre la théorie des Idées, la plus formidable de toutes, qui s’ajoute à toutes les précédentes et les complète. Ainsi qu’il l’a déjà fait tout à l’heure, le subtil Éléate se joue élégamment de l’inexpérience du jeune Socrate qui croit s’être écarté, jusqu’à la perdre de vue, de la question précédemment posée et ne se doute pas qu’il s’agit toujours du même problème : la discussion reste toujours au cœur du même sujet. Non moins abusé que Socrate, le lecteur qui suit d’un œil curieux, amusé, ou peut-être un peu irrité, les ripostes et les feintes de cette prestigieuse escrime, ne s’aperçoit pas que l’agile dialecticien, en même temps qu’il distrait son attention, pose un nouveau problème d’une importance capitale, en prépare la solution, la donne déjà plus qu’à moitié sans que personne y prenne garde. Mais Platon s’arrête à temps ; il ne laisse pas échapper son secret ; non seulement il ne donne pas encore le mot de l’énigme, mais il ne la formule même pas d’une manière claire. Il lui a plu de l’envelopper de ténèbres, soit qu’il ne jugeât pas l’heure venue de révéler toute sa pensée sur une des questions qui lui tenaient le plus à cœur, soit que cette pensée ne fût pas encore entièrement, déterminée dans son esprit, soit enfin, et cette hypothèse n’est pas la moins vraisemblable, qu’il prît plaisir à embarrasser des adversaires comme Zénon dont il a eu soin de rappeler le souvenir. Il n’est pas ici, comme d’ordinaire, inspiré par le seul amour de la vérité : il cède à l’amour de la dispute et il ne lui déplaît pas de faire admirer son adresse et sa force. Peut-être aussi savait-il qu’on stimule la curiosité d’un auditeur ou d’un lecteur à la laisser plus longtemps en suspens : le mot d’une énigme, lorsqu’il a été vainement cherché, ou la solution d’un problème, lorsqu’on a fait de longs et inutiles efforts pour la trouver, s’impose bien plus fortement à tous les esprits ; ceux qui n’ont pas su résoudre la difficulté sont aussi moins prompts aux objections. Au surplus, nous n’avons pas ici à justifier Platon ou à plaider sa cause. Après tout, le procédé qui consiste à présenter tout d’abord, fût-ce en les dramatisant un peu, toutes les difficultés d’une question qu’on se réserve de résoudre bientôt n’a rien d’illégitime. C’est la méthode qu’Aristote emploiera constamment, et c’est peut-être la meilleure.

Mais, avant d’entrer dans l’examen de cette seconde partie du Parménide, il nous faut rappeler brièvement les principales objections présentées dans la première. On verra en effet que la solution de toutes ces difficultés, donnée par Platon dans le Sophiste, est impliquée dans celle de la dernière objection et ne peut se comprendre sans elle.

Il est à remarquer d’abord que tous les interlocuteurs du dialogue admettent d’un commun accord la théorie des Idées et celle de la participation du monde sensible aux Idées intelligibles ; mais ces deux théories sont l’objet dans la première partie du dialogue de difficultés graves qu’on peut ramener à cinq principales :

1° Socrate admet sans contestation que les choses sensibles qui participent aux Idées sont à la fois semblables et dissemblables entre elles, unes et multiples. Socrate est multiple puisqu’on peut distinguer en lui le gauche et le droit, l’avant et l’arrière, le haut et le bas ; en même temps il est un, puisque entre sept hommes il est un individu distinct de tous les autres ; il n’y a pas là de quoi s’étonner. Mais ce qui lui paraît prodigieux, c’est que le même rapport reste entre les Idées elles-mêmes, que la Ressemblance en soi participe à la Dissemblance en soi, l’Unité en soi à la Pluralité en soi. Voilà ce qu’il demande à Parménide de lui expliquer (129, A ; 130, A). « Si quelqu’un commençait par distinguer et séparer les Idées absolues dont je viens de parler, telles que la ressemblance et la dissemblance, l’unité et la pluralité, le repos et le mouvement, et toutes les autres Idées pareilles, et qu’ensuite il démontrât qu’elles peuvent être mêlées les unes avec les autres et séparées les unes des autres, je serais frappé d’étonnement. » Zénon et Parménide approuvent en souriant et louent la sagesse de Socrate ; telle est la première difficulté signalée avec insistance par Socrate ; nous pouvons nous attendre à ce qu’il soit question dans la suite de la participation des Idées entre elles, et nous verrons que c’est la question essentielle posée par le Parménide et le Sophiste.

2° Qu’il y ait des Idées séparées du monde sensible, telles que le juste, le beau, et le bon, c’est ce que Socrate accorde sans difficulté à Parménide, mais quand celui-ci demande s’il y a aussi des Idées des choses sensibles, telles que l’homme, l’eau et le feu, Socrate hésite ; et il hésite encore bien davantage quand il s’agit de savoir s’il y a des Idées en soi des choses les plus viles, telles que poil, boue, ordure. Par prudence il préfère détourner son attention de ces questions et s’en tenir à l’affirmation des première Idées (130, C). Notons cependant qu’il a déjà une tendance à admettre des idées de toute chose, et Parménide lui prédit que, quand il sera plus avancé en âge et que la philosophie se sera tout à fait emparée de lui, ces hésitations disparaîtront.

3° Les choses qui participent aux Idées participent-elles aux Idées tout entières ou seulement à une partie ? Si les choses participent à la totalité de l’Idée, l’Idée étant tout entière en elle et dans les choses et séparée d’elle-même devient multiple. On ne peut pas dire avec Socrate qu’il en est de l’Idée comme de la lumière du jour qui éclaire toutes choses sans cesser d’être une. Parménide répond tout aussitôt par un exemple tout contraire : celui d’un voile qui couvre en même temps plusieurs hommes et qui, évidemment, n’est sur chacun de ces hommes que par une de ses parties. Dira-t-on que les choses participent à une même partie ? Il faudra accorder alors que les choses deviennent grandes par une partie de la grandeur, égales par une partie seulement de l’égalité, petites par une partie de la petitesse, qui alors deviendra grande par rapport à sa partie tandis que la chose deviendra petite par cela seul qu’on lui aura ajouté quelque chose. En outre, si c’est parce qu’on aperçoit dans un grand nombre de choses un même caractère, par exemple la grandeur, qu’on admet l’existence d’une Idée de la grandeur, ne faudra-t-il pas, puis qu’entre les diverses grandeurs observées et l’Idée de la grandeur il y a encore un caractère commun, reconnaître une seconde Idée de la grandeur à laquelle participent toutes les autres, puis une troisième et ainsi à l’infini. Il y aura ainsi, non pas une grandeur unique, mais une infinité de grandeurs. Il ne sert à rien de répondre, comme le fait Socrate, que l'Idée pourrait bien être simplement une pensée de l’âme, car cette pensée est la pensée de quelque chose, de quelque chose qui est partout et toujours le même et par conséquent une Idée ; de plus, il faudrait alors que tout ce qui existe, étant une pensée, fût doué de pensée (131, A ; 132, D) ; deux conséquences également absurdes.

4° Considérons maintenant la participation sous un autre aspect. Concevons-la comme une ressemblance ; les Idées seront alors des modèles et les choses sensibles des copies ; mais si les copies sont semblables au modèle, il faudra admettre une seconde Idée à laquelle participent les unes et les autres et qui sera leur modèle commun, puis une troisième, et ainsi à l’infini (132, D). C’est déjà, très nettement formulée, la célèbre objection du troisième homme qu’Aristote reprendra.

5° Voici une difficulté encore plus grave : les Idées telles qu’on vient de les définir ne sauraient être l’objet de la connaissance humaine. En effet, les Idées ne sont pas en nous puisqu’elles sont en soi. Celles des Idées qui sont ce qu’elles sont par leurs rapports réciproques ont une essence relative entre elles et non aux choses qui se trouvent en nous ; de même les choses qui sont en nous et qui tirent leur nom de ces Idées sont à leur tour en rapport entre elles et non avec les Idées. Par exemple, un homme est esclave d’un maître qui est un homme et non pas du maître en soi, et un maître qui est un homme commande non à l’esclave en soi, mais à un homme. Le pouvoir en soi n’est ce qu’il est qu’à l’égard de l’esclavage en soi, et l’esclavage en soi n’existe qu’à l’égard du pouvoir en soi. Il en est de même de la science : la science en soi ne peut avoir pour objet que les êtres en soi ; de même la science humaine ne peut savoir que des vérités qui sont en nous. Il est donc de toute impossibilité que la pensée humaine atteigne jamais aucune chose en soi ; nous ne pouvons connaître ni le beau, ni la justice, ni aucune Idée. De là résulte une conséquence encore plus grave ; Dieu ou les dieux pourront bien connaître en soi, mais non pas l’homme ou les choses humaines ; ni leur pouvoir ne s’exercera sur nous, ni leur science ne nous connaîtra. De même l’homme ne pourra pas connaître les dieux (133-134, A). Il paraît impossible à Socrate de ne pas reculer devant l’impiété d’une telle assertion.

Remarquons qu’en commençant (133, B) et en finissant (135, A) l’exposé de cette dernière objection, Platon a soin d’indiquer qu’il ne la considère pas comme insoluble pour des esprits très heureusement doués et profondément versés dans une science presque divine, à laquelle il fait une allusion assez mystérieuse. Il ajoute d’ailleurs qu’on pourrait soulever contre la participation encore beaucoup d’autres difficultés ; mais il s’en tient à celles qui viennent d’être indiquées.

Arrivons à la seconde partie du dialogue. Au lieu de continuer à énumérer des objections contre la théorie des Idées, Parménide, par un brusque détour, indique à Socrate une méthode dont l’usage l’amènera à résoudre toutes les difficultés. Car il est à remarquer que, pas un instant, dans tout l’ouvrage, les objections ne sont considérées comme insolubles ; mais, bien au contraire, ainsi que nous avons eu soin de le noter dans l’analyse précédente, il est dit expressément, pour la plupart d’entre elles, qu’une science plus étendue et plus approfondie que celle du jeune Socrate peut en avoir raison. Ici encore, si négative que doive être la conclusion de l’exercice dialectique dont Parménide va donner un exemple à ses auditeurs, la manière même dont cette subtile discussion est amenée nous avertit à l’avance qu’il ne faudra pas nous en tenir à ces conclusions, mais chercher ailleurs et plus loin un point de vue qui permette de les résoudre.

La méthode dont Parménide préconise l’emploi, et qui est celle de Zénon, est indiquée très clairement : il s’agit de poser une Idée, par exemple celle de l’un, et de déterminer rigoureusement toutes les conséquences qui résultent de cette Idée en supposant qu’elle existe. Pour que la méthode soit complète, il faudra déterminer les conséquences qui résultent de l’existence de l’un, non seulement pour l’un lui-même, mais encore pour les autres choses, et en outre rechercher encore ce qui arrivera à l’un et aux autres choses en supposant que l’un n’existe pas. Il y a ainsi quatre moments ou quatre hypothèses à examiner : si l’un est, qu’en résulte-t-il : 1° pour lui-même ; 2° pour les autres choses ? si l’un n’est pas, qu’en résulte-t-il : 3° pour lui-même ; 4° pour les autres choses ? Mais chacune de ces quatre hypothèses est examinée elle-même à un double point de vue ; il y a ainsi huit hypothèses, au lieu de quatre, qui sont successivement examinées.

Quelle est la différence entre les deux points de vue auxquels se place successivement Platon pour examiner chacune des quatre hypothèses principales ? À cette question nous ne trouvons point de réponse précise dans le texte du dialogue, excepté au commencement de la seconde hypothèse, où nous rencontrons une indication précieuse ; partout ailleurs, Platon se contente de dire, après avoir énuméré les conséquences d’une hypothèse : « Revenons en arrière et reprenons les choses dès le début ». Il doit cependant y avoir, présente à sa pensée, une règle ou une loi qui préside à cette sorte de rythme auquel est soumise toute la discussion.

Il n’est pas bien difficile de donner la réponse et de trouver un fil conducteur qui nous guide dans ce labyrinthe, si l’on veut bien faire attention à la manière dont commence la seconde hypothèse et si, à la lumière de ce renseignement, on examine attentivement toute la suite de la discussion (142, B ; 142, C).

« Vois dès le commencement. Si l’un existe, est-il possible qu’il existe et qu’il ne participe pas à l’être ? — Cela n’est pas possible. — Il y aura l’être de l’un, qui ne sera pas la même chose que l’un : car autrement, il ne serait pas l’être de l’un, et celui-ci n’y participerait pas, et il serait indifférent de dire « l’un existe » et de dire « l’un un » ; or telle n’est pas à présent notre hypothèse, à savoir ce qui résultera de l’un pris en soi, mais de l’un en tant qu’il existe. N’est-ce pas là notre objet ? — Sans doute. — L’être signifie donc autre chose que l’un ? — Nécessairement. — Lorsque quelqu’un dit sommairement que l’un est, donne-t-il à entendre autre chose que lorsqu’il dit que l’un participe à l’être ? — Sans doute. »

Nous allons essayer de prouver qu’en même temps qu’il présente un exercice dialectique, Parménide formule une objection très grave contre la théorie de la participation. Déjà l’énoncé de l’alternative posée par lui : Si l’un est, si l’un n’est pas, indique qu’il s’agit de la participation ; car l’existence de l’un semble indiquer sa participation à l’être, et sa non-existence, sa non-participation. Toutefois cet énoncé est encore trop général, et ainsi qu’il résulte du passage que nous venons de citer, ce n’est pas la même chose de dire : l’un est, l’un participe à l’être ; et l’un n’est pas, ne participe pas à l’être. En effet, en disant simplement l’un est ou n’est pas, on peut être attentif seulement à l’un sans penser à l’être ; c’est comme si on disait : l’un un, et le non-un, non-un. Au contraire on peut, en se servant des mêmes formules, tenir compte de l’être et du non-être, car nous verrons que l’un, tout en n’étant pas, peut d’une certaine manière cependant participer à l’être. Dans le premier cas on supprime la participation, dans le second cas on l’affirme. Voilà pourquoi la première et la seconde hypothèse sont envisagées successivement à deux points de vue selon qu’on exclut ou qu’on pose la participation. Nous allons voir qu’il en est de même dans toutes les autres hypothèses. C’est donc bien toujours de la participation qu’il s’agit, et ce que Platon veut établir, ce n’est pas seulement qu’on peut tout affirmer et tout nier de l’un et des autres choses, soit que l’un existe, soit qu’il n’existe pas ; c’est encore qu’on peut faire la même démonstration, soit que l’un participe à l’être, soit qu’il n’en participe pas. Pour rendre plus sensible cet aspect du problème, on pourrait transposer l’ordre, d’ailleurs très rationnel et très clair, adopté par Platon, et ordonner ainsi les huit hypothèses de Parménide.

Nous aurions d’abord deux hypothèses : si l’un participe à l’être, s’il n’en participe pas. La démonstration platonicienne consiste à prouver que dans le premier cas l’un admet tous les contraires, ou qu’on en peut tout affirmer (deuxième hypothèse) ; que les autres choses admettent tous les contraires ou qu’on en peut tout affirmer (troisième hypothèse) ; que si l’un, même n’étant pas, participe à l’être, il reçoit encore tous les contraires ou qu’on en peut tout affirmer (cinquième hypothèse) ; enfin, que les autres choses reçoivent aussi tous les contraires et qu’on en peut tout affirmer (septième hypothèse). D’autre part, si l’un ne participe pas à l’être, on ne peut lui attribuer aucune qualité (première hypothèse) ; les autres choses sont dans le même cas et on n’en peut rien dire (quatrième hypothèse) ; enfin, si l’un n’est pas et ne participe pas à l’être, on ne peut plus rien affirmer, ni de lui (sixième hypothèse), ni des autres choses (huitième hypothèse). En d’autres termes, si l’un participe à l’être, en existant ou en n’existant pas, on peut tout dire de lui et des autres choses ; s’il ne participe pas à l’être, en existant ou en n’existant pas, on ne peut rien dire ni de lui ni des autres choses. Dans le premier cas tout est vrai, dans le second rien n’est vrai : deux conséquences également absurdes. Par conséquent, la participation est impossible et par suite la théorie des Idées disparaît tout entière ; car à quoi servent les Idées si on ne peut rien dire ou si on peut tout dire d’elles et des autres choses ?

Examinons maintenant, de ce nouveau point de vue, la marche de la démonstration. Supposons d’abord que l’un est et qu’il participe à l’être (deuxième hypothèse. — 142, B ; 157, B). Platon démontre, par des arguments dont il est inutile de reproduire ici tout le détail, que l’un, parce qu’il participe à l’être, a des parties et est un tout, il est déterminé, il est semblable et dissemblable, en mouvement et en repos ; il est, il devient, il est devenu, il deviendra plus jeune et plus vieux que lui-même et que les autres choses, qui sont elles-mêmes plus jeunes et plus vieilles que lui. En un mot, s’il est, en ce sens qu’il participe à l’être, il reçoit tous les contraires ; on en peut tout affirmer.

Dans la troisième hypothèse (137, B ; 159, B) : si l’un est, qu’en résulte-t-il pour les autres choses ? — les autres choses participent en quelque manière de l’unité, car elles ne sont autres que l’un que parce qu’elles ont des parties, et ayant des parties elles ont un tout. Platon insiste sur la différence qui sépare l’unité absolue dont il a été d’abord question, de l’unité relative qui est celle d’un tout et implique la participation à l’unité. De ce commerce du multiple avec l’un il résulte que le multiple est à la fois infini et fini, semblable et dissemblable à lui-même et l’un par rapport à l’autre ; il est en mouvement et en repos, en un mot il possède tous les contraires.

Pour la cinquième et la septième hypothèse, l’interprétation que nous proposons ici paraît être en défaut. Comment dire, en effet, que le raisonnement de Platon implique la participation entre l’un et l’être, puisque l’hypothèse est précisément que l’un n’est pas. Mais on a vu que Platon distingue ces deux cas, et il suffit d’examiner attentivement ses raisonnements pour s’apercevoir que l’objection n’est que spécieuse et que Platon revient par un détour au même point de vue que dans la seconde et la troisième hypothèse. Voici, en effet, le résumé de la cinquième hypothèse (160, B ; 163, C) : L’un n’est pas et il s’agit de savoir ce qui en résulte pour lui-même. En disant que l’un n’est pas, on sait ce que l’on dit : c’est de l’un qu’on affirme la non-existence, et non pas d’une autre Idée telle que la ressemblance ou la grandeur. La formule est le contraire de celle-ci : le non-un n’existe pas. Par suite, l’un est l’objet de quelque science ; de plus, on peut l’appeler ceci ou cela, car c’est la non-existence de l’un et non d’aucune autre chose que l’on affirme. Ainsi, tout en n’existant pas, l’un a plusieurs propriétés différentielles et participe à plusieurs idées : il est semblable et dissemblable, égal et inégal, grand et petit ; dès lors il participe en quelque manière à l’être lui-même. Car si ce qu’on dit en disant que l’un n’est pas est vrai, il participe en cela à l’être ; il a l’être de son non-être. Nous voilà donc revenus, par un détour, à la participation de l’un à l’être, et cette participation entraîne ses effets habituels : l’un qui n’est pas est mobile et en repos, en un mot il participe à tous les contraires. Il faut seulement ajouter qu’il s’agit ici, puisque l’un n’est pas réellement, d’une apparence d’existence : il paraît être, il paraît présenter tous les contraires. C’est le domaine de l’opinion et du devenir. Nous avons ici la dialectique, non plus de la réalité, mais de l’apparence.

Dans la septième hypothèse (164, B ; 165, E), il s’agit de savoir ce qui arrive aux autres choses si l’un n’est pas. Les autres choses sont autres, non par rapport à l’unité puisqu’elle n’existe pas, mais par rapport à elles-mêmes, et puisque l’unité n’existe pas, c’est uniquement par leur multitude qu’elles peuvent être ce qu’elles sont, c’est-à-dire autres les unes que les autres. Cependant, pour différer les unes des autres, il faut que chacune d’elles, quoique essentiellement multiple, ait au moins l’apparence de l’unité. Ainsi, chacune des choses autres que l’un paraît d’abord une, mais elle ne l’est pas puisque l’un n’est pas, et, si on l’examine attentivement, elle se résoud en une pluralité, dont chaque partie à son tour, quelle que soit sa petitesse, subit le même sort et se divise à l’infini. Nous sommes donc en présence d’une poussière d’êtres, d’une apparence qui sans cesse nous échappe comme dans un songe ; mais cela n’empêche pas que cette apparence évanouissante ne paraisse avoir un nombre, puisque d’abord elle paraît une. Elle est paire ou impaire, la décroissance paraît avoir un commencement, un milieu et une fin ; par suite elle paraît, quoique sans fondement, participer à l’égalité et à l’inégalité, à la grandeur et à la petitesse, au mouvement et au repos, au devenir et à la destruction, à tous les contraires. S’il en est ainsi, c’est que d’abord elle paraît une. En attribuant l’existence aux autres choses, on leur a implicitement reconnu quelque unité ; quoique l’un n’existe pas, il subsiste donc quelque chose de lui, un souvenir, une trace.

Tous les simulacres dont on vient de parler empruntent donc tout ce qu’il y a de réel dans leur apparence à ce qui reste de l’unité supposée non existante. Rien de plus curieux que cette analyse où l’unité, tout en n’existant pas, reste cependant présente, comme de loin, aux autres choses, qui ne peuvent différer les unes des autres qu’en participant encore, en quelque manière, à l’unité.

L’un projette ainsi du fond de son néant une sorte d’intelligibilité crépusculaire qui est tout ce que nous pouvons savoir du reste des choses. Il semble bien que ce soit ici non plus seulement le devenir ou la sensation, mais l’apparence du devenir, le simulacre ou le rêve que Platon a voulu expliquer dialectiquement. Il y a peut-être une allusion à cette théorie dans le passage du Timée où la matière nous est présentée comme entrevue à travers un songe. Dans tous les cas, on voit comment, dans la cinquième et dans la septième hypothèse, Platon, en attribuant au non-être une certaine participation à l’être, anticipe sur la solution qu’il présentera avec tout son développement dans le Sophiste ; c’est pourquoi nous avons pu dire qu’en formulant l’objection il en indique plus qu’à moitié la solution.

Passons maintenant au deuxième cas : la démonstration toute négative sera beaucoup plus simple. N’oublions pas que désormais nous prenons les mots au sens absolu et qu’en disant : l’un est, ou l’un n’est pas, c’est l’unité elle-même et non pas l’être ou le non-être, c’est l’unité sans participation que nous avons en vue. D’abord, première hypothèse (137, C ; 142, B) : l’un est, mais sans participer à l’être, c’est l’un un. Platon démontre que l’un ne participe à aucun des contraires, il n’a pas de parties et il n’est pas un tout, il n’a aucune détermination, il n’est ni semblable ni dissemblable, ni égal ni inégal, ni en mouvement ni en repos, ni dans le temps ni dans l’espace, il n’est ni ceci ni cela ; bref, on ne peut rien dire, il n’est l’objet ni de science ni d’opinion, ni de sensation ni de discours : il est un pur néant.

Dans la quatrième hypothèse (159, B ; 160, B), l’un existe sans participer à l’être, il s’agit de savoir ce qui advient des autres choses. Ce qui est autre est absolument autre, il n’y a rien en quoi l’un et les autres choses puissent se rencontrer. Elles n’ont donc pas de parties, elles ne forment pas un tout, elles n’ont pas de nombre puisqu’elles sont étrangères à l’unité ; par suite, elles n’ont aucune qualité et ne sont ni semblables ni dissemblables, ni égales ni inégales, ni grandes ni petites, ni en mouvement ni en repos, elles ne deviennent ni ne périssent, on n’en peut rien dire.

Supposons avec la sixième hypothèse que l’un n’est pas sans admettre aucune participation avec l’être, qu’en résulte-t-il pour lui-même ? Il s’ensuit plus clairement encore que, dans la première hypothèse, toute communication étant rompue entre l’un et l’être, qu’il n’est ni semblable, ni grand ni petit, ni en mouvement ni en repos, on ne peut le désigner par ces mots ceci ou cela, avant ou après, ni rien de semblable. Bref, il n’est l’objet d’aucune opinion, d’aucune science, d’aucune sensation, d’aucun discours. Voilà ce qui résulte de l’hypothèse pour l’un lui-même.

Voici ce qui résulte de la non-participation de l’un pour les autres choses ; c’est la huitième hypothèse (165, E ; 106, C). Ces autres choses n’auront même plus l’intelligibilité crépusculaire ou l’apparence d’existence que leur faisait encore la septième hypothèse, puisqu’on les suppose maintenant privées de toute communication avec l’unité. Ainsi on ne pourra pas dire qu’elles sont multiples parce que la multiplicité suppose l’unité, et par conséquent ne peut subsister sans elle. Elles ne sont ni semblables ni dissemblables, ni en mouvement ni en repos : c’est le pur néant. L’unité, en disparaissant, a emporté avec elle la dernière lueur qui rendait possible l’apparence même des choses.

Quatre hypothèses positives et quatre hypothèses négatives aboutissant à deux conclusions en apparence contraires, mais au fond identiques, on peut tout affirmer de l’un et des autres choses, on ne peut rien affirmer de l’un ni des autres choses : tel est le résumé de cette discussion. Dans tous les cas, qu’on puisse tout dire ou qu’on ne puisse rien dire, il n’y a pas de science possible ; c’est ce que déclare expressément la conclusion du dialogue.

« Disons donc que, selon toute apparence, soit que l’unité existe, soit qu’elle n’existe pas, l’unité elle-même et ce qui est autre, dans leurs rapports avec eux-mêmes et dans leurs rapports réciproques, sont absolument tout et ne le sont pas, le paraissent et ne le paraissent pas » (166, C) : « Εἰρήσθω τοῦτό τε καὶ ὅτι, ὡς ἔοικεν, ἒν εἴτ’ ἔστιν εἴτε μὴ ἔστιν, αὐτό τε καὶ τἆλλα καὶ πρὸς αὑτὰ καὶ πρὸς ἄλληλα πάντα πάντως ἐστί τε καὶ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεταί τε καὶ οὐ φαίνεται. — Ἀληθέστατα. »

Nous pouvons toutefois préciser encore davantage. Ce qui fait le nerf de l’argumentation, c’est cette vérité découverte par Platon que l’un (et sans doute il en serait de même pour toute autre Idée) peut, tout en existant, ne pas participer à l’être, ou du moins, ce qui revient au même, ne pas être considéré comme y participant ; inversement l’un, tout en n’existant pas, peut participer à l’être si on donne au mot « un » un sens déterminé, si on distingue cette idée de toutes les autres. Par suite, l’argumentation du Parménide peut se résumer ainsi : si l’un est et qu’il participe à l’être, on peut affirmer de lui et des autres choses tous les contraires ; s’il est sans participer à l’être, on ne peut rien affirmer ni de lui ni des autres choses ; si l’un n’est pas et cependant participe à l’être, on peut tout affirmer de lui et des autres choses ; s’il n’est pas sans participer à l’être, on ne peut rien dire ni de lui ni des autres choses ; en d’autres termes, posez la participation d’une Idée quelconque à l’être, et tout est vrai ; niez cette participation, et rien n’est vrai. La participation, de quelque manière qu’on l’entende, est donc tout à fait impossible, et avec elle s’écroule la théorie des Idées. Nous avions donc raison de dire que la deuxième partie du Parménide n’est pas seulement un exercice dialectique : elle formule contre la théorie des Idées une sixième objection, la plus formidable de toutes.

La double conclusion négative à laquelle Platon est conduit par cette discussion est d’ailleurs d’accord avec les thèses soutenues par ses adversaires. Protagoras disait aussi que l’erreur est impossible, les Cyniques avec Antisthène, et les Mégariques soutenaient qu’on ne peut affirmer aucun attribut d’aucun sujet. Platon a seulement démontré ce que ses adversaires se bornaient à affirmer pour des raisons différentes.

Toutefois il est impossible que Platon en soit resté là, et comme nous l’avons déjà fait remarquer, la manière même dont il présente les objections du Parménide, et surtout la cinquième, atteste qu’il ne les considère pas comme insolubles, et tout autorise à croire qu’il possède déjà par devers lui cette solution.

Quel est donc le mot de cette énigme si compliquée ? La réponse se trouve très clairement indiquée dans un passage du Sophiste, dans lequel il nous paraît impossible de ne pas voir une allusion directe au Parménide (251, D) : « N’attribuerons-nous l’être ni au mouvement ni au repos, ni aucune autre chose à aucune autre chose, et admettrons-nous dans nos discussions qu’aucune ne peut entrer en participation avec une autre ; ou bien identifierons-nous toutes choses parce qu’elles peuvent être en communauté les unes avec les autres, ou bien dirons-nous que les unes se combinent avec les autres, et les autres, non ? Lequel de ces trois partis, Théétète, dirons-nous qu’ils prendront ?… »

Platon prouve ensuite qu’on ne peut nier toute participation ou tout mélange entre les Idées sans bouleverser les doctrines admises par tous les philosophes, aussi bien par Parménide ou Héraclite que par les Atomistes ou les Pythagoriciens. Les contradicteurs logent d’ailleurs l’ennemi chez eux, puisque à chaque instant le langage les oblige à employer des mots tels que autre, être, séparément. Il n’est pas moins impossible de supposer que toutes choses communiquent entre elles, car il faudrait alors que le mouvement fût identique au repos, ce que l’Éléate déclare absurde (252, E. « Il ne reste plus que la troisième supposition. — Et il faut que l’une de ces trois suppositions soit vraie : ou le mélange est possible pour toutes les choses, ou il ne l’est pour aucune, ou il l’est pour les unes et non pour les autres… Puisque parmi les choses les unes peuvent se mêler et que les autres ne le peuvent pas, elles ont à peu près la même propriété que les lettres dont les unes s’accordent entre elles et dont les autres ne s’accordent pas… Les voyelles ont l’avantage sur les autres lettres de s’unir à toutes et de leur servir de lien, en sorte que, sans l’une d’entre elles, aucune lettre ne peut s’accorder avec les autres. » C’est la dialectique qui apprend à connaître celles des idées qui s’accordent entre elles : la dialectique est aux idées ce que la grammaire est aux lettres de l’alphabet, ou la musique aux sons graves et aigus.

Ainsi, entre les deux termes de l’alternative posée par le Parménide, on peut tout affirmer de tout et on ne peut rien affirmer de rien, ou encore tout est vrai, et rien n’est vrai, il y a un moyen terme qui est de dire : il y a des Idées qu’on peut affirmer les unes des autres, et d’autres qui ne peuvent se combiner entre elles. Pour justifier l’alternative, il faut prouver que l’être peut participer au non-être, et le non-être à l’être : voilà ce que le Parménide avait montré pour un cas particulier et ce que le Sophiste établira en général. Mais cela même n’est pas suffisant ; il faut encore établir que toutes les Idées ne participent pas indistinctement les unes aux autres, mais que leur liaison est soumise à certaines lois ou à certaines règles qui ne relèvent pas du raisonnement seul et que peut seule atteindre une science royale ou divine : la dialectique. Voilà ce que le Parménide n’a pas dit et ce que met en pleine lumière le Sophiste.

On a quelquefois considéré le Parménide comme un tissu de sophismes, et il faut avouer que les raisonnements où se complaît la subtilité de Platon ont de quoi confondre et déconcerter toutes nos habitudes d’esprit. Mais avant de porter une accusation si grave contre le grand philosophe, il faudrait être en mesure de prouver : ou que Platon, en partant des principes sur lesquels repose son argument, a commis des fautes de raisonnement, ou que ces principes eux-mêmes contestables, ou même certainement inexacts pour nous, n’étaient pas admis d’un commun accord par les contradicteurs qu’il voulait réfuter. Or nous ne sachions pas que la première de ces démonstrations ait jamais été tentée avec succès ; et, quant à la seconde, il est historiquement prouvé que les contemporains de Platon, égarés, soit par l’éléatisme, soit par le sensualisme de Protagoras, raisonnaient exactement comme lui et soutenaient fort sérieusement que tout est vrai et, que rien n’est vrai. C’est au contraire parce qu’il voulait faire justice de ces assertions destructives de toute science que Platon a entrepris l’argumentation dont le Parménide marque un des stades. On ne saurait lui faire un reproche d’avoir raisonné comme ses adversaires pour les réfuter, et de n’avoir pas pris parti avant de montrer la fausseté de propositions que personne ne songeait à contester. Si l’interprétation qu’on vient d’indiquer est exacte, le Parménide ne renferme aucun sophisme, car il est certain qu’au point de vue qui est celui de tous les philosophes de l’époque, on peut prouver que tout est vrai et que tout est faux. Il pèche seulement par omission, il n’indique pas la solution que Platon sans doute avait déjà par devers lui. Le jeu consiste à ne discuter que deux solutions du problème alors qu’en réalité il y en a trois. Mais un philosophe a bien le droit d’exposer les difficultés sans en donner tout de suite la solution. Il peut avoir des raisons sérieuses de la réserver et de choisir son heure. Rien ne l’oblige à ouvrir sa main tout entière et à dire tout son secret, surtout quand il s’agit de vérités qu’il a découvertes lui-même par un patient effort, et auxquelles personne avant lui ne s’était avisé de penser. Platon ne serait coupable que s’il avait emporté son secret avec lui : le Parménide ne serait un tissu de sophismes que si son auteur n’avait pas écrit le Sophiste.

Cependant la solution si simple donnée par ce dernier dialogue ne s’impose pas d’elle-même ; il faut la justifier par une argumentation rigoureuse et résoudre les difficultés qu’elle soulève. Telle est la tâche que Platon s’est donnée dans le Sophiste.

II

Le Sophiste a pour objet de démontrer cette proposition paradoxale que le non-être existe ; à cette condition seule on pourra dire que l’erreur est possible et qu’il y a des sophistes.

L’existence du non-être une fois prouvée, le problème de l’erreur sera résolu : l’erreur consistera à dire autre chose que ce qui est réellement puisqu’il y a du non-être, et cependant, à dire quelque chose puisque le non-être existe. Mais il faudra pour cela que le non-être soit quelque chose d’intermédiaire entre l’être et le non-être absolu, manifestement contradictoire à l’être. Il faudra que le non-être, puisqu’il est réel, soit un être, et, puisqu’il est non-être, qu’il soit autre chose que l’être. Il sera un autre être.

Comme le Parménide, le Sophiste se présente d’abord sous la forme d’un exercice logique : mais tandis que le Parménide, en cherchant les conséquences qui résultent d’une hypothèse, donne l’exemple d’une sorte de déduction, le Sophiste nous montre un autre aspect de la méthode platonicienne, déjà indiqué très clairement dans le Phèdre : la méthode de division. Mais, dans le deuxième dialogue comme dans le premier, l’exercice dialectique qui est en apparence le but principal est en même temps un argument positif à l’appui de la thèse que l’auteur veut faire prévaloir. Le Parménide formule une objection très grave contre la participation ; le Sophiste donne un exemple particulier de ce que doit être la participation, avant même que celle-ci soit définie et que la possibilité en soit établie. L’exemple du pêcheur à la ligne nous montre ce que doit être la dichotomie qui divise un genre en deux parties opposées, puis l’une d’elles, celle qu’on a inscrite à droite en deux autres parties opposées, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on trouve la définition cherchée. Appliquant cette méthode à l’Idée du Sophiste, Platon montre que le Sophiste appartient à un grand nombre de genres différents. Il est un chasseur salarié d’hommes jeunes et riches, un trafiquant des connaissances qui se rapportent à l’âme, un débitant en détail, puis un vendeur de première main de ces mêmes connaissances, un athlète s’exerçant dans l’art de discuter, un purificateur de l’âme qu’il débarrasse de ce qui s’oppose à l’acquisition de la science, enfin un faiseur de simulacres. Il participe donc à plusieurs Idées. Nous voyons par cet exemple comment un même être peut réunir les qualités les plus distinctes, comment plusieurs genres se confondent en lui ; mais, arrivé à cette dernière définition, fabricant de fantômes ou de simulacres, Platon se trouve brusquement arrêté. Un simulacre représente ce qui n’est pas, il est faux et mensonger, il implique l’erreur ; mais l’erreur est impossible, car dire ce qui n’est pas, ce serait ne rien dire. C’est un axiome incontesté dans l’école de Parménide et accepté par tous les contemporains, que jamais on ne comprendra que ce qui n’est pas est. Ce qui n’est pas ne saurait donc en aucune façon être exprimé. Dans une discussion qui rappelle celle du Parménide, l’étranger Éléate montre qu’on ne saurait sans se contredire attribuer au non-être l’unité ou la pluralité (238, C), l’être au non-être, et que cependant on le lui attribue par le fait même qu’on lui donne un nom ou qu’on en parle. En lui-même il échappe à la science, à l’opinion, au langage : comment donc dire que le Sophiste exprime ce qui n’est pas ? Tel est l’asile ténébreux et inviolable où se réfugie le Sophiste et d’où il défie ironiquement tous ses contradicteurs qui ne sauraient avoir aucune prise sur lui.

Toute cette dialectique nous étonne un peu aujourd’hui, et nous avons de la peine à comprendre l’importance que Platon y attache. Il faut songer cependant que la formule du principe d’identité donnée pour la première fois par Parménide avait fortement saisi les esprits et s’était imposée à tous ; c’est l’acte par lequel la raison humaine prenait en quelque sorte possession d’elle-même et affirmait la loi suprême de la pensée. Il n’est donc pas surprenant que l’esprit subtil et ingénieux des Grecs se soit d’abord attaché à la rigueur de cette formule et ait écarté comme suspect tout ce qui paraissait la mettre en doute. Ce fut précisément l’œuvre de Platon d’indiquer pour la première fois les limitations et les restrictions nécessaires, et, en déterminant le vrai sens du principe, d’en proscrire les abus ou les applications erronées. C’était une entreprise difficile que de démontrer l’existence du non-être : les termes de cette formule semblent exprimer une contradiction. C’est ce que Platon indique dès le début lorsque l’étranger Éléate prie Théétète de ne pas le considérer comme un parricide (241, D) ; le disciple de Parménide, tout en professant un grand respect pour son maître, va en effet porter la main sur la maxime qu’il ne cessait de répéter, prouver contre lui que le non-être est en quelque manière, et que l’être en quelque manière n’est pas. « Il est nécessaire que, pour nous défendre, nous soumettions à l’épreuve la maxime de notre père Parménide et que nous établissions par force que le non-être est sous quelque rapport et que, d’autre part, l’être en quelque manière n’est pas » : τὸν τοῦ πατρὸς Παρμενίδου λόγον ἀναγκαῖον ἡμῖν ἀμυνομένοις ἔσται βασανίζειν, καὶ βιάζεσθαι τὸ τε μὴ ὂν ὠς ἔστι κατά τι καὶ τὸ ὂν αὖ πάλιν ὡς οὐκ ἔστι πῃ.

Cette démonstration présente naturellement de très grandes difficultés. En effet, il est bien impossible qu’on démontre déductivement l’existence du non-être, ou qu’on fasse sortir le non-être de l’être ou l’être du non-être. Il faut cependant, si l’on veut donner une preuve, trouver des raisons qui contraignent l’esprit et s’imposent à lui. Il s’agit de trouver une démonstration en dehors des conditions mêmes de la démonstration. Aussi la méthode employée par Platon est-elle indirecte et la contrainte qu’il prétend imposer à l’esprit de ses contradicteurs n’est-elle pas d’ordre purement logique. Il accorde momentanément à ses adversaires, et il le faut bien, que l’Idée du non-être présente d’insurmontables difficultés, et il la laisse d’abord de côté. Mais il prouve ensuite que l’Idée de l’être est exactement dans le même cas, et, quand on l’examine de près, donne lieu à d’inextricables contradictions. On ne peut cependant abandonner l’une et l’autre, car ce serait renoncer à toute affirmation, à toute science, à toute philosophie. Il faut donc se résigner à les admettre l’une et l’autre malgré leurs difficultés, faire comme les enfants qui, lorsqu’on leur donne à choisir entre deux choses, les prennent toutes deux. Bref, il faut affirmer la réalité du non-être comme celle de l’être et passer outre à toutes les protestations que ne manqueront pas de faire entendre les adversaires. Ce point établi, toutes les autres difficultés se résoudront en quelque sorte d’elles-mêmes.

Voici maintenant le résumé de la critique à laquelle Platon soumet l’Idée de l’être. Les philosophes antérieurs en ont pris à leur aise avec la question de la nature de l’être : les uns admettent trois êtres, tantôt en guerre, tantôt en paix les uns avec les autres ; un autre, deux seulement, le sec et l’humide, ou le chaud et le froid. Selon Parménide et son école, il n’y a qu’un seul principe, un seul être. Enfin les Muses d’Ionie et de Sicile déclarent l’être à la fois un et multiple, soit que l’être s’opposant à lui-même s’accorde toujours avec lui-même, soit que l’Amour et la Discorde interviennent tour à tour pour rétablir l’unité.

Toutes ces formules paraissent claires : elles ne le sont pas si on les examine de près, elles sont même aussi obscures que la notion du non-être. En effet, quand on dit par exemple que le chaud et le froid sont deux êtres, le mot être désigne-t-il un nouveau principe ? Il y en a alors trois et non plus deux ; désigne-t-il au contraire un des deux êtres ? alors il n’y en a plus qu’un ; l’être appartient-il à tous les deux ? alors encore ils ne font qu’un. Il faut adresser une question analogue aux partisans de l’unité : on demandera ainsi à Parménide si, en disant que l’un est, il entend ou non que l’un est la même chose que l’être. Dans le deuxième cas il y aura deux noms pour une même chose, et on retombera dans la pluralité ; dans le premier il faudra dire que le nom n’est le nom de rien, ou qu’il est le nom d’un nom, et il y aura encore dualité. La discussion qui s’engage ici, et qui est expressément dirigée contre le chef de l’école d’Élée, rappelle de très près celle du Parménide (244, F ; 245, A) ; elle n’en est, à vrai dire, qu’un abrégé et semble même se terminer par une allusion directe à ce dialogue. Si on entend l’unité au sens absolu, c’est-à-dire sans participation a l’être, elle sera absolument indivisible, n’aura point de parties ; elle ne sera pas un tout ; elle n’aura ni commencement, ni milieu, ni fin ; elle n’aura aucune quantité. Mais il ne faudra pas dire alors, comme le fait Parménide, que l’être est une sphère bien arrondie dont toutes les extrémités sont à égale distance du centre, et qu’il est un tout ; du moins si on affirme de l’un toutes ces déterminations, c’est qu’on le considère non plus en lui-même, mais en tant que participant à l’être. Rien alors, en effet, n’empêche que l’un ait des parties et qu’il soit un tout ; mais en s’exprimant ainsi, en disant que l’un n’a que l’unité d’un tout, et non plus comme tout à l’heure l’unité absolue, il ne faut pas se dissimuler qu’on lui refuse quelque chose qui appartient cependant à l’être, on le limite et on le restreint ; bref on affirme en quelque manière qu’il n’est pas, puisqu’il lui manque quelque chose. Nous voilà donc obligés, si nous voulons donner un sens à la formule de Parménide, de dire que l’être n’est pas, et nous sommes ainsi en formelle contradiction avec nous-mêmes et avec lui.

D’autres difficultés surgissent si, au lieu de considérer ceux qui regardent l’être comme un ou multiple, on s’attache à ceux qui le définissent comme corporel ou incorporel. Les fils de la terre, et par là il faut entendre probablement les partisans de Démocrite, ne reconnaissent comme existant que ce qu’ils peuvent percevoir à l’aide de leurs sens, voir de leurs yeux ou presser de leurs mains ; on leur demandera cependant si l’âme, la justice, la sagesse sont des corps. Ils répondront peut-être affirmativement en ce qui concerne l’âme, mais ils n’oseront pas dire que les vertus soient visibles ou tangibles. Il faut pourtant qu’elles soient quelque chose, puisqu’elles sont des qualités dont la présence ou l’absence modifie la nature des âmes. Dès lors, si on attribue l’être à autre chose que le corps, il faudra dire ce qu’est cet être, et Platon leur propose d’accorder provisoirement (et il fait la même réserve pour lui-même) que l’être est tout ce qui est capable de produire ou de subir une action, une puissance.

En opposition complète avec les précédents, d’autres philosophes, que Platon désigne seulement par ce mot : « amis des Idées (248, A) », soutiennent que l’être est incorporel : leurs raisonnements réduisent en poussière cette réalité corporelle que les fils de la terre croyaient saisir : il n’existe que des formes incorporelles et purement intelligibles. Ils distinguent le monde du devenir, connu par la sensation, et le monde intelligible, que seule peut atteindre la raison. Nous ne discuterons pas ici la question de savoir quels sont ces philosophes « amis des Idées » ; on a cru longtemps qu’il s’agissait des Mégariques : c’est une opinion qu’il est bien difficile de soutenir après la critique de Gomperz. Il ne l’est pas moins d’admettre avec cet historien qu’il s’agit de Platon lui-même dans sa première manière : on verra tout à l’heure pourquoi. Laissons de côté cette question, si intéressante qu’elle soit, puisque, après tout, elle est en dehors du problème purement dialectique que nous essayons d’éclaircir. Quels qu’ils soient, ces philosophes refusent d’admettre la définition de l’être qui vient d’être posée : ils veulent bien accorder que tout ce qui devient agit ou pâtit, mais quand il s’agit de l’être lui-même ou des Idées, il n’en est plus de même, car les Idées sont absolument immuables. Cependant ils accordent que l’âme connaît le devenir par les sens et l’être par la raison : cette communication n’implique-t-elle pas une action et une passion ; si l’âme connaît, ne faut-il pas qu’il y ait quelque chose qui soit connu ? si l’être est connu, ne faut-il pas, par là même, qu’il subisse une passion et par conséquent soit en mouvement ? Vient ensuite un nouvel argument ; mais ici il nous faut interrompre cette analyse pour essayer d’éclaircir un passage bien obscur qui a donné lieu aux controverses les plus graves, et dont l’importance est capitale non seulement pour la question qui nous occupe, mais pour l’interprétation du platonisme tout entier. — Voici d’abord le texte de ce passage : « Mais quoi, par Jupiter ! nous laisserons-nous facilement persuader qu’en réalité à l’être absolu, τῷ παντελῶς ὄντι, n’appartiennent ni le mouvement, ni la vie, ni l’âme, ni l’intelligence ; mais que, auguste et vénérable, dépourvu de pensée, il est immobile et toujours en repos (248, E) ? » Il est tout naturel de penser que l’être absolu, τὸ παντελῶς ὄν, dont parle ici Platon, désigne les Idées : et par là on a été amené à conclure que Platon attribue aux Idées le mouvement, l’intelligence, la vie et même, comme l’exige le texte, une âme, car l’intelligence est inséparable de l’âme. Ed. Zeller invoque ce passage en même temps qu’un texte du Philèbe pour soutenir que les Idées, selon Platon, sont des causes actives ou efficientes. D’autres interprètes, et c’est le plus grand nombre, refusant d’étendre une telle assertion aux Idées en général, ont tiré du Sophiste cette conclusion grave : que Platon, au moment où il écrit ce dialogue, modifie sa première philosophie et la remplace par une conception toute nouvelle. C’est ainsi que Lutoslawski prétend que dans la dernière philosophie de Platon les idées ne sont plus des réalités transcendantes, mais de simples concepts. D’autres, enfin, sans aller aussi loin, admettent qu’il y a eu une évolution dans la pensée de Platon et que les Idées lui apparaissent désormais sous un tout autre aspect que dans sa philosophie antérieure. Si l’on entend comme on le fait d’ordinaire le texte du Sophiste, il faut indubitablement soutenir que les Idées de Platon sont, non seulement des causes actives, mais des intelligences ou des âmes ; en d’autres termes, que Platon soutient déjà avant Aristote la thèse que défendront plus tard Plotin et les Alexandrins. Mais, pour affirmer une conclusion aussi grave, il faudrait sans doute autre chose qu’un texte unique, dont l’interprétation, d’ailleurs, est fort sujette à caution. Remarquons, en outre, que la manière dont Platon parle des Idées dans un dialogue incontestablement postérieur au Sophiste, comme le Timée, ne diffère pas beaucoup des termes qu’il emploie dans ses ouvrages antérieurs au Sophiste ; il faut bien de la subtilité ou du parti-pris pour découvrir une différence. Peut-être toutes les difficultés soulevées à ce sujet disparaissent-elles si on serre de près et si on interprète exactement la page (248, E) du Sophiste. Ces mots « l’être absolu » (τὸ παντελῶς ὄν) ne désignent pas directement les Idées ou le monde intelligible. Surtout ils ne s’appliquent pas nécessairement à toutes les Idées en particulier. La vraie traduction n’est peut-être pas, comme on l’admet d’ordinaire, « l’être absolu » ou « l’être en soi », mais « l’être total », « l’être complet », l’être qui embrasse et contient en même temps toutes les « réalités », c’est-à-dire toutes les Idées, et il y a, même dans le monde intelligible, autre chose que les Idées, s’il est vrai que, selon Platon, l’intelligence et l’âme, malgré leur parenté étroite avec les Idées, en sont cependant distinctes. C’est de l’être ainsi entendu qu’il a été question dans toute la discussion précédente, et de même que l’être désignait tout à l’heure le chaud ou le froid, l’un ou le multiple, le corporel ou l’incorporel, il désigne ici toutes les réalités sans distinguer entre elles. Ainsi encore un peu plus haut, examinant les rapports de l’être et du tout[1] (τὸ ὃλον), il fait voir que si l’être n’est pas un tout, il y a quelque chose, le tout, qui existe en dehors de l’être. Par suite l’être est incomplet, il se manque à lui-même, puisqu’il laisse quelque chose en dehors de lui. [Καὶ μὴν ἐάν γε τὸ ὂν ᾖ μὴ ὅλον διὰ τὸ πεπονθέναι τὸ ὑπ’ ἐκείνου πάθος, ᾖ δὲ αὐτὸ τὸ ὅλον, ἐνδεὲς τὸ ὃν ἑαυτοῦ ξυμβαίνει (245, C).] La preuve que Platon l’entend bien ainsi, c’est que, quand la discussion prend fin, nous voyons reparaître les expressions : le tout et l’être.

On voit par là que Platon, comme Parménide lui-même et tous les autres philosophes qui ont parlé de l’être, a toujours en vue l’être total ou l’ensemble de l’univers. Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur la signification des mots ποιεῖν, πάσχειν, κινεῖν et κινεῖσθαι. Apelt, dans son excellente édition du Sophiste (p. 151, note 10), remarque avec beaucoup de raison que Platon n’exprime pas exactement sa véritable pensée. Il ne croit pas en réalité que ποιεῖν désigne une action véritable ou πάσχειν une passion[2]. Les Idées qu’il déclare passives et mobiles en tant qu’elles sont connues sont en réalité impassibles et immuables. Mais il se conforme ici à l’usage de la langue : il affirme que l’être est passif en tant que connu et actif en tant que connaissant, parce que les deux verbes sont l’un actif, l’autre passif, c’est-à-dire contraires. La preuve qu’il s’agit ici d’une vue toute provisoire et extérieure, c’est, indépendamment des raisons invoquées par Apelt, qu’un peu plus haut (247, E), définissant l’être par la puissance d’agir ou de pâtir, Platon s’est réservé le droit d’exprimer ailleurs une autre opinion : ἴσως γὰρ ἂν εἰς ὕστερον ἡμῖν τε καὶ τούτοις ἕτερον ἄν φανείη. En supposant même qu’on prenne ces termes au sens littéral, il s’agirait non pas d’une causalité efficiente et active au sens ordinaire du mot, mais d’une causalité purement idéale, restreinte uniquement à l’acte de connaître ou d’être connu. On n’aurait pas le droit de conclure que les Idées en général sont des causes actives. De plus il s’agit ici non d’identification, mais de participation, c’est ce qu’atteste avec évidence l’expression παρεῖναι, qui désigne la présence d’un attribut et non pas l’identité du sujet et de l’attribut : le même mot est employé dans le Phédon pour exprimer la simple participation. Par là Platon entend que l’être dont on parle ne s’identifie pas entièrement avec les attributs qu’on affirme de lui, mais s’unit seulement à eux : « unir sans confondre », voilà précisément ce qui constitue la participation. L’être, dit en propres termes Platon quelques lignes plus loin, participe au mouvement et au repos si étroitement qu’il doit être nécessairement ou en mouvement ou en repos. Cependant on peut reprendre ici l’argument déjà invoqué à propos du chaud et du froid et montrer que l’être ne se confond ni avec le mouvement ni avec le repos, puisque, alors, ces deux contraires irréductibles, le mouvement et le repos, se confondraient en tant qu’identiques à l’être. Tout en participant du mouvement et du repos, l’être est donc une troisième chose ; il est à part : le mouvement et le repos ne résultent pas de sa nature, ils s’y ajoutent. Le lien qui les unit est, comme nous dirions aujourd’hui, un lien synthétique et non analytique. La formule platonicienne signifie donc, non pas, comme on l’entend si souvent, que l’Idée désignée par le mot « être » est douée par elle-même ou essentiellement de mouvement, d’âme, de sagesse et d’intelligence, mais simplement que l’être, pris en général, participe au mouvement, à l’intelligence, à la vie et à la pensée, qu’on peut en affirmer tous ces attributs, ou en d’autres termes qu’il pense, qu’il vit et qu’il connaît. Le même texte signifie aussi que le mouvement, l’intelligence, l’âme et la pensée ne sont pas exclus de l’être total, maintenus en dehors de lui comme le voudrait la thèse soutenue par les amis des Idées ; mais qu’ils sont aussi des réalités, qu’ils existent et font partie non seulement du monde sensible, mais encore du monde réel ou intelligible ; et c’est encore ce qu’attestent les expressions mêmes de Platon (249, B) : Καὶ τὸ κινούμενον δὴ καὶ κίνησιν συγχωρητέον ὣς ὄντα.

La doctrine que soutient ici l’auteur du Sophiste n’implique donc à aucun degré l’abandon de la théorie des Idées, ni même une modification à cette théorie. Les Idées prises en elles-mêmes sont toujours ce qu’elles sont dans tous les dialogues, séparées et immuables, mais elles peuvent aussi sous un autre point de vue se rapprocher et se mêler. Il est surprenant qu’on ait pu se méprendre sur ce point si l’on fait attention que dans le texte même dont il s’agit Platon affirme, comme partout, que la connaissance suppose deux conditions : un objet immuable qui est connu (τὸ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαὺτως καὶ περὶ τὸ αὐτὸ δοκεῖ σοὶ χωρὶς στάσεως γενέσθαι ποτ' ἂν ; Οὐδαμῶς. — 249, B. C), et la connaissance même qui est un mouvement, et qu’il faut combattre avec une égale ardeur, si on veut sauver la science, ceux qui disent que tout est en mouvement et ceux qui disent que tout est en repos ; il ne s’agit donc pas d’abandonner la thèse suivant laquelle il y a des choses absolument en repos. En pénétrant dans le monde réel, le mouvement et l’âme n’altèrent pas la nature des Idées. Enfin ce qu’il a voulu prouver par là, c’est que l’être, pris dans son ensemble, participe au non-être ; en d’autres termes, introduire le mouvement et la pensée dans le monde réel comme l’exige le sens commun, c’est, qu’on le veuille ou non, introduire un élément de contradiction ; et ainsi se vérifie cette assertion si souvent répétée par Platon : que l’idée de l’être ne présente pas moins de difficulté que l’idée du non-être, et c’est ce que nous avons déjà rencontré dans l’analyse du Parménide.

Nous pouvons maintenant revenir à la question principale et continuer à chercher la nature du Sophiste. Ni le repos ni le mouvement ne résultent de la nature de l’être ; cependant il faut de toute nécessité que l’être soit en repos ou en mouvement, car c’est un point sur lequel Platon ne transige pas : il n’y a pas de milieu entre ces deux termes. Quelle que soit la difficulté que présente une telle affirmation, on ne doit donc pas hésiter à considérer l’être comme pouvant s’unir au repos et au mouvement, ou comme participant à l’un et à l’autre. On osera donc affirmer du même être plusieurs choses, lui donner plusieurs noms, dire par exemple que l’homme est bon et qu’il a encore d’autres qualités ; ou encore qu’il est à la fois un et plusieurs : on ne se laissera pas arrêter par les chicanes de ceux qui voient là des contradictions. Seulement, de ce que certains genres peuvent s’unir entre eux, il ne s’ensuit pas que tous le puissent ; et dans un passage que nous avons déjà cité, Platon démontre qu’à côté des genres qui peuvent s’unir à d’autres, il en est quelques-uns qui résistent à toute combinaison. Quelques-uns peuvent s’unir à tous, quelques-uns s’accordent seulement avec un petit nombre. Distinguer ces différentes classes, voilà l’objet de la science supérieure, de la dialectique. C’est là qu’on trouvera le Philosophe lorsqu’on le cherchera ; mais il s’agit d’abord d’en finir avec le Sophiste.

Il ne saurait être question d’examiner en détail toutes les Idées qui peuvent s’accorder les unes avec les autres et de résoudre tous les problèmes qui sont l’objet de la dialectique. Mais on peut du moins examiner quelques-unes des Idées les plus hautes et se rendre compte de leurs rapports entre elles.

Nous voici arrivés à la théorie des cinq genres : l’être, le mouvement, le repos, le même et l’autre, si obscure et si abstraite, qui est le point culminant de toute cette discussion et, on peut le dire sans exagération, la clef de voûte de tout le système platonicien. Essayons d’indiquer nettement (254, G sqq.), les divers moments de cette subtile démonstration.

D’abord Platon établit que les cinq genres sont irréductibles l’un à l’autre. L’être peut s’unir au mouvement et au repos, car ils sont tous deux, mais il ne se confond ni avec l’un ni avec l’autre, car s’il était identique à l’un d’eux, le mouvement et le repos ne feraient qu’un (254, D ; 254, E) et Platon nous a déjà deux ou trois fois affirmé (254, A, et 251, E, 252, D) que ces deux termes ne sauraient se confondre.

Ces trois genres étant distincts, chacun d’eux est le même que lui-même et autre que les autres ; voilà donc deux genres nouveaux, le même et l’autre. Ils sont différents du mouvement et du repos, car ce qu’on affirme en commun du mouvement ou du repos ne saurait se confondre avec l’un d’eux sans que tous deux devinssent identiques. De même l’être diffère du même, car s’il se confondait avec lui, le mouvement qui participe de l’être se confondrait avec le même, ce qu’on vient de montrer impossible. Enfin l’être diffère de l’autre, car l’autre est une Idée essentiellement relative : si on proclamait l’identité de l’être et de l’autre il s’ensuivrait que rien n’est jamais en soi ou qu’il n’y a point d’être (254, E ; 255, B). Seulement il faut ajouter que l’autre se trouve répandu en toute chose, chaque être étant autre que les autres (255, B). Quoique l’être ne soit jamais autre par sa nature, il l’est toujours par le fait qu’un être est distinct d’un autre, si bien que l’Idée de l’autre a autant d’étendue que l’Idée de l’être. Il y a donc bien cinq genres irréductibles et il ne saurait y en avoir moins.

On remarquera que le nerf de cette argumentation est l’irréductibilité du mouvement au repos. Bien loin donc, comme on l’a dit quelquefois, de déduire les cinq premiers genres ou de les faire sortir de l’idée de l’être, Platon les pose dès le début comme essentiellement différents les uns des autres. De cette distinction des genres entre eux résulte une importante conséquence : c’est que malgré l’union ou la participation dont nous avons tant de fois parlé, chacun d’eux renferme un élément d’opposition et d’altérité ; par suite ils présentent tous des caractères opposés. Chacun d’eux est en lui-même et participe de son contraire, sauf le mouvement et le repos ; en effet, le mouvement est autre que le repos, Platon l’a déjà plusieurs fois affirmé. Participe-t-il aussi du repos ? Il y a ici un passage assez embarrassant pour que Schleiermacher ait cru que le texte de Platon était incomplet, et il n’a pas hésité à ajouter quelques lignes pour rétablir le véritable sens. Cette correction n’est peut-être pas indispensable ; mais il faut avouer qu’il y a dans la formule de Platon une ellipse assez forte. « Si, dit-il, le mouvement participait au repos et le repos au mouvement, nous ne devrions pas plus nous faire scrupule à dire qu’il y a un mouvement stable et un repos mouvant que nous n’hésiterons tout à l’heure à dire que le mouvement est à la fois et qu’il n’est pas le même ; qu’il est à la fois et qu’il n’est pas l’être[3]. » Mais c’est précisément ce qu’il refuse d’admettre pour des raisons antérieurement indiquées ; ce qui prouve qu’il l’entend ainsi, c’est qu’il répète à plusieurs reprises que le mouvement et le repos sont absolument opposés, et nous avons vu tout à l’heure que cette opposition est le nerf de toute la démonstration précédente. Tandis que trois genres, l’être, le même et l’autre sont, malgré leur différence, de ceux qui peuvent se combiner entre eux, le mouvement et le repos sont du nombre des genres incommunicables ; entre eux il n’y a pas une opposition de contrariété, mais une opposition contradictoire. Il suffit d’ailleurs, pour la démonstration présente, d’avoir rappelé que le mouvement est autre que le repos.

De même le mouvement est le même que le même et il n’est pas le même ; il est le même si on considère sa nature ou sa définition ; il n’est pas le même puisqu’il change toujours. Il ne faut pas s’effrayer de cette contradiction, puisque c’est sous des rapports différents que les contraires sont affirmés. De même il est et il n’est pas autre que l’autre. Autre que le repos, le même et l’autre, le mouvement pour les mêmes raisons est autre que l’être, quoiqu’il soit. En d’autres termes, il est et il n’est pas ; il y a en lui beaucoup d’être et beaucoup de non-être, et comme les genres participent à l’autre ainsi qu’on l’a vu, puisque chacun d’eux est autre que les autres, ils participent tous aussi du non-être.

En posant la réalité du genre de l’autre, nous avons donc posé la réalité du non-être ; et comme la nature de l’autre, ainsi qu’on l’a vu, s’étend aussi loin que celle de l’être, et qu’elle est répandue en toutes choses, il y a partout du non-être à côté de l’être. Tout être est en lui-même, mais étant autre que tous les autres, il n’est pas autant de fois qu’il y a des êtres autres que lui : ainsi se trouve démontrée l’existence du non-être. Platon emploie des expressions singulièrement fortes pour affirmer cette réalité du non-être. Il a sa nature propre. Il est même un genre ou une Idée. Sa réalité n’est en aucune façon inférieure à celle de l’être lui-même. 258, B : δεῖ θαρροῦντα ἤδη λέγειν ὅτι τὸ μὴ ὂν βεβαίως ἔστι τὴν αὐτοῦ φύσιν ἔχον,… ἐνάριθμον τῶν πολλῶν ὄντων εἶδος ἕν ; … 258, D : Ἡμεῖς δέ γε οὐ μόνον ὡς ἔστι τὰ μὴ ὄντα ἀπεδείξαμεν, ἀλλὰ καὶ τὸ εἶδος ὃ τυγχάνει ὂν τοῦ μὴ ὄντος ἀπεφηνάμεθα… ἔστιν ὄντως τὸ μὴ ὄν.. Il faut entendre seulement que le non-être n’est pas le contraire absolu de l’être ; — Platon déclare expressément qu’il laisse entièrement de côté le non-être absolu ou la contradiction de l’être (258, E) ; il s’agit donc d’un être autre que l’être ; le non-être ce n’est pas le néant, mais l’autre. Tout ceci peut s’expliquer par des exemples : le non-beau n’est pas un pur néant, c’est quelque chose de réel, différent du beau ; le non-grand n’est pas la négation de la grandeur, mais quelque chose d’autre puisqu’il désigne aussi bien le moyen que le petit. « Les choses précédées d’une négation sont donc tirées de la nature des êtres ; elles sont tout aussi réelles que les êtres mêmes dont elles sont la négation (257, C). » En d’autres termes, le non-être existe au même degré que l’être. La nature de l’autre, comme celle de l’être, répandue en toutes choses, se subdivise en une multitude de parties dont chacune est réelle comme elle. Ainsi se trouve démontrée dialectiquement cette existence du non-être qui apparaissait tout d’abord comme un scandale. Nous voilà bien loin de la maxime de Parménide : non seulement nous avons prouvé que le non-être est, mais nous avons dit ce qu’il est. Le problème posé par le Sophiste est donc résolu.

Platon reconnaît d’ailleurs que sa démonstration n’est pas entièrement satisfaisante ; il sent bien ce qu’elle a de détourné et de violent, mais il s’en contente faute de mieux et il attend qu’on le réfute (259, A) : c’est ce que personne n’a tenté. Bien loin de là, la solution qu’il a donnée du problème s’est imposée à l’esprit humain, et la difficulté sera désormais considérée dans la philosophie grecque comme définitivement tranchée.

L’existence du non-être une fois établie, toutes les difficultés que nous avons rencontrées sur notre route deviennent aisées à résoudre. D’abord la question si controversée de l’erreur se rattache étroitement à celle du non-être. Le discours ou la proposition sont quelque chose de réel : comme tels ils contiennent de l’être et du non-être. Pas plus quand il s’agit du discours que quand on parle de l’être, on ne peut considérer les éléments dont il se compose comme isolés et indépendants les uns des autres. Une série de noms, une série de verbes n’offrent pas de sens et ne constituent pas un discours : il est nécessaire d’unir les uns avec les autres comme nous avons vu tout à l’heure qu’il est nécessaire d’unir les genres entre eux. Mais dans les deux cas cette combinaison peut être ou ne pas être correcte. Elle sera correcte si on dit par exemple : Théétète est assis ; elle ne le sera pas si l’on dit : Théétète vole. En exprimant ce dernier discours, on dit quelque chose puisqu’on parle de Théétète, et voilà ce qui donne satisfaction à l’objection du Sophiste, mais on dit quelque chose qui n’est pas, c’est-à-dire autre chose que ce qui est, et cela est possible, puisque le non-être ne diffère pas de l’autre. Le Théétète avait prouvé que l’erreur ne consiste pas dans la simple méprise, c’est-à-dire à confondre une chose avec une autre, ce qui est toujours impossible ; elle consiste à unir d’une manière incorrecte une chose avec une autre. L’erreur ne se produit jamais dans la connaissance directe d’une idée ou d’une chose, mais seulement dans la combinaison ou la synthèse de deux idées ou de deux choses, et cette proposition est devenue par la suite une vérité banale ou un axiome évident. La possibilité de l’erreur une fois établie, il s’ensuit qu’il peut y avoir un art de fabriquer des simulacres ou des fantômes, et ainsi la définition du Sophiste proposée tout à l’heure se trouve justifiée.

L’existence de l’erreur n’est pas la seule difficulté que résoud l’argumentation du Sophiste ; Platon indique en passant, d’une manière indirecte et par allusion, la solution de tous les problèmes antérieurement posés.

Nous avons déjà montré, en terminant l’étude du Parménide, comment la dernière et la plus grave des objections soulevées par ce dialogue, c’est-à-dire l’impossibilité de la participation, disparaît si on admet que la communication des genres est soumise à certaines règles, et qu’il appartient à une science supérieure, la dialectique, de déterminer dans quel cas elle est légitime, dans quel cas elle ne l’est pas. On trouve encore disséminée dans le Sophiste, mais toujours dérivée du même principe, la réponse aux principales objections suscitées par le Parménide. Nous avons signalé les textes de ce dernier dialogue où Platon, après avoir exposé l’objection relative à la science divine et à la science humaine, insiste à deux reprises sur l’idée que cette objection n’est pas insoluble pour une science plus parfaite et plus profonde que celle du jeune Socrate. Ne trouve-t-on pas l’explication de la diversité des sciences distinctes de la science unique dans le passage (257, C), où il est dit que l’idée de l’autre étant répandue en toutes choses et les parties de l’autre ayant chacune son existence, il en est de même de la science qui se trouve ainsi être à la fois une et multiple : Ἡ θατέρου μοι φύσις φαίνεται κατακεκερματίσθαι καθάπερ ἐπιστήμη. — Ηὤς ; — Μία μὲν ἐστί που καὶ ἐκείνη, τὸ δ’ἐπὶ τῳ γιγνόμενον μέρος αὐτῆς ἕκαστον ἀφορισθὲν ἐπωνυμίαν ἴσχει τινὰ ἑαυτῆς ἰδίαν· διὸ πολλαὶ τέχναι τ’εἰσὶ λεγόμεναι καὶ ἐπιστῆμαι.

Il est difficile de ne pas rapprocher de ces passages les lignes suivantes du Sophiste, lorsque Platon a défini le dialectique (253, E) : « Par Jupiter ! sommes-nous tombés à notre insu dans la science des hommes libres et se peut-il bien qu’en cherchant d’abord le sophiste nous ayons trouvé le philosophe ?… Diviser en genres et ne pas prendre la même espèce pour différente, ni pour la même celle qui est différente, ne dirons-nous pas que c’est la fonction de la science dialectique ? » On ne peut guère douter qu’en s’exprimant ainsi Platon se flatte d’avoir découvert la science universelle, le point de vue supérieur où toutes les difficultés apparaissent comme résolues, les énigmes comme éclaircies.

Un des caractères qui distinguent le Sophiste du Parménide, c’est qu’il n’y est plus question de la participation du monde sensible aux idées, mais seulement de la participation des idées entre elles. C’est ce que nous avons vu en étudiant les cinq genres les plus élevés, c’est ce que montre encore le passage qui suit immédiatement celui que nous venons de citer : « Ainsi l’homme capable de faire cela distingue comme il convient une seule Idée répandue dans une multitude d’autres qui existent chacune séparément et beaucoup d’autres différant les unes des autres, mais enveloppées dans une seule Idée qui en diffère, et encore une Idée commune à toutes les autres et gardant cependant son unité ; enfin d’autres entièrement distinctes les unes des autres : Οὐκοῦν ὅ γε τοῦτο δυνατὸς δρᾷν μίαν ἰδέαν διὰ πολλῶν, ἑνὸς ἑκάστου κειμένου χωρίς, πάντη διατεταμένην ἱκανῶς διαισθάνεται, παὶ πολλὰς ἕτερας ἀλλήλων ὑπὸ μιᾶς ἒξωτεν περιεχομένας καὶ μίαν αὖ δι’ ὅλων πολλῶν ἐν ἑνὶ ξυνημμένην, καὶ πολλὰς χωρὶς πάντη διωρισμένας. C’est là ce qui s’appelle savoir discerner parmi les genres ceux qui peuvent entrer en communauté les uns avec les autres et ceux qui ne le ne peuvent pas » 253, D[4]).

Montrer comment une même idée, sans cesser d’être elle-même, peut être présente dans une multitude d’autres, c’est la participation même, et c’est l’objet de la dialectique. Quand on a résolu cette question, on n’a plus besoin de savoir si les Idées se divisent entre les choses à la manière d’un voile qui couvre plusieurs hommes ou à la manière de la lumière solaire qui reste unique en éclairant toutes choses ; on n’a plus même à se poser la question de savoir si les choses sensibles sont unies aux Idées par un rapport de ressemblance ; l’objection du troisième homme perd toute sa portée. Les rapports entre les choses et les Idées sont sans doute les mêmes que ceux des Idées entre elles. Aristote aurait bien dû s’en souvenir quand il insiste si complaisamment sur l’objection du troisième homme.

La seconde difficulté du Parménide, celle qui est relative à l’existence d’Idées correspondant aux choses les plus misérables et les plus viles, est résolue en passant dans le texte du Sophiste où Platon explique la division des genres (227, B) : « Dans le but de connaître l’esprit de tous les arts, notre méthode cherche à voir ceux qui sont de la même famille ou d’une famille différente, et elle les tient tous dans une égale estime. Lorsqu’il y en a qui se ressemblent, elle ne juge pas les uns plus ridicules que les autres, et en fait de chasse, elle ne regarde pas l’art de détruire les hommes à la guerre comme plus noble que l’art de détruire les poux, mais elle croit qu’il donne plus de variété. »

Rappelons enfin la première question posée par Socrate au début du Parménide, à laquelle, avec l’approbation souriante de ses deux interlocuteurs, il attache la plus haute importance, celle qui domine en quelque sorte tout le dialogue et que Platon considère comme si essentielle qu’il y revient encore dans le Philèbe : « Si quelqu’un commençait par distinguer et séparer les Idées absolues des choses dont je viens de parler, telles que la ressemblance et la dissemblance, l’unité et la pluralité, le repos et le mouvement et toutes les autres Idées pareilles, et qu’ensuite il démontrât qu’elles peuvent être mêlées les unes avec les autres et séparées les unes des autres, je serais frappé d’étonnement, Zénon… Ce que j’admirerais encore davantage, ce serait si quelqu’un pouvait me montrer que cette difficulté, se trouvant impliquée sous toutes les formes dans les Idées elles-mêmes, existe pour les choses purement intelligibles comme vous avez montré qu’elle existe pour les choses visibles. » C’est la question même qui est résolue dans le Sophiste par toute la discussion relative au non-être, et dont Platon présente triomphalement la solution dans le texte que nous venons de citer.

Telle est, dans ses grandes lignes, la théorie de la participation qui se dégage du Parménide et du Sophiste ; elle présente sans doute encore bien des difficultés. Il est regrettable que Platon ne l’ait pas traitée avec plus de développement dans ses dialogues, et nous serions curieux de savoir comment il complétait ces brèves indications dans l’enseignement qu’au témoignage d’Aristote il donnait en particulier à ses disciples. Tels qu’ils sont, les deux dialogues nous permettent de nous faire une idée de la partie la plus haute du platonisme. Tous les problèmes relatifs à l’être se réduisent à un seul, qui est : le rapport des Idées entre elles et surtout des Idées les plus hautes, celles auxquelles participe tout ce qui existe, en dehors desquelles rien ne peut exister ni être conçu.

Les cinq genres du Sophiste, nous avons eu l’occasion de le remarquer, sont distincts les uns des autres, irréductibles entre eux, quoiqu’il y ait entre eux rapports nécessaires et que l’un appelle l’autre ; le lien qui les unit est un lien synthétique ; ils ne sont pas déduits d’un principe unique comme des conséquences implicitement conçues dans un même principe par un raisonnement de nature syllogistique fondé sur le principe d’identité. C’est plutôt contre les applications abusives de ce principe qu’est dirigée toute la polémique platonicienne ; c’est en réalité l’idée de relation ou de relativité que Platon introduit dans les plus hautes spéculations et qu’il substitue à l’absolu tel que l’avait conçu l’éléatisme. Quels que soient les emprunts qu’Aristote, en fondant la logique, a pu faire à son maître, c’est d’un esprit tout autre que s’inspire la méthode platonicienne : elle diffère profondément de la logique, telle surtout qu’on l’a conçu et défini après Aristote ; le seul nom qui lui convienne est celui-là même qu’elle s’est donnée : le nom de dialectique. Il ne faut pas que les nombreuses objections tant de fois dirigées par Aristote et d’autres philosophes contre la méthode platonicienne nous en fassent méconnaître l’originalité et la hardiesse.

  1. 249, D : τὸ πᾶν ἑστηκὸς ἀποδέχεσθαι… ὅσα ἀκίνητα καὶ κεκινημένα, τὸ ὂν τε καὶ τὸ πᾶν ξυναμφότερα λὲγειν. Ce sont à peu près les mots mêmes de Parménide : ἕν καὶ πᾶν.
  2. Des deux interprétations proposées par Apelt (Sophiste, Lipsiæ, 1877, p. 140, note 15), c’est la seconde qui nous paraît comme à lui la plus acceptable.
  3. Il nous paraît impossible d’admettre aucune des deux interprétations proposées par Apelt (p. 174, note 10). Nous écartons la première parce qu’elle repose sur une interprétation, qui paraît inexacte, de la page 249. La seconde paraît bien subtile et artificielle et d’ailleurs n’est autorisée par aucun texte. Ni l’une ni l’autre enfin ne font disparaître la contradiction qui paraît exister entre ce passage et ceux où l’irréductibilité du mouvement et du repos est expressément affirmée. L’interprétation que nous donnons ici, et qui est celle de Schleiermacher, supprime au contraire la contradiction, puisque la participation du mouvement et du repos, niée formellement par Platon, n’est présentée ici que comme une hypothèse.
  4. Nous suivons, dans l’interprétation de ce passage difficile, l’opinion d’Apelt (p. 166, note 12), peu différente d’ailleurs de celle de Bonitz.