La vallée de la Matapédia/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Léger Brousseau (p. 36-39).

VIII


Promenade faite le long de la Matapédia, pendant
la dernière quinzaine de mai, 1895.

Je voudrais sincèrement, en parlant de cette admirable vallée de la Matapédia qui est un séjour enchanteur en même temps qu’un domaine agricole incomparable, voir me contenir dans les strictes limites de l’observation et faire un rapport circonstancié, fidèle et nourri de faits, mais dépourvu de couleur et propre uniquement à guider les colons dans leur marche vers cette terre de Chanaan qui se trouve dans la province de Québec. Mais cela m’est aussi impossible qu’il m’a été impossible de contenir mon admiration et mon enthousiasme en parcourant les ravissantes campagnes qu’arrose ce ruban fuyant qu’on appelle la rivière Matapédia, ruban qui coule entre des bords aux aspects toujours changeants, toujours diversement pittoresques, qui se pare de tous les tons du ciel et des reflets multiples de ses rives, reflets tantôt sombres, tantôt miroitants et dorés comme une parure des champs au temps de la moisson. Cette rivière est féconde elle-même comme les terres qu’elle baigne ; elle est animée, vivante ; elle renferme en elle des millions de vies intenses, et peut nourrir, elle seule, de ce qui naît et s’agite dans son sein, tout un peuple de colons à qui la terre serait ingrate.

Quel beau pays, quel beau pays que le nôtre, me suis-je écrié cent fois en savourant ce délicieux spectacle ! Et comment se fait-il que tant de ses enfants aient fui ces riantes et inépuisables campagnes, qui leur promettaient l’aisance et le bonheur, pour aller se renfermer dans les sombres usines et les ateliers homicides des États de la Nouvelle-Angleterre ? Hélas ! C’est là une de ces fatalités inexplicables qui se rencontrent dans la vie de chaque peuple, mais que l’on serait bien coupable de ne pas combattre dès qu’on en a découvert les causes et que les remèdes en sont à sa portée.


Loin de moi de vouloir faire une comparaison, même lointaine, entre la vallée de la Matapédia et les autres régions fertiles de notre province qui appellent également l’invasion et la conquête de nos colons. Non, certes ; ces sortes de comparaisons sont détestables et nuisibles ; mais, puisqu’il s’agit aujourd’hui de la vallée de la Matapédia, faisons-en simplement une rapide esquisse qui ne nuira en rien aux régions du Lac Saint-Jean, du Témiscamingue, de la Beauce, de la Rouge et de la Lièvre, réputées les plus fertiles et les plus attrayantes du pays.

On ne s’imagine pas ce que c’est que la vallée de la Matapédia quand on ne l’a pas vue. Les rapports les plus exacts et les plus consciencieux ne sauraient revêtir les attraits de cette région pour en charmer le lecteur.

Comme je l’ai indiqué, dans le corps de cet opuscule, les régions réunies de la Matapédia et du Témiscouata forment un plateau d’une étendue beaucoup plus grande que je ne l’avais supposé d’abord, et qui ne contient pas moins de deux millions d’acres d’un sol sans égal. Et nulle part de côtes le long de la grande route qui suit tout le cours de la rivière, d’une extrémité à l’autre. Cette route est si belle, si unie, si planche que l’on dirait une large raie de velours sur laquelle glissent les voitures avec une allure uniforme et cadencée. Les montagnes de la région ne sont que des coteaux élevés, d’une grande variété d’aspects et couverts de terre végétale. La Matapédia n’est pas un pays de montagnes, mais un pays extrêmement mamelonné, coupé de gorges et de ravines, et se présentant au regard comme une mer de vagues de terre qui se déroule à l’infini vers un horizon inaccessible. C’est à peine si, çà et là, sur tout ce long parcours, on découvre quelques rochers isolés, perdus dans l’océan de verdure qui les baigne. Quelles riantes campagnes ! On dirait un sourire continuel de la nature, d’une fraîcheur et d’une grâce qui se renouvelle à chaque aspect différent. Les habitations nouvelles, qui semblent éclore inopinément sous les pas du voyageur, participent de cette fraîcheur d’aspect et du caractère général des lieux. Et il y en a beaucoup. À chaque instant, ce sont des défrichements commencés de la veille et se multipliant comme à l’envi. Ce que cette région a fait de progrès, depuis quelques années seulement, personne ne le croirait ni ne s’en douterait, parce que personne n’en a été instruit par la voie d’aucune publicité. Et maintenant, on ne saurait se lasser de le dire, dès lors qu’on l’a constaté une fois seulement ; pour l’homme qui aime son pays, c’est là un devoir qui devient une véritable jouissance, et l’on se sent heureux de remplir une tâche qui peut faire naître les plus nobles et les plus légitimes espérances pour l’avenir de notre belle province et de la race d’hommes qui s’empare, tous les jours, de son sol et le féconde de ses labeurs.


4ÈME RANG, ST-ALEXIS MATAPÉDIA