La valise mystérieuse/9

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Éditions Édouard Garand (68p. 25-27).

IX

LE PLONGEON


À peu près à la même heure, deux individus de mine piteuse cheminaient lentement sur le Pont Victoria en direction de l’île de Montréal. Ils avançaient d’un pas lourd et tramant, comme harassés de fatigue. Ils demeuraient silencieux.

La nuit était fraîche, sans lune, vaguement éclairée par les rayons des étoiles et par la prodigieuse gerbe de lumières qui, là-bas, s’élevait au-dessus de la cité et embrassait la voûte des cieux comme le reflet d’un brasier gigantesque.

Sous le pont, à près de cinquante pieds du tablier, roulaient les eaux du fleuve sur la surface desquelles venaient s’éteindre les lueurs de la cité.

À deux cents verges environ de la sortie du pont les deux nocturnes voyageurs s’arrêtèrent d’un commun accord, posèrent leurs coudes sur le parapet et laissèrent leurs regards mornes flotter sur ce cahot énorme et vertigineux que présente à distance une grande ville moderne.

Au physique ces deux hommes présentaient un curieux contraste. L’un atteint six pieds de taille. Il est droit comme un pin, avec des épaules carrées, une poitrine bombée, et il a la démarche raide et mesurée du militaire. Ses cheveux et sa barbe sont très noirs, et cette barbe, dont il semble avoir un soin particulier, est taillée en pointe au menton. Des moustaches très longues, étirées à la Napoléon, lui donnent un air redoutable. Sa figure est maigre et pâle, et la barbe noire en accentue la pâleur. Ses yeux bruns assez beaux, sont froids et graves.

Le melon qui orne l’occiput de l’homme est jaune, cassé, frangé aux bords, et atteste une longue existence. L’inconnu est sanglé dans une redingote roussie, usée, effilochée, qui tombe sur un pantalons de nuance claire ; et le pantalon, comme la redingote, n’est plus qu’une loque.

L’autre personnage est gros, court, ventru. Sous un feutre mou débraillé et campé en bataille sur l’oreille gauche, est blotti un crâne déplumé qu’orne seulement autour des oreilles et sur la nuque une couronnes de cheveux gris et longs. Cet homme a une figure rubiconde et joviale, et une paire de petits yeux très vifs, d’un bleu très pâle, brillent malicieusement sous des sourcils en broussaille et presque blancs. Sa figure est soigneusement rasée et, en dépit de ses cheveux gris, elle lui donne un air plus jeune. Il est vêtu d’un de ces complets de ville quelconques qu’on achète chez les fripiers pour quelques dollars. Bref, comme son compère en redingote. notre second voyageur n’a pas l’air de porter la fortune avec lui. Son veston fripé est percé aux coudes, un large accroc dans le dos est mal dissimulé par des épingles, et la culotte tombe en ruine. Et quant aux souliers qui terminent la toilette de ces deux voyageurs pédestres, disons seulement qu’ils sont joliment éculés.

À présent, quel peut être l’âge de ces deux hommes ? Il est assez difficile de donner une réponse juste ; mais le premier est certainement dans la quarantaine, et dans la quarantaine avancée. Le deuxième est sûrement rendu au-delà de la cinquantaine.

Ils s’étaient donc accoudés au parapet du pont. Silencieux et poussant à tour de rôle d’énormes soupirs, ils semblaient s’abîmer en des pensées qui étaient loin d’être de la plus belle gaieté.

Enfin, l’un d’eux, le petit vieillard, rompit le silence et demanda d’une voix un peu aigrelette :

— Eh bien ! mon cher Alpaca, que déduisez-vous de notre présente situation ?

L’autre répondit d’une voix basse, profonde, presque caverneuse, lente et posée en même temps, et non sans une certaine prétention au beau langage :

— J’en déduis un seul point, Maître Tonnerre…

— Et ce point ?

— Que la vie a deux portes seulement !

— Deux portes ?… Ah bah ! Quelles sont-elles, s’il-vous-plaît ?

— La porte par laquelle on entre et celle par laquelle on sort !

— Et à quoi donc vous mène cette savante déduction ? interrogea avec ironie le premier interlocuteur.

— À la porte de sortie ! répliqua froidement l’homme appelé du nom singulier de « Alpaca ».

— À la porte de sortie !… s’écria l’autre ébaubi.

— Indubitablement, Maître Tonnerre. Car si vous avez bien suivi ma « savante déduction » selon votre ironique expression de tantôt, vous vous pénétrerez de ce jugement sans appel : à moins d’une bouchée de pain miraculeuse d’ici douze heures, ce qui portera l’état de compte de nos Quatre-Temps et Vigiles à cent vingt-trois heures deux minutes une seconde, pour être précis, nous sortirons de ce monde.

— Pour entrer dans l’autre !… soupira comme avec un amer regret celui qui répondait au nom formidable de « Tonnerre ».

— Vous l’avez dit. Seulement, cet autre monde — le monde meilleur comme se plaisent à dire les optimistes versés dans l’étude stupide des mondes inconnus, improbables et introuvables — sera pour nous, pauvres moissonneurs de misères, rempli de grandioses et éternels festins !

Et cet homme grave, très grave, esquissa un sourire narquois.

— Par tous les testaments, Maître Alpaca ! s’écria le petit vieux en pourléchant ses lèvres sèches, vous parlez de façon tout à fait appétissante et festoyante.

— Ah ! ça, Maître Tonnerre, que signifie cet enthousiasme subit, vous qui tout à l’heure soupiriez à la crainte d’abandonner cette planète ?

— Dame ! n’avez-vous pas parlé de festins grandioses ? Tiens ! je ne sais trop quoi me démange tout à coup dans les jambes !

Ce disant il se met à gratter ses deux jambes activement.

L’autre parut surpris de cette démangeaison soudaine de son compère.

— Eh bien ! fit-il qu’ont à faire vos deux jambes avec le problème soumis à votre raisonnement ?

— Rien, rien, cher Maître. Néanmoins, je ne sais qui ou quoi me retient d’aller frapper à votre porte de sortie !

— Décidément, Maître Tonnerre, je ne vous comprends plus ! dit Alpaca en haussant les épaules avec mépris. Vous devenez une énigme, ajouta-t-il.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ce matin encore, vous me répétiez sans cesse — au point que j’ai encore vos jérémiades aux oreilles — que vous donneriez votre vie passée pour une simple crêpe au lard, et que, à présent, vous vous dites impatient de gagner sur l’heure l’autre monde où, je vous le garantis, la crêpe au lard est ignorée.

— Si je vous déclarais ce matin que j’étais désireux de manger une crêpe au lard, c’est pour la bonne raison que je tiendrais fort à bourrer mon ventre de mon mets préféré avant de quitter ce monde.

— Et vous ayant ainsi bourré le ventre, vous seriez prêt à partir, dites-vous ?

— Sans doute. Et me blâmeriez-vous ?

— Je vous blâmerais assurément !

— Pourquoi ?

— Pour avoir essayé de me tromper.

— Je ne vous comprends pas.

— Sans doute. Vous dites que vous seriez prêt, après la crêpe au lard, à quitter ce monde. Or, moi, je dis non, et je dis que vous refuseriez de partir : car la dite crêpe au lard, pour employer l’expression légale, aurait la fatale conséquence de vous retenir en ce monde, attendu qu’elle vous laisserait l’espoir d’en attraper une autre !

— Et vous déduisez… ?

— Que votre jugeotte et votre gloutonnerie sont inconséquentes, et que vos jambes tiennent encore mieux sur ce globe terrestre qu’elles ne sauraient tenir sur le sol imaginaire d’un autre monde imaginé.

— C’est exact et je vous l’avoue, à la fin, en toute sincérité, Maître Alpaca, oui, malgré tous les avantages et festins que pourrait m’offrir cet autre monde problématique, je préfère les festins plutôt rarissimes de cette terre.

Les deux hommes demeurèrent silencieux un moment. Puis le petit reprit.

— Ne vaudrait-il pas mieux, Maître Alpaca. d’oublier votre funèbre et tragique déduction de tout à l’heure, et de nous mettre en quête, sans plus, de la bouchée de pain qui nous manque ?

— D’accord, Maître Tonnerre. Et une fois l’estomac raffermi, je me mettrai en quête de mon adorable Adeline.

— Vous y pensez donc encore à votre Adeline ? sourit moqueusement Tonnerre.

— Encore et toujours ! sourit lugubrement Alpaca. Et vous l’avouerai-je à la fin ?… C’est pour la revoir, après vingt années de séparation cruelle, que j’ai entrepris de franchir la prodigieuse distance qui sépare Montréal de Dawson City.

— Il faut que vous soyez amoureux au suprême !… Pourtant, j’avais cru comprendre que vous avez fui Dawson uniquement parce que le Gouvernement Américain venait d’imposer en ses États le recrutement militaire.

— Erreur, Maître Tonnerre. C’eût été stupide de ma part, vraiment, de quitter un pays à cause d’une loi arbitraire qu’il institue, pour passer dans un autre pays — mon pays, mon beau Canada — où la même loi est vivement discutée et probable.

— Tout juste, Maître Alpaca de mon cœur, fit Tonnerre sur un ton railleur. Néanmoins, vous me permettrez bien de vous dire que, en quittant Dawson et avant d’avoir seulement posé le bout de vos semelles cosmopolites sur le sol si longtemps oublié de votre beau Canada, oui, vous saviez que ce beau Canada allait, lui aussi, tomber sous la griffe implacable du despotisme militaire.

— Non, mon ami, je ne le savais pas ; mais je l’avais prévu. Non, Maître Tonnerre, ne me jugez pas témérairement. Je vous dis encore : seul l’amour et l’amour seul a conduit mon cœur et mes pas !

— C’est bien, Maître Alpaca, Je veux respecter votre affirmation. Mais quant à moi, c’est différent, car je ne suis nullement amoureux, bien que, à la vérité, j’aie pour la femme la plus vive admiration. Et si j’eusse su, ou seulement prévu, que mon pays natal allait devenir, lui aussi, l’esclave du militarisme, je n’y serais pas revenu.

— Vous n’aimez donc pas le métier du soldat, Maître Tonnerre ?

— Je prendrais volontiers et avec plaisir un fusil pour défendre mon pays. Mais aller me faire casser la gueule pour les autres… Allons donc ! j’aime mieux être notaire.

— Et moi, j’aime mieux être avocat !

— Je vous crois, cher Maître. Seulement je me demande pourquoi, lorsque vous étiez avocat, vous n’êtes pas restée ce que vous étiez ?

— Oh ! c’est une histoire, sourit avec amertume Alpaca, que je ne vous ai jamais contée. Non, je ne vous ai jamais avoué, au cours des quinze années immémoriales que nous avons vécues côte à côte, que le jour où je quittai Montréal et le Barreau où déjà ma réputation commençait à s’affermir — et il y a maintenant vingt ans passés — une chaire de droit m’avait été offerte à l’université.

— Quoi ! est-ce possible ? fit Tonnerre émerveillé. Vous avez refusé pareille offre ?

— Hélas ! né modeste, j’éprouvais alors une invincible répugnance pour la célébrité… je m’éclipsai !

— Ce fut mon cas aussi, quand je quittai ma bonne ville de Québec trente ans passés. Très modeste notaire. Je voulais vivre de ma vie, retiré, paisible, jouissant des humbles revenus de mon illustre profession. Mais voilà qu’à l’improviste mon nom fait bruit, les journaux font des histoires, ma personne est mise en relief au point que l’honorable Chambre des Notaires m’offre son fauteuil présidentiel. Retenu par ma modestie, je refuse. Mais on prétend me forcer… Cela me dégoûte. Puis, je vends mon étude et je file aux États-Unis où, il est vrai, je trouve la tranquillité, mais où je meurs de nostalgie.

— Que le Destin a d’étranges voies ! murmura Alpaca rêveur.

— N’est-ce pas ?… D’un côté, la vie nous sollicitait à la large part de ses jouissances, de l’autre, la misère nous laissait entrevoir tous les mérites à gagner en marchant à sa suite. Et nous, impardonnables idiots, nous avons cru l’infâme trompeuse ! Durant un quart de siècles nous avons erré, vivant et mourant de soif et de faim !

— Oui, de soif et de faim… gronda Alpaca. Notre ventre affamé menaçant sans cesse de crevaison, notre estomac exténué, nous sommes arrivés jusqu’à ce jour où nous demeurons encore titubants entre la faim et la soif qui nous sollicitent à tour de rôle ou toutes deux en même temps. Juste Ciel !… quand je pense qu’un tout petit fromage, sans rien ôter aux autres, raccommoderait si bien l’estomac et le ventre !

— Penser qu’un seul petit verre nous pourrait faire oublier notre calvaire et bénir la main charitable qui nous l’aurait versé !

— Sainte-Vierge ! soupira doucement Alpaca, en élevant ses regards vers le firmament…

— Satan ! rugit Tonnerre avec un geste de menace.

— Maître Tonnerre, reprocha sévèrement Alpaca, vous devenez impie !

— Et vous stupide, Maître Alpaca !

— Je bénis mes souffrances !

— Moi, je les maudis ! Puis-je bénir la main qui me frappe ?

— N’avez-vous pas baisé la main qui vous fouettait au cirque lorsque vous ne parveniez pas, d’un premier coup d’essai, à vous tenir en équilibre sur la pointe de votre crâne ?

— C’est vrai, avoua candidement Tonnerre en baissant la tête. Oh ! ce n’est pas ma faute, vous savez, c’est mon tempérament…

— Oh ! je vous connais, Maître Tonnerre, sourit avec complaisance Alpaca. Vous avez la langue vive, mais le cœur sur la main.

— Oui, c’est vrai, maudite langue, jura Tonnerre avec humeur. Quand donc finirai-je…

— Chut !… souffla tout à coup Alpaca en dirigeant ses regards vers la sortie du pont.

— Quoi donc ?

— Prêtez l’ouïe de ce côté.

— Bon c’est fait.

— Écoutez encore !

Les deux compères purent entendre une auto dont les phares étaient éteints, s’approcher du pont puis s’arrêter.

Cinq minutes se passèrent, les deux hommes n’entendirent plus que le roulement sourd des eaux du fleuve. Mais soudain le bruit d’un objet lourd tombant, à l’eau les fit tressaillir. Ils s’entre-regardèrent un moment incapables de formuler leurs pensées. Puis le même bruit d’auto troubla le silence de la nuit et se perdit bientôt dans l’éloignement et vers la cité.

Tonnerre alors émit cette hypothèse :

— C’est peut-être un coffre-fort qu’on vient de jeter au fleuve !

— On pille les coffres-forts, Maître Tonnerre, on ne les jette pas à l’eau.

— C’est égal, je serais assez curieux de savoir qui on vient d’enterrer sous ce pont.

— Silence ! commanda sourdement Alpaca.

— Que voyez-vous ?

— J’entends quelque chose.

D’en bas montait un bruit assez semblable à celui que pourrait faire un être quelconque qui se débat avec désespoir dans l’eau.

Les deux hommes se regardèrent en frémissant.

— Une noyade ! fit Alpaca.

— Un crime ! ajouta Tonnerre.

— Une vie à sauver ! reprit Alpaca en enlevant d’un geste rapide sa redingote.

— Je vous suis, dit Tonnerre en jetant loin de lui son veston pour imiter l’exemple de son ami.

Les deux compères furent, la minute d’après, debout sur le parapet du pont.

— Souvenez-vous, Maître Tonnerre, prononça Alpaca d’une voix solennelle, que nous sommes deux anciennes étoiles du Cirque Ringling !

Et sans une hésitation, sans même mesurer du regard le gouffre sombre, Alpaca fonça tête première.

— Je me souviens… répliqua Tonnerre qui fendit l’espace à son tour.